Le libéralisme, l’humanisme et l’antihumanisme

Publié le 12 mars 2023 par Magazinenagg

 Par Alexandre Deljehier.

L’humaniste, de la Renaissance à nos jours, en passant par les Lumières, est un défenseur de la culture et de la dignité humaine : la perfectibilité et la liberté caractérisent la personne humaine.

Si tous les humanistes ne sont pas libéraux – je pense aux socialistes George Sand, Victor Hugo et Jean Jaurès par exemple, bref, les humanistes de gauche – le libéral est forcément humaniste. L’humanisme est une refonte laïque de la métaphysique judéo-chrétienne ; il est donc normal de voir les libéraux reconnaitre l’autonomie de la volonté et défendre l’État de droit, contrairement aux nihilistes, davantage tentés par l’arbitraire politique.

L’humanisme républicain ne faisant plus recette à gauche – la victoire de la France Insoumise sur le Parti socialiste, dans la lutte pour obtenir la place de premier parti politique de gauche, le prouve -, il est vital pour les libéraux d’insister sur l’humanisme afin de défendre leur vision du monde. Ainsi, le libéral se voit obligé de combattre le matérialisme et le nihilisme sur deux fronts : avec les marxistes et les libertins/libertaires, à gauche et le sociobiologisme (eugénisme et racisme) ou le nietzschéisme, à l’extrême droite. Il doit aussi se définir négativement pour se distinguer des autres tendances humanistes.

L’antihumanisme de gauche

La gauche antihumaniste prétend combattre deux ennemis : l’extrême droite et le libéralisme.

Les marxistes défendent clairement une vision matérialiste du monde. Feuerbach, hégélien de gauche, source d’inspiration pour Marx et Engels, disait ceci : « l’Homme est ce qu’il mange » ! De fait, cela veut dire que l’Homme n’est qu’une machine biologique entièrement déterminée par son environnement ; donc une marionnette, un automate dénué de libre arbitre et d’esprit critique. Dès lors, il n’y aurait que des relations d’intérêts et de prédation entre des individus égoïstes ; ce n’est pas un hasard si, par exemple, Marx admirait le philosophe anglais Thomas Hobbes : ce dernier défend une vision cauchemardesque d’un monde régi uniquement par le rapport de force et des lois immanentes.

Dans la lignée des libertins du XVIIe et XVIIIe siècles, l’extrême gauche fait l’apologie de la raison et de la science, non pas, comme les humanistes classiques, pour défendre l’humanisation de la nature, mais au contraire pour critiquer la culture. Cette dernière serait suspecte car source d’aliénation et de contraintes ; une supercherie mise en place par les dominants pour protéger leurs intérêts matériels. Les marxistes sont plus révolutionnaires que les libertins – ces derniers seraient plutôt utilitaristes et positivistes -, mais leur objectif demeure scientiste : il s’agit surtout de « déconstruire » la culture dominante pour enfin planifier les sociétés humaines selon des lois dites scientifiques, s’inscrivant ainsi dans la lignée d’un Francis Bacon ou d’un Saint-Simon.

Inversement, nous ne verrons pas Sigmund Freud faire l’apologie des utopies sociales ou des révolutions prolétariennes, même si celui-ci considère que la culture engendre beaucoup de frustrations et de souffrances (pessimisme culturel). Ce clivage est notoire avec les marxistes/situationnistes, d’un côté et les « libéraux libertaires » hédonistes, de l’autre. Nous verrons d’ailleurs des libertaires, en bons révolutionnaires, s’enthousiasmer pour le règne de la technique ; selon ces tenants du posthumanisme, l’humanité est une chose périssable appelée à être dépassée grâce la science ; au nom des « intérêts de l’espèce », il s’agit de faire l’économie de la notion de dignité humaine.

Pour cette gauche, l’Homme ne peut pas seulement vouloir devenir ce qu’il veut : pour faire advenir une véritable révolution, il faut changer certes l’environnement de l’Homme, mais surtout dépouiller l’humanisme de ses présupposés idéalistes sur le droit ; la conséquence logique de cet « humanisme théorique » est un antihumanisme en pratique. La dispute entre le marxisme et le libéralisme vient de cette mésentente sur la définition de l’Homme.

Pour les matérialistes, le siège de la volonté serait le cerveau ; de même, la conscience en serait le produit. Ainsi, la volonté n’est pas autonome, libre, mais seulement déterminée par des causes extérieures. Par exemple, les violences masculines faites aux femmes seraient systémiques et donc, encouragées par la « culture du viol » ; elles ne relèvent pas d’un choix délibéré des agresseurs de faire du mal. Nous voyons bien que le refus du libre arbitre, présenté comme une révolution métaphysique par les matérialistes, est politiquement dangereux, et ce depuis l’Antiquité si l’on en croit Cicéron.

L’hédonisme et l’utilitarisme ont de fait, pour fondement la conviction que la loi morale peut être déduite à partir du monde sensible sans se référer alors à un hypothétique monde intelligible (Beccaria, Helvétius, Bentham, Mill) : le bien est synonyme de plaisir des sens et le mal, synonyme de douleur et de souffrance. Les libertaires, socialisants ou non, par exemple, veulent « émanciper la matière de la tutelle de l’esprit » (Dejacque). C’est le point de départ du matérialisme, du collectivisme et du progressisme.

L’antihumanisme de droite

L’extrême droite est antihumaniste et antichrétienne dans le sens où elle critique également la culture.

Dans la lignée de Nietzsche et de Calliclès, l’extrême droite estime que la culture est l’instrument des faibles pour se protéger des forts. De fait, c’est l’exact contrepied du marxisme. Les réductionnistes soutiennent cette idée : les comportements sociaux sont entièrement déterminés par la génétique et la biologie ; puisque les inégalités raciales et sociales sont naturelles, il n’y a pas besoin de culture. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre cette phrase prononcée dans le premier acte d’une pièce de théâtre donnée à Berlin pour le 44ème anniversaire de Hitler : « quand j’entends le mot culture, j’enlève le cran de sûreté de mon browning ». Des politiques eugénistes et racistes peuvent ainsi être justifiées au nom de cette conception matérialiste/naturaliste du monde (Arthur de Gobineau, Francis Galton…).

L’antihumanisme de droite est observable sur le plan théorique et pratique.

Le réductionnisme peut servir de caution intellectuelle à droite, mais l’antihumanisme de droite est rigoureux lorsqu’il s’inscrit en réaction au matérialisme. Il est même davantage perceptible, d’abord chez les nationalistes romantiques, puis chez Nietzsche et les fascistes : il faut faire l’économie de la morale mais aussi de la raison ; pour Nietzsche, le posthumain ou surhomme se serait émancipé du ressentiment et de la morale d’esclave. Là aussi, le refus nihiliste d’adhérer à une morale transcendante pour lui préférer l’immanence, le monde sensible, est manifeste, bien que le matérialisme soit combattu pour ses implications utopiques ; il n’est donc pas étonnant de voir des penseurs se réclamer du « nietzschéisme de gauche » (Palante, Goldman, Bataille, Camus, Foucauld, etc.).

L’extrême droite critique les mœurs bourgeoises, mais non pour défendre plus de démocratie comme le font les socialistes, mais au contraire pour défendre une conception aristocratique et inégalitaire du monde, à l’opposé des idées issues des Lumières. Aussi, il ne faut pas se laisser berner par des labels allemands tels que « national-socialiste » ou « national-libéral » car il n’y rien de libéral ou de socialiste dans les idéologies d’extrême droite. Cette logique matérialiste se démarque du matérialisme classique, à vocation progressiste, car la recherche du bonheur n’est plus le référentiel de la « bio politique », du pouvoir utilitaire exercé sur les corps (Foucauld) ; Gobineau précisera qu’il ne se préoccupe pas de l’avenir du Milieu (environnement), mais plutôt de celui de la Race. Si la gauche fonde son matérialisme à partir des sciences naturelles et humaines afin de gagner en légitimité, les réductionnistes ne considèrent que les sciences naturelles (physique, génétique, biologie) pour expliquer le mystère de l’humanité.

Le libéralisme est un humanisme classique

Le libéralisme est un humanisme classique car il s’oppose au matérialisme. Le philosophe qui est allé le plus loin sur les implications politiques du libéralisme est Emmanuel Kant.

Tout d’abord, il convient de définir le libéralisme sur le plan métaphysique.

Pour les libéraux, l’Homme est un animal raisonnable même si la raison a ses limites – ce qui revient à critiquer le régime de la Terreur en 1793 et les régimes communistes -, il est donc un être de culture – ce qui revient à rejeter de facto les totalitarismes du XXe siècle. Pour Kant, il y a un progrès moral : l’Homme moderne possède désormais une connaissance accrue du Bien et du Mal. Toutefois, il n’est pas devenu plus vertueux pour autant. Si l’Homme est fait « d’un bois tordu » (Kant), donc mauvais par nature, cela interdit tout volontarisme en politique pour l’améliorer ou le perfectionner : la recherche du bonheur doit rester une démarche individuelle ; au début du XVIIIe siècle Jonathan Swift se moquait déjà des ambitions utilitaires et matérialistes des réformateurs, dans son essai intitulé A modest proposal.

La personne, perfectible et libre, peut toujours faire un mauvais usage de sa raison – c’est-à-dire préférer être esclave de ses passions, donc renoncer à sa dignité morale, plutôt de se rendre autonome et discipliner sa volonté – et pour ce faire, il est nécessaire de penser sa responsabilité sur le plan pénal et civil. L’objet du droit est la personne humaine. De fait, Emmanuel Kant, Benjamin Constant, Germaine de Staël, etc, postulent rationnellement l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme pour défendre la dignité humaine et morale de la personne et donc la doctrine moderne du droit (théisme philosophique, spiritualisme).

Le libéral est donc un humaniste classique.

Il se distingue des autres tendances dites humanistes dont la particularité est de prétendre concilier l’humanisme avec le matérialisme – qu’elles soient socialistes, existentialistes ou libertaires – car il fonde le droit sur l’autonomie du sujet et non sur l’indépendance individuelle. Les libéraux Friedrich Hayek et Isaiah Berlin opèrent cette différence. Hayek oppose, à tort ou à raison, l’individualisme anglo-saxon, empirique selon lui, de celui reposant sur la rationalité scientiste et le culte libertaire de l’originalité, qu’il prête volontiers aux Français et aux Allemands. De fait, l’indépendance est définie comme étant la possibilité de ne répondre que de soi, être détaché de tous liens. Aussi, dans l’assertion « tous les individus sont libres et égaux en droits », il faut comprendre ceci : tous les individus sont formellement libres, ils peuvent exercer leur libre arbitre dans la mesure où ils ne nuisent ou ne lèsent personne.

Ce principe consacré dans la DDHC postule l’autonomie du sujet, la possibilité pour les individus de poser leurs propres lois (éthique), mais pas leur indépendance à l’égard des déterminismes sociaux et économiques ; par exemple, le locataire peut disposer de son appartement comme bon lui semble mais doit toute de même payer régulièrement un loyer au propriétaire du logement sous peine d’être expulsé. Berlin parle alors de liberté négative. L’indépendance vis-à-vis de l’État de droit reviendrait à renoncer aux garanties juridiques octroyées aux individus, sujets du droit.

Aussi, quand ils se réclament de l’humanisme les antilibéraux de gauche ont tendance à défendre une vision matérialiste de la liberté (monisme matérialiste), par opposition aux libéraux pour qui la liberté se trouve dans l’idée, dans la perfectibilité humaine (dualisme matière-esprit).

Conclusion

Sur le plan métaphysique et politique, l’éthique libérale suppose la responsabilité morale, donc la connaissance du Bien et du Mal.

Le relativisme moral ou indifférentisme moral peut être défendu par des matérialistes et des nihilistes, mais les libéraux rejoignent les conservateurs chrétiens et platoniciens dans la défense du réalisme moral, ainsi que de la responsabilité morale de l’Homme. Aussi, les libéraux peuvent nourrir de belles réflexions politiques et humanistes en ayant pour références des œuvres d’anticipation telles que Orange mécanique ou Minority report – surtout pour relier la question criminelle au principe de dignité humaine – et 1984 ou Soleil vert. C’est donc sur sa vision de la culture et de l’humanité que le libéral se distingue de ses adversaires et ennemis politiques, à gauche et à droite. Sur le plan politique et moral, l’enjeu est la défense de l’État de droit.