Et une cinquantième interprétation au compteur !
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Généalogie des interprétations
En parcourant les quarante sept interprétations discutées par Paoli (plus la sienne et celle de S.Toussaint), on peut grossièrement distinguer trois grands courants, à partir desquelles les interprètes se livrent à des panachages variés
1) Le courant idéalisant
Principaux représentants : Robb (1935), Gombrich (1945, Ferruolo (1955), Wind (1958)
Il s’agit d’éclairer l’oeuvre par le climat intellectuel florentin, très imprégné de néo-platonisme et d’astrologie, l’idée générale étant que l‘Amour est plus fort que la Guerre et/ou que Vénus tempère Mars. A l’extrême, vu l’absence de ses attributs habituels, certains doutent que la femme représente Vénus : il pourrait s’agir d’une allégorie de la Paix [1].
Mars et Vénus (détail), Mantegna, 1495, Louvre
Un exemple de cette mythologie idéalisée, non-florentin cependant, est le couple Mars-Vénus que Mantegna fait figurer au sommet du Parnasse, tandis qu’Antéros, l’Amour céleste, décoche une flèche sur l’entrejambe de Vulcain. Il s’agit de vanter l’épanouissement des arts (Apollon et les Muses) sous le gouvernement d’Isabelle d’Este (Vénus) et de Francesco Gonzague (Mars).
2) Le courant historien
On s’attache à reconnaître dans Vénus et Mars des célébrités contemporaines :
- célèbres amours de Simonetta Vespucci avec Julien de Médicis ;
- mariage de Lucrèce de Médicis avec Jacopo di Giovanni Salviati ;
- adultère de Simonetta Vespucci avec Alphonso, duc de Calabre ([0]; p 84)
Basée sur des ressemblances supposées, cette voie est comme souvent décevante, et n’a abouti à aucune unanimité.
3) Le courant satirique et grivois
Principaux représentants : Barolsky (1978), Toussaint (2023)
On ose désormais remarquer les détails passés auparavant sous silence. L’idée générale est que le sommeil de Mars dénote son incapacité à satisfaire Vénus, soit pace qu’il a déjà donné, soit parce qu’il n’est pas intéressé par les dames.
Les difficultés du panneau
La floraison des interprétations s’explique par la nécessité de louvoyer entre les difficultés iconographiques :
- seul cas connu où Vénus est habillée et Mars vêtu ;
- seul cas connu où les putti qui accompagnent Vénus sont cornus et sans ailes ;
- aucun attribut de Vénus ;
- absence de Cupidon et de Vulcain.
Par ailleurs, aucune fleur n’est représentée, et les rares plantes (pimprenelle, plantain et salsifi sauvage) sont dans leur état pré-vernal ([0], p 71), alors que tous les textes situent au printemps les amours entre Vénus et Mars.
Il semble que la recherche de sources soit désormais parvenue à son terme, et il est peu probable qu’un élément nouveau permette de trancher entre les interprétations.
Pour finir, le panneau présente de nombreuses incongruités, qui ont été mises en évidence peu à peu :
- médaillon tenant les fausses tresses
- jambe absente de Vénus
- orteil coiffé de Mars
- trou à guêpes et trou fermé
- tige de fer magique
- courge discrète.
Il est déjà si compliqué d’expliquer les grandes difficultés que personne n’a tenté d’interprétation incluant ces détails incongrus. Pourtant, dans toute controverse scientifique bloquée, c’est la prise en compte des petites anomalies qui donne un élan nouveau.
Nous allons voir qu’il est possible de leur trouver une certaine cohérence.
Ma proposition de lecture (SCOOP !)
Un détournement généralisé
Tous les commentateurs classent le panneau dans la lignée des deux grandes compositions (« Le Printemps » et la « Naissance de Vénus ») où Botticelli fait valoir son originalité dans le traitement de sujets mythologiques connus.
Or il se trouve que, dans Mars et Vénus, les difficultés iconographiques sont, toutes, des inversions :
- le Dieu de la guerre est un adolescent imberbe et nu ;
- la déesse de l’Amour porte une robe blanche de mariée ([0], p 71) ;
- ses garçons d’honneur portent des cornes, signe bien établi de cocuage : Paoli ([0], p 73 ) en donne de nombreux exemples contemporains.
- l’absence d’attributs a pour but de désacraliser la scène ;
- le climat hivernal est une inversion comique : personne ne fait l’amour dehors au mois de février.
Un point supplémentaire est que Vénus se trouve à gauche et Mars à droite : inversion délibérée de la règle héraldique qui, dans un couple marital, place toujours l’époux à gauche (voir 1-3 Couples irréguliers) : au premier coup d’oeil, la composition insiste sur le fait qu’il s’agit d’un couple illégitime (Mantegna, dans son « Parnasse », représente en revanche un couple officiel).
Autel des Jumeaux, 124 ap JC, trouvé à Ostia Antica, Museo Nazionale, Rome
Un dernier point est qu’on n’a pas trouvé de sculpture antique dont Botticelli aurait pu s’inspirer : de plus, dans celles qu’on connaît aujourd’hui, Vénus et Mars sont représentés debout. A supposer que Botticelli se soit inspiré d’une oeuvre antique aujourd’hui perdue, il y a toutes les chances que la position allongée constitue une inversion supplémentaire.
Une fantaisie boccacienne (SCOOP !)
Alors que les sources littéraires sont nombreuses, Botticelli est donc le tout premier artiste, depuis l’antiquité, à avoir imaginé une représentation autonome du couple Vénus-Mars ([0], p 70).
Miroir florentin avec Vénus et Mars, 1460-65, Victoria and Albert museum
En fait, il existe un seul précédent, qui montre Vénus et Mars assis, accompagnés d’Amours ailés. Ici, les deux amants sont nus, et Vénus se fait coiffer pendant que Mars dort. Il n’y a donc pas de problème à imaginer la « moralité » du miroir : fais-toi belle pour faire (et refaire) l’amour.
Il est fort possible que Botticelli soit parti de ce motif décoratif en vogue à Florence, pour développer l’idée : « comment réveiller l’amant qui dort ».
Pour cela, Vénus envoie ses panisques cornus détourner les armes de Mars, et lui fourrer sa conque pour ainsi dire sous le nez, ainsi que d’autres orifices (en rose). En retour, Mars n’a à proposer que son épée inutilisable, son index flaccide et son orteil empêché (en bleu).
Le médaillon entre dans cette entreprise de séduction : car, comme le remarque Zöllner [2], dénouer les chevaux équivaut à se dénuder en même temps.
On peut se demander si l’ensemble ne constitue pas une sorte de parodie d’amour courtois, avec une Dame nymphomane et un Chevalier empêché se gelant dans un jardin mal clos.
Dans cette interprétation boccacienne, le panneau développerait toute une imagerie didactique à l’usage des jeunes époux :
- gestuelle suggestive des deux partenaires (en bleu et rose) ;
- collection d’expressions triviales à découvrir chez les panisques.
Dans un contexte nuptial, il se peut que la « trique de Vulcain », l’objet le plus difficile à découvrir, soit une exhortation à en rester aux ébats légitimes, finalement moins décevants : à la lance fragile de l’amateur de tournois, mieux vaut préférer le pilon fidèle du forgeron.
Un sujet botticellien (SCOOP !)
Il est temps de revenir sur un détail capital que personne n’a commenté (sauf Clarke [3] )
Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome
Les florentins cultivés ne pouvaient manquer de reconnaître le pied de l’Hermaphodite romain, puisque Ghiberti en avait fait l’éloge quelques années plus tôt :
« Une des jambes était tendue et avait attrapé le drap avec le gros orteil. Ce détail de tirer le drap démontrait un art merveilleux.« Lorenzo Ghiberti [4]
Ghiberti parle du détail comme d’un morceau de bravoure sculptural, mais il est clair que, comparé au pénis endormi du bel ambigu, cet orteil coiffé symbolise une forme divine d’auto-pénétration.
Malgré l’absence de seins, comment ne pas admettre l’évidence que le sommeil de Mars est celui de l’Hermaphrodite ?
Par ailleurs, le médaillon oppose une impossibilité pratique aux interprétations de ce sommeil par le repos après l’Amour : car autant il se prête à un effeuillage express, autant il complique l’habillage. Si le couple venait de faire l’amour, pourquoi Vénus aurait-elle pris la peine de se rhabiller ?
Enfin d’autres détails vont dans le sens de l’hermaphrodisme :
Le nid de guêpes (ou de frelons) n’est pas exactement un trou dans l’arbre, mais une crevasse qui s’est formée au bout d’une branche, coupée ras à quelques centimètres du tronc. Ce motif de la branche coupée et trouée est répété deux autres fois : en dessous du nid de guêpes, et à gauche du tronc, dans la pénombre, juste au dessus de la conque. Conque qui nous place d’ailleurs dans le même inconfort symbolique : vaginale par son orifice mais phallique par l’usage qu’en fait le panisque.
Quand par l’imagination on replie le panneau par le milieu, on voit bien la Déesse et le Dieu se superposer, chacun donnant à l’autre ce qui manque à son sexe. Ainsi la symétrie en miroir du panneau est elle-même, par construction, un éloge de l’hermaphrodisme.
Une composition robuste
La composition, très robuste, ne révèle sa simplicité qu’après avoir défriché tout un réseau de fausses pistes.
La main droite des deux dieux affiche leur objectif officiel, en terme de sexualité ordinaire :
- encercler le rubis par ses perles, pour la déesse de l’Amour ;
- prendre la ville encerclée de tours, pour le dieu de la Guerre.
La mauvaise main, la gauche, révèle leur histoire secrète. Stéphane Toussaint a bien vu l‘allusion copulatoire, dans la rondelle autour de la lance, mais l’a interprétée dans un sens strictement homosexuel ([5], p 84), alors qu’elle se situe à l’aplomb de la main gauche de Vénus. Or nous savons maintenant qu’il existe, à l’aplomb de la main gauche de Mars, une autre « garde » métallique, celle de l’épée déconstruite et refondue.
Ainsi :
- la main gauche de Vénus indique ce qu’elle imagine en se masturbant : son accouplement avec Mars, contrarié par l’orteil hermaphrodite ;
- la main gauche de Mars s’interpose entre le pilon de Vulcain et la conque de Vénus, sans toucher ni l’une ni l’autre : car le dieu endormi se rêve hermaphrodite, échappant au combat des sexes.
Nous rejoignons ici l’idée néo-platonicienne d’un amour céleste, retrouvant la perfection de l’androgyne primitif.
Enfin, la tranche de droite (en rouge) fonctionne sur le registre du tiers exclu, où se concentre tout ce qui échappe au thème principal. Il devrait s’agir d’un sens licencieux, puisque les objets s’accumulent autour d’une main gauche, celle du quatrième panisque. A proximité de ce gamin grimaçant, habitant une armure d’homme trop grande, on découvre :
- un trou mielleux, à guêpes ou à frelon, possiblement l’emblème parlant des Vespucci (ou pire) ;
- un trou fermé ;
- une pomme (« pomo », le pommeau de l’épée) ;
- une petite gourde, possiblement la signature parlante de l’artiste.
Sur cette section autobiographique du tableau, je laisserai chacun se faire son idée.
Références : [0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico » [1] Christina Acidini Luchinat « Botticelli : Les allégories mythologiques » 2001 [2] Zöllner, 2005,, cité par Paoli, p 50). [3] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006 [4] Lorenzo Ghiberti, « Commentario III » 1447-1455) [5] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023