Johannes Hevelius, 1687, Les trois constellations Lepus, Columba et Canis Major C’est par pure coïncidence que les constellations du Lièvre et de la Colombe sont voisines dans le ciel du Sud :
- la première a été baptisé par Eudoxe de Cnide au IV siècle av. J.-C, sans doute à cause de sa proximité avec le chasseur Orion ;
- la seconde a été nommée par Johann Bayer en 1603, sans doute à cause de sa proximité avec l’ancienne constellation du Navire Argo, assimilée à l’Arche de Noë.
Cet article discute un autre type de coïncidence, non pas astronomique mais iconographique : un même motif qui revient, pour des raisons différentes, sous le pinceau de plusieurs artistes majeurs.
Le lapin lubrique
On peut dire à peu près tout ce qu’on veut sur cette allégorie sans équivalent connu [1], sorte de Vénus sauvage à la coiffure exubérante, vautrée sur une peau de chèvre. Le lapin semble ici renouer avec la symbolique médiévale et péjorative de l’animal lubrique.
Le lapin vénusien
Les lapins blanc qui prolifèrent sur la berge ou dans les anfractuosités sont ici des attributs de Vénus, au même titre que les deux cygnes blancs qui tirent sa barque et les deux colombes blanches qui la survolent. Sur la pelouse de gauche, un couple de lièvres, plus grands et de couleur fauve, s’adjoint à la même symbolique de l’amour et de la fertilité.
Le lapin fécond
Baldung Grien utilise des lapins blancs, de manière très originale, pour évoquer la fécondation miraculeuse en train de se manifester simultanément chez les deux cousines, Elisabeth et Marie. La visualisation directe du contenu des utérus est une spécialité germanique, qu’on retrouve aussi dans l’art byzantin [2]
Cranach le jeune et atelier, 1584, Germanisches Museum, Nuremberg.
Grâce à la coupure des volets, ce revers ose confronter deux scènes théologiquement jumelles, mais graphiquement dangereuses, le moment EVA et le moment AVE :
- à Adam et Eve, nus, correspondent l’Ange et Marie, habillés ;
- à la Chute correspond l’Incarnation ;
- au serpent correspond la colombe ;
- aux deux couples de lapins et de renards correspond le vide : la sexualité humaine, devenue bestiale, ne peut être corrigée que par une conception surnaturelle.
Le lapin virginal
Le titre devrait être au pluriel, puisque le tableau compte deux lapins blancs. On pourrait presque dire que le lapin lubrique, réduit à son râble, sort définitivement du décor tandis que s’installe au centre, à l’aplomb de la main de la Vierge et du clocher, son antithèse symbolique, le lapin chaste :
« Le phénomène de superfétation , où des embryons de différents cycles menstruels sont présents dans l’ utérus , fait que les lièvres et les lapins peuvent donner naissance apparemment sans avoir été fécondés, ce qui les a amenés à être considérés comme des symboles de la virginité. » [3]
Un lapin alchimique
A cette particularité déjà repérée par Pline [4] s’ajoute la croyance (rapportée par le même Pline) que le lapin peut être hermaphrodite.
Aurora consurgens (frontispice), 14eme siècle, Zürich Zentralbibliothek, Ms. Rh. 172
C’est ce qui lui vaut de figurer dans la main gauche de cet hermaphrodite, en compagnie d’une série d’oiseaux :
- en haut un grand aigle bleu ,
- en bas les multiples cadavres de colombes dont il s’est nourri durant la Deuxième Oeuvre (voir 7.2 Présomptions) ,
- et dans la main droite une chauve-souris.
Celle-ci est considérée à l’époque comme un oiseau, mais avec des caractères de mammifère :
« Longtemps y a qu’on a mis en doute, à sçavoir si la souri-chauve devoit estre mise au nombre des oyseaux ou au rang des animaux terrestres… La voyant voler et avoir aelles l’avons advouée oyseau… Pline et Aristote aussi ont fait entendre qu’ils n’ont ignoré qu’elle allaicte ses petits de deux mammelles de sa poitrine, qui sont en elle comme en l’homme » Pierre BELON, Histoire de la nature des oyseaux » Le Mans, 1555
L’épithète « hermaphroditica » est associée à la chauve-souris dans un seul livre médiéval, où il semble qu’elle signifie plutôt « de deux genres zoologiques » plutôt que « des deux sexes » [5]. C’est en tout cas ce caractère ambigu qui lui vaut d’avoir été choisie pour signifier, en tant qu’oiseau, le principe Volatif, dans la main du principe féminin (le Mercure). Durant la Deuxième oeuvre il fusionne avec le principe Fixe, le lapin, dans la main du principe féminin (le Soufre) [6].
Des âmes rassurées (SCOOP !)
Girolamo dai Libri, vers 1500, musée de Castelvecchio, Vérone
Ici les deux lièvres blanc et brun dans le trou doivent être mis en relation avec leur équivalent domestique, l’âne gris et le boeuf brun dans la grotte. De même que ceux-ci ont protégé l’Enfant, de même l’Enfant va protéger les lièvres, âmes inquiètes toutes prêtes à finir englouties. La Terre est désormais délivrée du Mal, à l’image du lion domestiqué qui veille sur Saint Jérôme au lieu de songer à croquer ses voisins.
Un saint lapin (SCOOP !)
Saint Jérôme lisant dans la campagne, Giovanni Bellini, 1505, NGA
Ici le couple lièvre brun / lapin blanc renvoie aux couleurs du Saint et à des dialectiques appropriée à sa biographie :
- peau brune / linge blanc ;
- ermite / citadin ;
- ruines brunes (monde païen) / port blanc (monde chrétien) ;
- pêcheur / pénitent.
Ce symbolisme éminemment labile impose la plus grande prudence, et les interprétations doivent être faites au cas par cas, d’autant plus lorsque le lièvre ou le lapin est couplé, comme dans le motif qui nous occupe, avec un volatile sauvage ou domestique.
Mars et Vénus
Mars et Vénus, Piero di Cosimo, 1500-05
Ce grand panneau au format très allongé est très probablement un cassone, ornement de lit qui était offert en cadeau de mariage aux riches florentins, et dont un autre exemple célèbre est le Mars et Vénus de Botticelli (voir Botticelli).
Le lapin et les deux colombes
Sous la coudière du premier plan, on devine les deux gants qui manquent à l’armure de Mars. Ainsi tous les éléments transportés par des amours forment dans le paysage une sorte de corps éclaté (flèches bleu sombre). L’épée pointe, quant à elle, en direction des attributs virils de Mars (flèche bleu clair).
Le lapin blanc est, comme tout le monde l’a remarqué, le symbole de ce que Vénus cache sous son voile (flèche rose). Rapellons que le latin cuniculus signifie d’abord le trou, le terrier, et par extension le lapin (d’où l’ancien français conin).
Dans cette logique de blasonnement généralisé, les deux oiseaux ne peuvent pas être, comme on le dit sempiternellement, les colombes de Vénus. L’opposition de couleur classe la blanche dans le camp de Vénus et de son lapin, et la noire dans celui de Mars (flèches jaunes). Ceci dans doute pour exprimer que l’une veille et que l’autre dort.
Le contact des becs est la métaphore du combat que Vénus attend.
La mouche sur l’oreiller (SCOOP !)
Posée à proximité de l’oreille de Mars, la mouche sur le coussin n’est pas simplement un détail naturaliste ou un morceau de virtuosité gratuite, elle joue dans l’économie du tableau un rôle bien précis (sur les apparitions antérieures de ce motif, voir 4 Préhistoire des mouches feintes ).
Dans Musca, un éloge de la Mouche rédigé par Alberti en 1442-43 en s’inspirant de l’Encomium muscæ de Lucien, l’humaniste prétend que l’insecte descend de Bellonne, la déesse de la guerre, et que son vrombissement a pour effet d’exciter Mars au combat [7].
On en déduit que le « combat » reste à venir : comme dans le cassone de Botticelli, Vénus attend que Mars se réveille.
Le papillon sur la cuisse (SCOOP !)
Si la mouche est l’aiguillon de Mars, il est inévitable que l’autre insecte du tableau, le papillon sur la cuisse de Vénus, joue vis à vis d’elle un rôle significatif. La référence est ici encore plus érudite.
Le couple de Vénus et de Mars appelle immanquablement l’image de Vulcain, le mari légitime et trompé, qui va les surprendre et faire d’eux la risée de l’Olympe. La suite de l’histoire est moins connue : après avoir été abandonné par Vénus, Vulcain reportera son amour sur Athéna, et répandra son sperme sur sa cuisse (mythe d’Érichthonios, le père des Athéniens). Le papillon de Cosimo ne peut être qu’une allusion à cette « marque » de Vulcain.
Cosimo a choisi un papillon bien reconnaissable, dont on ne connaît pas le nom vernaculaire qu’il pouvait porter à Florence vers 1500.
Hans Memling (vers 1467), Jugement Dernier, Musée national, Gdansk (détail)
Il existe bien un papillon Vulcain, nom qui ne lui a été donné qu’au XVIIIème siècle, probablement à cause de ses « tâches et bandes couleur de feu » [8]. Mais bien avant, Memling et Bosch avaient associé ce papillon a des représentations infernales ou luxurieuses [9], sans doute en raison de ses couleurs incandescentes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est pas impossible que l’écaille chinée, qui partage la même palette de couleurs, ait pu dans un contexte humaniste être associé à Vulcain, le dieu des forges souterraines.
On a déjà remarqué que Cupidon désigne d’un air inquiet à sa mère le volcan (vulcano) à l’arrière-plan [10]. L’alignement vertical entre les deux triangles, le mont et le papillon, confirme que ce dernier est lui-aussi une allusion au dieu jaloux qui menace les amoureux.
Le pendant de Cecco del Caravaggio
Cecco del Caravaggio est un peintre rare, qui compose à plaisir des natures mortes compliquées, que probablement seule pouvait comprendre une clientèle très cultivée et très particulière. Un seul de ces rébus, le Saint Laurent, vient d’être d’être décrypté à l’occasion de l’exposition de Bergame ([11], p 176).
Cecco del Caravaggio, 1610-20
Ces deux tableaux font partie des « rébus » de Cecco. On n’est même pas sûr qu’ils aient été conçus en tant que paire. Mais comme, pris isolément, chacun se révèle indéchiffrable, voyons si le fonctionnement en pendant peut apporter quelques lueurs.
Le sens d’accrochage
L’accrochage le plus satisfaisant est de placer la femme à gauche :
- les deux animaux posés sur la table, le pigeon et le lapin, se font face ;
- l’homme désigne la femme de l’index.
Ce sens d’accrochage implique immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un couple marié, où l’époux est toujours à gauche (voir Pendants solo : mari – épouse). De plus les deux ne se regardent pas l’un l’autre : ils nous fixent avec une expression maussade, comme pour nous prendre à témoin d’un moment passablement ennuyeux.
La femme fatale
Un classique des tableaux caravagesques est la bohémienne qui pigeonne les hommes (voir La bonne aventure). Les manches à crevés tape-à-l’oeil et le corsage avantageux désignent la femme fatale de l’époque. Les trois oeillets tête-bêche, deux rouges et un qui l’est moins, symbolisent probablement les fiancés qu’elle a cueillis.
L’homme au béret rouge
C’est un personnage récurrent chez Cecco.
Cecco del Caravaggio, vers 1610, Gemäldegalerie, Berlin (photo JL Mézieres)
On le rencontre à l’extrême gauche de ce très grand tableau, très probablement un autoportrait, d’après Gianni Papi, le spécialiste qui a patiemment reconstitué l’oeuvre et la carrière de l’artiste, à partir des très rares traces qu’il a laissées.
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie
Un autre homme au béret rouge, avec cette fois un plumet blanc, figure dans cette représentation très peu conventionnelle du martyre de Saint Sébastien. Le chauve au visage ridé (une autre figure récurrente de Cecco) tient l’arc de la main droite, et de la gauche s’accroche à une branche de l’arbre. Mais c’est bien l’homme au béret rouge qui a décoché les flèches, comme le montre le gant d’archer, au pouce et à l’index nus, qu’il porte à la main droite (celle qui tire sur la corde).
Le centre du tableau est un des grands morceaux de bravoure de Cecco, où se condense tout ce qui est anormal dans la scène. L’archer a posé sa main gauche sur un bâton de commandement : il fallait rien moins qu’un officier pour exécuter un alter ego (Saint Sébastien avait le grade de Centurion). Mais le plus bizarre est la main droite gantée, qui s’approche sans la toucher de la hampe de la flèche : s’agit-il d’un geste sadique ou d’un geste de compassion ? Gianni Papi ne tranche pas ([11], p 130) , se contentant de mentionner que le geste d’enlever la flèche, très à la mode chez les caravagesques, est habituellement le fait de Sainte Irène.
C’est selon moi la solution du problème : l’archer est une sainte Irène au masculin, à la fois exécuteur et sauveteur. Il est probable que la clientèle très particulière de Cecco appréciait chez lui, justement, ce talent de subvertir discrètement les scènes simples.
En comparaison, l’homme du pendant se livre à une activité plus pacifique : il a posé sur la table son gant droit, à côté de trois feuilles de salade qu’il donne à manger au lapin (celle du centre n’est pas une petite bourse, comme on le dit quelquefois).
La logique du pendant (SCOOP !)
La seule manière logique de faire fonctionner le pendant est de mettre en rapport :
- les végétaux, trois oeillets et trois feuilles de salade (en vert) ;
- les animaux domestiques noir et blanc, le pigeon qui se rengorge et le lapin qui dévore tout ce qu’on lui donne ;
- la corneille noire et le gant de la main gauche (celui posé sur la table, marron sur marron, est volontairement très peu discernable).
Le point commun entre ces deux motifs centraux est assez facile à trouver :
- l’index de la femme picoré par la corneille,
- l’index de l’homme dans le gant, rendu d’une étrange manière : comme l’a très bien vu Gianni Papi ([11], p 176), le bout tombe un peu et reste plat.
La clé du pendant est qu’il ne faut pas chercher à voir ce que nous désigne cet index (épouse, concubine, prostituéee…) mais regarder l’index lui-même : l’homme au béret rouge nous montre, très clairement, qu’il n’enfile pas son gant jusqu’au bout.
Les objets sont donc à lire dans une logique sexuée :
- côté femme, deux volatiles, symboles virils domestiqués (en bleu) : nous sommes ici dans le thème courant de la femme qui a beaucoup d’amants (voir Les oiseaux licencieux) ;
- côté homme, deux objets évoquant la voracité du sexe féminin : le lapin qu’il faut nourrir, le gant qu’il faut enfiler, mais pas jusqu’au bout.
Le pendant de Cecco nous propose en somme un anti-modèle de couple :
- à la place habituelle du mari, à gauche, une femme manipulatrice, qui se laisse picorer, mais en tenant fermement l’oiseau de l’autre main ;
- à la place habituelle de l‘épouse, à droite, un homme qui veut bien donner de la salade, mais sans remplir son rôle jusqu’au bout.
Tout comme dans le saint Sébastien, ces oeuvres suffisamment malignes pour rester indéchiffrables au commun travaillaient, pour les amateurs, la question de l‘inversion des sexes.
Une version naïve : les enfants Gradenigo, de Guardi
Francesco Guardi, 1768-70
Ce pendant, aujourd’hui séparé, provient du palais Gradenigo à Venise [12]. Dans le premier tableau, le petit garçon progresse vers son aîné, en laissant derrière lui les deux animaux familiers qui symbolisent la naïveté de l’enfance : la colombe blanche et le lapin blanc. Le papillon blanc entre les deux souligne la brièveté de cette période innocente : ensuite vient un autre monde moins blanc et moins doux, celui du cahier de géométrie régi par la règle et le compas.
Attribué à Francesco Guardi, 1768-70 (c) Amgueddfa Cymru – National Museum Wales
La colombe tenue par un fil est commune au XVIIIème dans les portraits d’enfant. La grande taille de ce tableau et son cadrage en pied l’excluent de la série précédente, même s’il est possible qu’il provienne lui-aussi de la famille Gradenigo.
On remarquera en haut de l’arbre, juste derrière l’oiseau domestiqué, la queue d’un autre oiseau en liberté. L’insistance sur la laisse rouge de l’oiseau et le collier rouge du petit chien a probablement une intention louangeuse : les charmes de la jeune fille lui attacheront qui elle voudra.
Article suivant : Le lapin et les volatiles 2
https://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html [10] Vitória Sodré da Nobrega « Mythology and Personal Interests reflected on Venus and Mars by Piero di Cosimo » p 9 https://www.academia.edu/40538697/Mythology_and_Personal_Interests_reflected_on_Venus_and_Mars_by_Piero_di_Cosimo [11] « Cecco del Caravaggio. L’allievo modello », 2023, catalogue de l’exposition de Bergame [12] https://www.sothebys.com/en/buy/auction/2021/master-paintings-part-ii/portrait-of-a-boy-of-the-gradenigo-family-possibly