Robert McLiam Wilson, 2018
" Le froid de cette sale nuit commence maintenant à tisser ses fils de glace autour de mon cœur défaillant. Ces jours-ci, mon cœur s'ouvre largement au temps qu'il fait. Les chutes de température, les dépressions et les fronts d'air froid se réverbèrent et s'ébattent dans mon pathétique miroir cardiaque. Cela m'inquiète. Il faut que l'été arrive sans tarder. Il va venir ! Je le sais très bien. Il ne faut pas que je me ronge les sangs. Non. À cette pensée requinquante, les lampadaires de la rue scintillent, amicaux et lugubres, pour ma mélancolie, pour mes yeux solitaires.
Je songe tout à trac que j'ai faim. mais, "faim" n'est peut-être pas le mot adéquat. Un expression plus juste et mesurée pour décrire mon expérience présente serait sans doute : une putain de voracité qui me tord les tripes. D'accord, je suis un blanc-bec sans doute prompt aux exagérations de la jeunesse, mais c'est pour de vrai. C'est le truc authentique, garanti pur jus. Faim me frappe de plein fouet. Faim m'estourbit de son pied-de-biche. Faim s'amuse de moi. Ai-je déjà mentionné le fait que je n'ai rien mangé depuis plus de trois jours ? Et alors ? tu vas dire. Mais j'ai vécu pire que ça ! Il y a quatre jours, par exemple, je n'avais rien mangé depuis cinq jours et je me suis senti tellement désespéré, putain, que j'ai récupéré dans une poubelle un hamburger à moitié bouffé, j'en ai essuyé la saleté et je l'ai englouti avec délectation. Alors ? Je parie que maintenant tu regrettes d'avoir ouvert le bec. ( N.B. : Je me suis senti tellement honteux et dégoûté que j'ai bien failli vomir aussitôt le tout et que je n'ai pas récidivé depuis.)
Mais revenons à mes petites douleurs présentes. Je pense m'en être assez bien tiré jusqu'ici.
J'ai souffert quasiment en silence. Ce qui, de ma part, est un exploit tout à fait inattendu. L'épuisement est une chose étrange, aux facettes multiples. Il t'envahit par stades successifs. ( Comme je n'ai jamais passé plus de quinze jours sans m'alimenter, mon expérience est nécessairement limitée. À jeûner plus longtemps, je deviendrais aveugle, fou, ou bien je mourrais.)
D'abord, ça fait un mal de chien pendant environ une journée. Tu as le ventre tout ballonné et distendu, tu rotes prodigieusement et tu as tellement de salive dans la bouche que tu ne sais plus quoi en faire. Nous connaissons tous cette faim là. La faim entre deux repas, la faim dun jeûne, la faim du voyage, même la faim d'un régime. C'est une broutille. Une petite fringale de rien du tout. Totalement étrangère au vrai problème. Tu ressens ensuite un agréable renouveau de confort et d'énergie. Quand ton cerveau consomme ses dernières réserves de glucose, ton esprit s'aiguise, tu deviens spirituel. Tes pensées et tes paroles sont aériennes, audacieuses, d'une beauté et d'une ampleur pyrotechniques. Tu écris des poèmes, tu résouds des problèmes de probabilités, tu découvres trois traitements indépendants du cancer.
C'est bien. C'est drôle. Mais alors Souffrance enfonce un gros bâton noueux dans le cul et baratte ton abdomen déjà distendu. Une demi-journée de splendides hurlantes et c'est fini... Ouf. Sans t'arrêter pour souffler, tu abordes une nouvelle période de tranquillité. Tu connais un bonheur inexplicable. Même l'intrusion sinistre d'une mort cérébrale imminente ne peut troubler cette sérénité nouvelle. Tu connais et accueilles tout ce qui se présente. Macrocosme et microcosme. Tu disposes d'une infinie sagesse, d'une compassion illimitée. Tu es le Philosophe Faim, un voyant infiniment sagace. Dieu vient te parler.
Souffrance interrompt cet état et te vide sans ménagement. Une demi-heure plus tard, tu accouches d'une moissonneuse-batteuse aux lames rotatives, tu tousses et vomis ce qui ressemble à ton intestin grêle. Il file au loin vers une vie nouvelle sous le soleil avant que tu n'aies eu le temps de le rattraper.
Au moment précis où tu te crois fichu, prêt à passer l'arme à gauche, le calme revient. Mais c'est maintenant un calme plat. Un calme comateux. Le temps se dilate, te voilà en pleine excursion au paradis des hippies. La perception et l'intelligence sont parties en congé loin d'ici et tu patauges dans une paix mollassonne. Arrivé à ce point, tu ne fais plus très attention à ce qui t'arrives, tu risques de te retrouver à essayer de piquer un roupillon sur l'autoroute, etc. Pourtant, ne te mets pas martel en tête : dans cet état qui est désormais le tien, tu as besoin de toute l'insouciance dont tu es capable.
Tiens ! Qui va là ? Mais je rêve ! Revoilà cette bonne vieille Souffrance ! Elle est vraiment furax, elle meurt d'envie de te faire morfler. Elle commence par te tarauder vicieusement les boyaux avant de s'attaquer à la paroi de ton estomac qu'elle récure à la paille de fer. Saisie d'une inspiration subite, elle accroche ton pancréas à ta vessie avec un croc de boucher. Tu te recroquevilles et restes couché en chien de fusil. Tes jambes se dérobent sous ton corps et, lorsque tu tentes de te relever, elles ne t'obéissent plus. Tu improvises et retombes aussitôt.
Ça passe. Incroyable, mais ça aussi ça passe..."
Robert McLiam Wilson : extrait de "Ripley Bogle", 1989. Christian Bourgois éditeur, 1996, pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :