Si l'éveil est l'éveil à la conscience pure, dépourvue de toute différence, alors quelle est la différence entre l'état d'éveil et un état d'inconscience, de coma, d'évanouissement ou de méditation sans pensée ? Et comme le demande Râma au sage Vasishta, dans ce cas, tous les cailloux, les pierres et les grains de sable de l'univers sont éveillés, car eux aussi sont privés de conscience !
Et de fait, certain enseignements semblent décrire l'état d'éveil comme un état d'inconscience. Selon certain, cet état présente l'avantage d'être privé de conscience et donc de toute souffrance. Mais quand je dors, suis-je éveillé ? Je veux dire, il n'y a aucune conscience de différences quand je dors. Et pourtant, je me réveille (!) de ce sommeil sans être éveillé. Je me sens bien, reposé, mais je ne sens ni ne perçoit ni ne comprends rien d'autre.
Vasishta répond au prince Râma que l'éveil n'est pas un état d'inconscience. Certes, l'éveil est un état au-delà des couples de contraires. En ce sens, l'éveil est au-delà de la conscience comme de l'inconscience. Mais il est vrai aussi bien que tout est "au-delà" des mots, pour autant que le but même des mots n'est pas vraiment de décrire ni de faire connaître une chose, mais d'inciter à l'action ou de guider l'attention. Je veux dire, les mots ne peuvent certes pas directement faire connaître le goût du miel, mais là n'est pas leur propos.
Les traditions issues du Tantra invitent donc à clairement distinguer entre les expériences sans pensées, et l'état d'éveil. Par exemple, le Cantique du Frémissement (Spanda-kârikâ) déconseille de méditer sur le "non-être", car cet état de soi-disant inconscience n'est qu'une construction produite par abstraction des objets familiers. Cet absence d'objets est encore un objet. Cette simple absence de concepts est encore un concept, une construction. C'est quelque chose d'artificiel, un état factice avec un début et une fin, dont on peut d'ailleurs se souvenir, alors que l'état d'éveil, naturel, est soi-même, toujours présent et qu'il est donc impossible de prendre pour objet de la mémoire.
De même, la tradition du dzogchen, elle aussi issue du Tantra, mais en contexte bouddhiste, insiste sur la distinction nécessaire entre un état sans pensées et l'état d'éveil.
Ces deux états ont quelque chose de commun : une certaine paix et une absence de séparation. Mais la cause de ce ressenti est différent. Dans l'état sans pensées, il n'y a pas de différences simplement parce que la conscience est comme assoupie ; je n'y vois pas de séparation, de dualité, parce que je n'y vois rien. C'est comme une chambre obscure. Je n'y vois rien car la lumière fait défaut et les ténèbres recouvrent les différents objets dans la pièces. Alors que dans l'état d'éveil, la paix est due à la connaissance. Dans cet état je connais, certes, sans avoir à le penser discursivement, avec des mots, qu'il n'y a pas de dualité, pas de différences. C'est comme un ciel immaculé. Donc ces deux états se ressemblent, mais la différence entre eux est infinie.
Et cette différence se manifeste quand les pensées réapparaissent. Si je suis dans l'état sans pensées au sens ordinaire, alors je ressens les pensées comme des intruses qui interrompent ma paix et me font perdre mon "éveil".
Si je suis dans l'état d'éveil, les pensées sont reconnues et ressenties comme des vagues dans l'océan de présence que je suis. Les pensées ne sont pas étrangères. Elles ne sont pas perturbatrices. Elles sont même des alliées, en ce sens qu'elles ornent l'immensité intérieure, comme des ronds dans l'eau.
Dans l'état sans pensée, il n'y a pas de concepts, mais il n'y a pas d'éveil non plus. Du reste, comme le rappel le Secret de la déesse Tripurâ (Tripurâ-rahasya), il ne peut y avoir d'éveil sans pensée, même si l'éveil va finalement au-delà des mots.
La différence entre l'éveil et l'inconscience, c'est l'éveil. Dans l'état d'inconscience, la conscience s'identifie à un concept abstrait de vide. Dans l'état d'éveil, la conscience s'éveille. L'état sans pensée, ou inconscient, dépend des pensées car il n'a pas reconnu la véritable nature des pensées. L'état d'éveil est libre des pensées, car il a reconnu leur nature.
L'éveil n'est donc pas un état d'inconscience.