Trois articles en feuilleton de Georges Valliany dans le journal L'Ordre (Mai 1930)
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La dernière fois que je vis Rodolphe, c’était dix jours avant sa mort, au Theater an der Wien, où, en compagnie de son épouse, il était venu écouter une amusante opérette de Millœcker intitulée : Le Roi des serruriers. Le rôle du roi était tenu par un artiste incomparable, Alexandre Girardi, ancien apprenti serrurier lui-même, devenu par son talent l’idole des Viennois. (Il le méritait d’ailleurs). Rodolphe et Stéphanie avaient pris place dans la loge de la cour, toute proche de la scène. Le prince portait, par exception, l’uniforme de colonel d’artillerie, son uniforme préféré pendant sa jeunesse, mais qu’il avait abandonné ensuite pour l’uniforme plus élégant de uhlan autrichien (rien du uhlan prussien !...) Rodolphe semblait s’amuser beaucoup aux saillies et drôleries de l’artiste Girardi. Et 1orsque l’ex- apprenti serrurier, interrogé sur ce qu’il ferait s’il devenait roi, lança, la tête tournée vers la loge impériale, sa réponse drôlement impertinente : « Si j’étais roi, je commencerais par ne rien faire ! », le prince Rodolphe eut un haut et franc éclat de rire, entraînant avec lui son épouse, habituellement calme, correcte et froide. Il n’échappait cependant pas aux personnes attentives que Rodolphe, tout en paraissant s’intéresser aux choses de la scène, ne cessait pas de lorgner les trois dames assises dans la loge faisant face à la sienne. On y voyait une maman assez jeune encore, élégante, assise entre ses deux filles dont l’aînée était d’une beauté éblouissante. C’était la baronne de Vetsera entre ses deux filles Maria et Marguerite. Maria, en robe blanche, un ruban bleu noué autour de ses cheveux noirs, parut plus belle, plus fascinante que jamais. Tout à coup, tandis que Rodolphe continuait de lorgner avec insistance sa belle amie, la princesse Stéphanie, ayant remarqué ce jeu de lorgnettes, se leva et, au grand ahurissement du public, sortit bruyamment, suivie aussitôt par son époux. Les occupants de la loge voisine purent entendre distinctement des éclats de voix derrière la loge impériale, puis des pas qui s’éloignaient. Rodolphe et Stéphanie s’en allaient. Les trois dames dans la loge d’en face, elles, ne bougèrent pas. Personne dans la salle ne se doutait de la vraie cause du brusque départ des deux Altesses.
La mort du prince Rodolphe
Dix jours plus tard, je revis Rodolphe sans vie, étendu sur son catafalque qui disparaissait sous les fleurs. Sa jeune amie, la belle Maria, avait été enterrée le soir qui suivait sa mort au petit cimetière du couvent des Carmélites. François-Joseph devinait-il dans la fin tragique de son fils unique un avertissement du destin, un signe précurseur du sort qui attendait sa dynastie et son empire ? Qui saurait le dire ? On n’a cité de lui-aucune réflexion de nature à confirmer cette supposition. Mais son attitude, à l’heure de l’enterrement, semblait bien trahir une telle préoccupation. Après le service funèbre célébré en grande assistance par le cardinal-archevêque de Vienne, lorsque les valets de la cour allaient soulever le cercueil pour le descendre dans les catacombes des Capucines, la Saint- Denis autrichienne, où reposent les empereurs et impératrices de la maison Habsbourg, François-Joseph s’écroula subitement sur le cercueil de son fils en sanglotant : « Oh, Rudi. Rudi, pourquoi m’as-tu fait cela ! » Comment dépeindre l’émotion des assistants devant cette scène? Le malheureux père resta affalé, sanglotant sur la dépouille de son héritier dont la mort mystérieuse ajoutait encore à sa douleur. Alors, on vit de vieux roi Albert de Saxe, venu de Dresde pour assister en cette heure cruelle son ami intime, se pencher vers l’empereur et le soulever doucement. Le cercueil fut descendu ; derrière marchaient les deux souverains aux cheveux blancs pour s’arrêter devant la porte, derrière laquelle se tenait le moine gardien des catacombes : — Mortel, demandait-il suivant l’usage traditionnel, que veux-tu ? Une voix répondit : — Le mort demande à être admis auprès de ses aïeux défunts ! — Qu’il entre ! fit le moine, et le cercueil fut placé dans les catacombes.
Le cocher confident
Quatre ou cinq mois après la mort de Rodolphe, le cocher de fiacre Ferdinand Bratfisch fit annoncer dans les journaux une vente d‘« objets de souvenir » qu’il organisait dans son appartement de la Laudongasse à Vienne. Bratfisch, cocher de fiacre — ces fameux fiacres aux chevaux rapides, qui faisaient l’orgueil et les délices des Viennois — et, comme plus d’un de ses « collègues », chanteur de cabarets très populaire (les « fiacres » chanteurs étaient une spécialité viennoise) avait été quelque chose comme le postillon d’amour et le confident sûr de Rodolphe et de Maria. C’élait lui qui conduisait le prince à ses rendez-vous avec la bien-aimée, lui aussi qui emmenait Maria à son dernier voyage à Mayerling... Rodolphe aimait cet homme aux manières rudes, mais gai, à la verve intarissable et surtout discret comme un poisson. Aussi le comblait-il de cadeaux. Ces souvenirs, Bratfisch, un des témoins du drame de Mayerling, sur lequel il gardait un silence absolu, inébranlable, les mettait en vente. Par curiosité, je rendis un matin visite à ce cocher « marchand d’antiquités ». Il me reçut, à cette heure matinale, en pyjama, — si un caleçon de bain et une chemise de flanelle peuvent aspirer à ce nom — Bratfisch me conduisit dans ce qu’il appelait le « salon », une vaste chambre qui devait sans doute servir aussi de salle à manger. Sur un divan une foule d’objets de toute sorte étaient étalés ; c’était sa marchandise. Dans cet amas de curiosités, deux vieux pistolets à la crosse d’argent gravé et aux ciselures fines et artistiques, attiraient particulièrement mon regard. — Cela vient aussi de Rodolphe ? demandai-je. Bratfisch, assis sur le divan, répondit : — Oui, c’est un cadeau de Roudi. Quinze jours avant sa mort, comme, je l’attendais avec ma voiture devant la porte de son appartement à la Hofburg pour le conduire au Prater, où il devait rencontrer Maria, il descendit et, me tendant un paquet enveloppé dans un drap de laine, me dit : « Tiens, Bratfisch, prends ça ; je t’en fais cadeau. Ce sont deux vieux pistolets turcs que m’a offerts la ville de Serajevo, lors de ma visite avec Stéphanie. Qui 1 sait à quel pacha assassin ils avaient appartenu ! Aussi je n’en veux plus. Je te les donne. Tu peux les garder, ou les vendre, comme tu voudras... » J’acceptai, naturellement. Maintenant je les vends à qui en voudra, pour cinq cents florins. » D’un ton plaisant, je dis alors à Bratfisch : « Ce n’est sûrement pas avec ces deux pistolets turcs que le prince Rodolphe s’est suicidé ? » À cette question, en apparence inoffensive, Bratfisch riposta presque « explosivement » en dialecte viennois : « Aber na ! Mit sein’ Revolver doch ! » (« Mais non ! Avec son revolver, parbleu ! ») Au même instant, Bratfisch resta comme terrifié de ce qu’il venait de dire. Le sang lui montait au front et rougissait aussi son crâne dénudé. Bratfisch était pris de peur. Ne racontait-on pas en ville que, le lendemain de la mort des deux amants, l’empereur avait fait venir Bratfisch à la Hofburg, l’avait longuement interrogé et lui avait finalement fait prêter serment de ne jamais révéler quoi que ce soit sur le drame de Mayerling ? (Le fait de cette audience fut confirmé dans la suite.) Et voilà que sur une question « nonchalante » d’un jeune homme qu’il voyait pour la première fois, Bratfisch « lâche étourdiment le mot » et confirme, lui qui connaissait la vérité, la version du suicide ! Angoissé, il saisit ma main et me dit : « Je viens de dire un mot que je n’aurais jamais dû prononcer ! Promettez-moi, monsieur, que vous n'écrirez et ne raconterez rien de votre visite et de notre conversation ! » « — Je vous le promets sur l’honneur, monsieur Bratfisch ! » Il semblait rassuré et nous reprîmes l’examen des « reliques ». Puis, je dis à Bratfisch : — Vous étiez bons amis, n‘est-ce pas ? — Oh ! Roudi m’aimait beaucoup, fit Bratfisch. Plus d’une fois, il est resté en conversation avec moi, assis sur ce divan même. Lui, héritier de la couronne ne dédaignait pas venir chez moi, simple cocher de fiacre. Il venait généralement le soir. Et nous causions, souvent jusqu’à minuit et plus tard. Les derniers mois de sa vie il était très heureux, mais aussi très malheureux. Car il n’était pas libre et cependant il aimait follement Maria. Aussi, dans son désespoir, il s’étourdissait. — Il buvait ? demandai-je. Bratfisch eut un geste, comme pour chasser une vision ou éviter une réponse. Je n’insistai pas... L’Autriche était perdue
Si le prince Rodolphe vivait... Aurait-il sauvé sa couronne et assuré à jamais l’intégrité de son empire ? On peut franchement répondre : non ! Tout au plus aurait-il, par un régime libéral et juste, par son charme et son intelligence, réussi à prolonger sous des aspects brillants l’agonie de la monarchie dualiste, mais sans pouvoir la préserver de l’effondrement et de la dislocation qui l’attendaient. Son père François-Joseph, en abdiquant, comme il le fit par l’accord de 1867, entre les mains des Hongrois et en leur livrant les malheureuses populations non magyares, avait lui-même creusé la tombe de son empire. « La guerre mondiale, écrit M. Marcel Guillemot dans son livre l'Unité roumaine, publié avant le 1er août 1918, à Paris, vient de démontrer que l’existence de la monarchie austro-hongroise est incompatible avec le maintien de la paix au centre de l’Europe ». L’histoire de cette monarchie, depuis sa fondation, est la confirmation de cette sentence de l’écrivain français. Oui, depuis huit siècles, l’Europe n’a pas cessé de saigner à cause de la dynastie des Habsbourg et pour elle : il était temps que cette maison disparût... Mais l’Histoire, dont on dit qu’elle n’est qu’un éternel recommencement, se complaît aussi en des coups d’ironie vraiment spirituels. De son château fort en Argovie, le comte Rodolphe de Habsbourg était parti pour la conquête de l’Europe centrale, qui le vit proclamé empereur du Saint Empire romain. Huit siècles plus tard, la famille Habsbourg, chassée de son empire dépecé, allait se réfugier dans son pays d’origine la Suisse. Quel joli coup spirituel l’Histoire venait là de s’offrir à la fin de la guerre mondiale, follement déclenchée dans la capitale de la maison d’Autriche. O sainte Histoire, nous te bénissons! Tu sais vraiment amuser le monde...
Georges Valliany
Pour découvrir les différentes versions du drame de Mayerling, je vous invite à lire le recueil de textes que j'ai présentés dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020)
Quatrième de couvertureSuicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro1899 Princesse Odescalchi1900 Arthur Savaète1902 Adolphe Aderer1905 Henri de Weindel1910 Jean de Bonnefon1916 Augustin Marguillier1917 Henry Ferrare1921 Princesse Louise de Belgique1922 Dr Augustin Cabanès1930 Gabriel Bernard1932 Princesse Nora FuggerLe dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.
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