Fil narratif à partir de : Cécile Vaché-Olivieri, Seeing Double, L’irrésolue au Plateau/Frac Ile de France – Hicham Berrada, Vestiges, galerie Kamel Mennour – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Achille Mbembé, La Communauté terrestre, La Découverte 2023 – Vestiges minéralogiques coloniaux – un portrait – un chevreuil…
Dans un coin de prairie, en contrebas de la route, en face de son abris, un chevreuil broute l’herbe fraîche, paisible, comme chaque matin à la même heure. Il le contemple, tandis que ses pensées du réveil s’attardent à paître les réminiscences nocturnes. De matin en matin, se tisse une sensation de cohabitation. Il aimerait tellement que leurs regards se croisent pour un partage fugace, se jauger dans leur mélancolie réciproque, animale et humaine…
Une vie en caisses
Autrefois, Il se momifiait dans les sédimentations de son imaginaire. A petit feu. Sa vie se figeait en lasagne de livres, cahiers de notes, disques, fichiers Word remplis de signes, photos imprimées ou numériques, guides du visiteur de multiples expositions (traces d’incursions dans les espaces artistiques, documents qu’il conservait pour études potentielles, matériau de médiation culturelle). Sans oublier, épices du millefeuille, les objets ramassés lors de déambulations rurales ou urbaines, plumes, cailloux, bouts de bois, coquillages, capsules, bouchons, de même que divers documents autobiographiques, images offertes par des artistes amis, des dédicaces, des cartes envoyées par les enfants ou des proches, il y a longtemps. Il ruminait, mastiquait son décor qui le lui rendait bien, l’acheminait vers la disparition. Puis, il a tout mis dans des caisses et s’est téléporté sur un radeau-terrasse, adossé à une maisonnette dès lors transformée en garde-meuble, où les cartons s’empilent, laissant un passage étroit dans le corridor, dans les pièces, vers une cuisine, une salle de bain sommaire, un divan où il se réfugie les nuits trop froides. Tout le décor, toutes les couches, toutes les sédimentations, mises en caisses. Des boîtes d’archives. Pleines à craquer. (Voilà, en guise de « rappel des épisodes précédents »).
Un autel improvisé, icône d’une jeune fille
Au fil de la dérive sur ce radeau-terrasse, près du seuil d’entrée en pierre polie, porte presque toujours ouverte, sur un casier en bois retourné, s’est instituée une compagnie de pénates et lares, une accumulation de bibelots et, derrière, entre le casier et le mur chaulé, presque dissimulé, sur le carrelage, trois jeunes filles, en noir et blanc, chacune dans la même blouse blanche, apparaissent dans un encadrement métallique déboîté, comme dans la lucane d’une télévision antédiluvienne. L’écran fixe est poussiéreux, garni de feuilles, d’aiguilles de pin. Quelques cadavres de mouches, de guêpes, dépouilles de scarabées, toiles d’araignées. Quelques akènes à aigrettes de pissenlits, des samares d’érables, un peu de bourre de peuplier (tels les nounous de poussière sous les lits, mais aériens). Un petit monde inanimé se construit – une nature morte -, selon les brises, les déplacements d’air. Cet inanimé devenant le terreau d’émergence de vie. Une graine qui germe. Des pousses vertes. Des fourmis s’installent. Il ne voit plus ce qu’il y a là. Pourtant, entre ces choses et son cerveau, c’est un flux permanent, une respiration. Il passe devant ce petit autel au temps suspendu plusieurs fois par jour, il ne marque aucun arrêt volontaire, quoique, quelques fois, il reste là, interdit, comme quelqu’un qui ne sait plus où il allait, ni ce qu’il était en train de faire. Et sans en avoir aucune conscience, l’échange de regards avec celle qui est là, entre ses sœurs, dans le cadre, se réactualise. Un échange qui la maintient en vie, quelque part, et le garde lui aussi bien vivant, de ce côté-ci. Ils se donnent vie mutuellement en discontinu. A travers la taie grisâtre qui recouvre le verre, les pollens déposés au fil des ans, offrandes venues du cosmos. Ses soeurs, l’ainée et la cadette sont facilement cernables, les deux pieds sur terre, dans la réalité de jeunes filles de leur époque (telle que l’on peut se l’imaginer), exprimant à leur manière le fait de voir poindre une identité indécise. Mais elle, non, le charbon de ses yeux plonge dans un infini qui ne s’ouvre qu’à elle, l’émerveille et l’assombrit à la fois, la marque de mélancolie, fait palpiter son cœur en décalage avec son temps. Submergé, magnétisé. Elle absorbe l’incommensurable mystérieux dans sa chair et se demande quelle pourra bien être sa ligne de fuite. Quand la nostalgie s’empare d’une chair aussi jeune, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle abrite un être qui a déjà épuisé plusieurs vies. Là, sur la photo, elle n’est pas encore sa mère, et elle ne le sera que peu de temps, emportée par le cancer. Que regarde-t-elle, qu’a-t-elle pressenti qui échappe aux autres ? Il ne se pose plus la question, ne sonde plus le portrait, ne lui parle plus, simplement, à chaque fois que ça se trouve dans son champ de vision, machinalement, le cerveau effectue un set up pour entretenir – en tout cas empêcher que rompe – le cordon ombilical qui relie son regard sur le monde à ces yeux éperdus.
Brouter la mémoire dans une impalpable nébulosité
Il s’immobilise parfois contemplant, au-delà de l’autel de bric et de broc, l’empilement des cartons pleins dans le couloir. Comme il regarderait une sculpture, une installation dont il serait l’auteur. Il en est vaguement satisfait, soulagé. En pièces détachées, il y a là son ancien décor, le fouillis intégral, toutes les strates mélangées. Ses peaux successives et les reliques de ses mues remplissent son actuelle habitation. Quelque chose dont il s’est extirpé pour être plus léger, s’approchant de la fin. Pour libérer sa mémoire, qu’elle se sente libre d’aller où elle veut, de rejoindre n’importe quelle entité et, du coup, cultiver une étrange extériorité avec ce qu’il est, sa substance cumulée. Il aime poser le regard sur ces caisses (pas vraiment regarder, toucher des yeux). Pleines à craquer. C’est son histoire, une grande partie en tout cas, empilée, enfermée. En vrac. Plutôt que de faire travailler ses méninges pour se souvenir de ce qu’il a fait, de ce qui l’a constitué au fil des ans, il pourrait déballer, étaler les contenus, fouiller, reconstituer. En archiviste. Sans doute en viendrait-il alors à réaliser le portrait de quelqu’un qui lui ressemble mais ne serait pas tout à fait lui. Une fiction plausible. C’est ce qui le rapproche du chevreuil, Il broute la matière mémorielle intérieure. Inlassablement, mais sans méthode, parcimonieusement. Sans s’en rendre compte, tâche mécanique. Parfois, un goût le titille, il saisit un fil et alors s’acharne. Pendant plusieurs jours et nuits, il lui semble qu’une cristallisation s’opère et qu’il va ramener à la surface une explication, une révélation, quelque chose d’inédit, de jamais écrit, découvrir à quoi toute sa vie a bien pu servir. Ce qu’elle a produit d’unique. Une compréhension fulgurante de la vie. Et qui serait utile à d’autres. Percer le mystère. Toujours ce désir d’être partiellement providentiel, à part ! Puis tout s’éloigne. Au fur et à mesure de ce travail devenu prioritaire, sa mémoire s’épuise, se répand, ruisselle et s’évapore, disparaît. Il aimerait que, parallèlement à cet évidement – évacuer les viscères de l’esprit pour embaumer son intériorité comme on le fait, en taxidermie, pour les corps physiques -, les cartons aussi se vident, s’épurent. Ils deviendraient juste des idées d’emballage, un ensemble de contenants dématérialisés, vides. Légers. Presque flottants. Des cocons à l’intérieur desquels le matériau de son passé amorcerait un stade de chrysalide légère. Se repenser, se projeter dans l’impensable futur. Ne laissant filtrer à travers leur fine pelure qu’une légère lueur en voie d’extinction. Ce genre de lumière qu’il adorait apercevoir aux horizons dans les campagnes du Nord où il s’immergeait, pédaleur béat. Ce bienfait de la lumière après laquelle il aura couru (et pédalé) durant des années, le rapprochant de la mélancolie voluptueuse et anxieuse du visage de cette jeune fille, sa future mère. Cette lumière que l’on dit « inventée » par Van Eyck, qui « baigne l’espace d’une impalpable nébulosité dorée ayant pour effet de déréaliser ce qui est dépeint tout en l’unifiant, d’abolir l’écoulement du temps ». (p.479). Cartons et lumière.
Cartons vides et couveuses d’entre-deux
Ca le ramène toujours vers Seeing Double de Céline Vaché-Olivieri, installation photographiée il y a belle lurette, dans une exposition dont le titre l’avait séduit, « L’irrésolue ». Un ensemble de volumes en carton, marqués, éprouvés et pourtant impalpables, fragiles, translucides. Des cartons récupérés dans l’espace public, des volumes vidés de toutes entrailles, abandonnés, des déchets épuisés, en bout de vie, des contenants obsolètes. L’artiste les a recueillis avec soin, comme on le ferait d’une dépouille animale avec laquelle entretenir une relation par-delà la mort, en la dotant d’une forme pérenne. Ces cartons quelconque ont fait l’objet d’une série de soins et manipulations afin d’y faire affleurer une imperceptible personnalité. Une aura trouble que l’on n’accorde peu à ces objets manufacturés, industriels, emballages de la marchandisation. Chaque carton a désormais une histoire, ne ressemble à aucun autre. Ils sont soit décomposés couche après couche, jusqu’à l’ultime pellicule, quasi immatérielle, imbibée alors d’huile de lin, comme momifiée, boites ensuite refermées. Ou résolument déconstruits, radicalement, ils sont « reproduits », reconstituées à l’identique, avec du papier mâché ou du latex. Mutés, copiés. Ils reposent comme en un purgatoire, en phase de purification. Ames en transit. Disposés sur une table translucide, ils semblent des incubateurs de vide. Ils abritent des « intérieurs » en gestation, des intériorités en cours de reconstitution fragile, minimale. Ils célèbrent une esthétique douce d’objets perdus, figés dans une attente sans fin. Ils semblent chacun avoir un-e destinataire spécifique. Leurs formes assemblées est un poème géométrique chantant le mystère des entre-deux, à jamais égarés entre une expédition et une réception.
Des cailloux qui flottent dans la main
Aux avant-postes de son petit monde mis en caisse, sur le petit autel du temps suspendu, certains objets datent de quand il a ouvert les yeux. Et il n’a cessé de les voir, sur un guéridon dans le salon des parents, dans la bibliothèque des grands-parents, dans des vitrines chez des oncles et tantes. Depuis longtemps il les voit sans les voir. Que se passerait-il s’ils disparaissaient ? Ils semblent devenus anodins, superflus, galvaudés, usés. Pourtant, sans les fluides qui circulent de lui à eux, d’eux à lui, conserverait-il la même stabilité, s’imaginant situé, assigné à un cheminement dans le cosmos ? Garderait-il le sentiment d’un refuge possible ? Ce sont des morceaux de malachite ramenés du Congo par ses aïeux. Leurs parties sphériques, pommelées, accidentées, portant encore des restes incrustés de terre africaine, lui a toujours évoqué des paysages d’altitude, des cimes lointaines, arides et mystérieuses, attirantes, peut-être la surface d’autres planètes où vivre. Avec des monts, des vallées, des sillons, des crevasses, des prairies parsemées de chaos rocheux ou des reliefs de cervelles. Elles tiennent en main comme une planète miniature, un crâne dont on tente de deviner les pensées passées. La partie abrupte, rocailleuse, contraste avec l’une ou l’autre face, sciée, lisse, révélant l’intérieur richement veiné, concentrique, miroitant et luxueux. Son grand-père maternel aimait, avec un sourire imperceptible, déclarer que la malachite était tellement abondante qu’elle dérivait à la surface du fleuve. Et lui, enfant, a longtemps cru que cette roche flottait ! Le statut de ces minéraux, qui sont toujours resté près de lui, s’apparente aux objets chinois tels que brûle-parfum ou encrier qui, sur un bureau, une table, dans le décor domestique, font office de paysage miniature, habité par des êtres microscopiques, dont la contemplation permet de voyager dans l’immensité, de s’y sentir à sa place. Le but est de toujours disposer à portée, une sortie de secours, la possibilité de « s’immerger dans le paysage miniature qu’il a sous les yeux afin de le parcourir en tous sens comme s’il était lui-même un habitant de ce paysage représenté dans l’objet ». Ce qui conduit à véritablement faire l’expérience régulière de « changer lui-même d’échelle, de fuir le monde et ses tracas pour trouver refuge dans un univers à part, un microcosme minuscule où toute vie s’écoule dans la quiétude d’un huis-clos. Le paysage miniature a ainsi partie liée avec l’effet magique de la figuration mimétique : figurer, ce n’est pas seulement évoquer un référent, susciter l’illusion de sa présence, mais bien le faire advenir par des moyens extraordinaires. » (p.379)
Pérégrinations minuscules au long d’un infini filigrane animiste
Ces organes de malachite extirpés d’un sous-sol exotique, auquel se mêle l’épopée de ses grands-pères, momifiés, omniprésents dans les intérieurs où il a grandi, dont certains n’ont cessé de l’accompagner dans ses déménagement – longtemps faisant office de presse-livres — sont pour lui ces paysages miniatures chers aux lettrés taoïstes, des lieux de pérégrinations imaginaires indispensables à leur équilibre (en ce qui le concerne, sans qu’il s’en rende compte) et se substituant à l’immersion en temps réel dans les immensités forestières : « (…) pour accéder à cette plénitude élémentaire, il n’est pas indispensable de s’interner au plus profond des forêts escarpées ; le lettré peut créer en sa demeure un site de pérégrination miniature afin de s’y retirer à sa guise. Ainsi, les petites montagnes qu’il conserve sous le regard n’évoquent pas seulement des images des lieux reculés où vivent les Immortels et des prodiges qu’ils recèlent, elles sont aussi le moyen occasionnel pour lui de se transfigurer lentement par la méditation en accomplissant ses dispositions grâce à des randonnées métaphysiques dans la contrée minuscule qui lui est devenue familière. Peu importe ici que ces paysages montagneux ne figurent pas le cosmos entier, de toute façon irreprésentable autrement que de façon schématique. Ils constituent un arrière-pays échappant aux règles communes, un monde à échelle réduite mais immensément plus grand que celui où se déploie l’existence ordinaire, en qui certains humains pourront trouvé l’écho enchanté de leurs propres qualités intérieures. » (p.380) Alors, il ne pratique pas, face aux paysages suggérés par les malachites, une méditation en règle, à la manière du lettré chinois. Mais depuis qu’il connaît ces objets, que ses yeux se posent sur eux, entretenant chaque fois la rêverie votive un peu informelle de contrées lointaines – et un détail d’un de ces cailloux lui rappelle toujours les grandes pâtures vertes bordées de forêt qu’il aimait apercevoir, depuis l’eau où il ramait, en haut de la vallée mosane -, c’est une ligne méditative, un filigrane animiste qui s’est tissé en lui, un peu brute, constituée d’autant d’incursions brèves dans un pays connus de lui-seul, dont lui seul connaît les accès, où une partie de lui-même peut facilement fuir, ce qui lui permet d’entretenir des relations avec le reste du monde, supportables, voire parfois agréables, profitables. Une ligne méditative qui est aussi résistance par où s’exfiltrer d’un milieu devenu très hostile, corrosif, à savoir le monde « du travail » mis sous pression maximale de rentabilité, de façonnement des imaginaires au service des actionnaires de quelques méta-logos, tout le monde, finalement, prié de se soumettre au bon vieux régime de la plantation. « Si le planteur s’intéresse à la durée de vie de l’esclave, c’est en tant que cette durée correspond à la durée effective du travail. Il y a ici une tentative de réduction du sujet et du vivant au travail. »(p.58) Ce que ne fait que confirmer le régime des retraites…
Ce milieu-là de l’esclavage n’a cessé, dans la mondiation moderne occidentale avec son fer de lance managérial, d’être l’arène où la technosphère insuffle aux corps et aux esprits une ontologie selon laquelle toute solution viendra du progrès technique – que les problèmes soient sociaux, économiques, écologiques, médicaux -, ontologie qui rend les cerveaux accros à la consommation de nouvelles technologies, adjonctions addictives de réseaux artificiels aux réseaux organiques. Il en est bien éloigné à présent, il écoute au loin les vagues et les rumeurs d’un long et lent déraillement, aux innombrables victimes.
Quand le Cloud retombe sur terre
Comment se représente-t-il l’état catastrophique des contrées denses et malades qu’il a délaissées ? Régulièrement, à la manière d’une série onirique, ses nuits sont animées de visions inquiétantes et merveilleuses à la fois : d’innombrables méga-gigantesque plaques ouvragées ont chuté du Cloud. Des cartographies en relief d’une machinerie occulte, joyaux post-industriels en attente de quelques archéologues fouineurs. Elles suggèrent les configurations neuronales de ce qui servait à capter, calculer, coder, mettre en réseau et orchestrer les flux sensibles de l’humanité. Fracassées au sol en pyramides de déchets, elles évoquent les architectures mystiques de sociétés occultes, constructions dont on peine à imaginer comment elles ont été érigées, par qui, pour quoi et quelle était l’origine de leur force agissante. Elles reposent à présent sur des sols abandonnés, regagnés par la nature vierge, des mousses, des champignons qui peu à peu vont les dévorer, les digérer, les transformer, les effacer de la surface de la terre. Cette vision d’une ingénierie du Cloud qui se casse la gueule, finalement traitée comme n’importe quel site contaminé, nettoyé par des agents naturels activés par l’industrie de la décontamination relative des sols, il la doit au Terrarium d’Hicham Berrada, microcosme où de superbes circuits imprimés, tels les plans cachés et les architectures mémorielles d’une civilisation computationnelle ayant échoué de peu à assujettir l’ensemble du vivant, éparpillés comme les boîtes noires d’un avion volatisé en plein vol, sont attaqués, acheminés vers le néant sous l’action inventive et corrosive de mycéliums invisibles. Tableau où deux biotopes blessés se rencontrent et se toisent, l’un naturel, l’autre machinique. Ce terrarium avait, ceci dit, des allures de vision paradisiaque, d’attachement naïf aux illusions d’un meilleur à venir : il montrait, comme en une boule de cristal, d’une part, des fragments du système nerveux du Léviathan numérique, démantibulé, et d’autre part, le spectacle de la nature « reprenant ses droits », réparant la folie humaine (ayant engendré l’hydre numérique à son image).
Il en émanait – réellement ou était-ce suggéré par l’atmosphère du décor sous verre ? -, un subtil parfum d’humus et cette profonde nostalgie qui monte de la terre sèche qu’humecte une ondée providentielle, fragrance d’une mémoire globale, matricielle, qui répare et réjouit le cœur, laisse espérer de nouvelles périodes fécondes, des renaissances possibles. Cela, mêlé à ce que laissait présager cette figuration mythologique d’une immense déconnexion, d’une rupture d’avec les algorithmes démiurges, à savoir, partout, un « feu aux poudres » spectaculaire, longue traîne d’émeutes. (Ce n’est pas le lieu de les détailler, mais il se rappelle ce qu’écrivait Achille Mbembé : « la vie au bord des extrêmes est en passe de devenir notre condition commune ».)
La désaffection progressive des réseaux qui reliaient les corps et les esprit, là où se métabolisent les opinions sur le monde, aux organismes totalitaires du Cloud, entraîne une calcification, une fossilisation des organes mixtes, mi chair, mi technologie. Une cristallisation de matières techno-intestines, techno-cérébrales, une agonie de cellules privées de ce qui nourrissait leur hybridité, le chant du cygne de virus et bactéries bio-digitaux.
Minéralogie paysagère de la déconnexion
Une désagrégation profuse, proliférante, prenant la forme de paysages intérieurs surprenant, des contrées abandonnées, désertifiées, sinistrées, des cicatrices exubérantes, romantiques, des configurations viscérales sublimes, des dentelles synaptiques monstrueuses, fabuleuses.
Des fibres nerveuses ou musculaires subissant de plein fouet la folle accélération techno-démente, et figées en pleine outrance, bouffies d’adrénalines injectées par les applications démultiplicatrices de vies. Pétrifiées en leur apothéose transformatrice, agonies dans la résine fuligineuse du temps mort. C’est le genre d’imagerie paysagère qui surgit dès qu’il cherche à exprimer « comment il va », qui le déroute, en fait, ne parvenant pas encore à être parfaitement à l’aise avec ce qu’elles représentent, et qu’il aimerait montrer au chevreuil, lors d’un aléatoire échange de regards, pour voir si ça lui parle, si ça suscite des réactions animales. Des conseils ? Ce sont des vestiges qu’ils laissent aussi venir à la surface quand ses yeux partent flotter dans la mélancolie de la jeune fille, sa mère en devenir. Y reconnaitra-t-elle les formes de ses appréhensions ? Ca s’intègre à toutes les images qu’il se fait de son corps. Des incrustations qui racontent l’organologie qu’en tant qu’ancienne particule du monde technologique, il a secrété en symbiose avec les circuits imprimés, les réseaux numériques, les écrans, les algorithmes, outils omniprésents de tout agir. Ces objets technologiques étaient en quelque sorte greffés en lui. Ce que Simondon aide à nommer, ici repris par Achille Mbembé : « Autant l’on peut dire que « ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent », autant on peut affirmer à l’inverse qu’une part de l’humain consiste en la réalité des choses. L’humain n’est pas seulement présent parmi les machines ou en elles. Les machines, en retour, travaillent l’humain, le traversent, l’investissent. C’est ce qui fait leur caractère androïde. » (p.32) Et à un moment, oui, il a débranché significativement ses organes artificiels, ils sont restés en lui et, abîmés par l’inactivité, se sont érodés, nécrosés, développant une minéralogie de planète artificielle, dont les ondes sont loin d’être totalement inoffensives. Elles restent toxiques, contagieuses pour plusieurs générations, au même titre que les pesticides et les radiations nucléaires. Elles tapissent son fond intérieur, à la manière de ces épaves dans les abysses marins, elles-aussi technologies de conquêtes impérialistes et peu à peu reprises par les organismes sous-marins, devenant coraux fantasques, dentelles cellulaires où archaïsme et futurisme fusionnent, promesses de futur et preuve de l’apocalypse se confondent, intriguent. Les lois qui président à leurs déformations sont similaires à celles qui configurèrent les minerais de malachite arrachés à leur sol natif. S’il ne les voit plus, quelques fois il les extirpe, somnambule, du fouillis du petit autel bancal, les prend en mains, les caresse, à l’aveugle, comme on manipulait jadis une série de gadgets censés atténuer le stress du boulot, au cœur des open-spaces, quand on écoutait encore les conneries des managers du bonheur et leurs leçons sur la résilience.
Pierre Hemptinne