On discute ici de coïncidence iconographique : un même motif qui revient, pour des raisons différentes, sous le pinceau de trois artistes majeurs.
Mars et Vénus
Mars et Vénus, Piero di Cosimo, 1500-05
Ce grand panneau au format très allongé est très probablement un cassone, ornement de lit qui était offert en cadeau de mariage aux riches florentins, et dont un autre exemple célèbre est le Mars et Vénus de Botticelli (voir Botticelli).
Le lapin et les deux colombes
Sous la coudière du premier plan, on devine les deux gants qui manquent à l’armure de Mars. Ainsi tous les éléments transportés par des amours forment dans le paysage une sorte de corps éclaté (flèches bleu sombre). L’épée pointe, quant à elle, en direction des attributs virils de Mars (flèche bleu clair).
Le lapin blanc (cuniculus) est, comme tout le monde l’a remarqué, le symbole de ce que Vénus cache sous son voile (flèche rose).
Dans cette logique de blasonnement généralisé, les deux oiseaux ne peuvent pas être, comme on le dit sempiternellement, les colombes de Vénus. L’opposition de couleur classe la blanche dans le camp de Vénus et de son lapin, et la noire dans celui de Mars (flèches jaunes). Ceci dans doute pour exprimer que l’une veille et que l’autre dort.
Le contact des becs est la métaphore du combat que Vénus attend.
La mouche sur l’oreiller (SCOOP !)
Posée à proximité de l’oreille de Mars, la mouche sur le coussin n’est pas simplement un détail naturaliste ou un morceau de virtuosité gratuite, elle joue dans l’économie du tableau un rôle bien précis (sur les apparitions antérieures de ce motif, voir 4 Préhistoire des mouches feintes ).
Dans Musca, un éloge de la Mouche rédigé par Alberti en 1442-43 en s’inspirant de l’Encomium muscæ de Lucien, l’humaniste prétend que l’insecte descend de Bellonne, la déesse de la guerre, et que son vrombissement a pour effet d’exciter Mars au combat [1].
On en déduit que le « combat » reste à venir : comme dans le cassone de Botticelli, Vénus attend que Mars se réveille.
Le papillon sur la cuisse (SCOOP !)
Si la mouche est l’aiguillon de Mars, il est inévitable que l’autre insecte du tableau, le papillon sur la cuisse de Vénus, joue vis à vis d’elle un rôle significatif. La référence est ici encore plus érudite.
Le couple de Vénus et de Mars appelle immanquablement l’image de Vulcain, le mari légitime et trompé, qui va les surprendre et faire d’eux la risée de l’Olympe. La suite de l’histoire est moins connue : après avoir été abandonné par Vénus, Vulcain reportera son amour sur Athéna, et répandra son sperme sur sa cuisse (mythe d’Érichthonios, le père des Athéniens). Le papillon de Cosimo ne peut être qu’une allusion à cette « marque » de Vulcain.
Cosimo a choisi un papillon bien reconnaissable, dont on ne connaît pas le nom vernaculaire qu’il pouvait porter à Florence vers 1500.
Hans Memling (vers 1467), Jugement Dernier, Musée national, Gdansk (détail)
Il existe bien un papillon Vulcain, nom qui ne lui a été donné qu’au XVIIIème siècle, probablement à cause de ses « tâches et bandes couleur de feu » [2]. Mais bien avant, Memling et Bosch avaient associé ce papillon a des représentations infernales ou luxurieuses[3], sans doute en raison de ses couleurs incandescentes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est pas impossible que l’écaille chinée, qui partage la même palette de couleurs, ait pu dans un contexte humaniste être associé à Vulcain, le dieu des forges souterraines.
On a déjà remarqué que Cupidon désigne d’un air inquiet à sa mère le volcan (vulcano) à l’arrière-plan [4]. L’alignement vertical entre les deux triangles, le mont et le papillon, confirme que ce dernier est lui-aussi une allusion au dieu jaloux qui menace les amoureux.
Le pendant de Cecco del Caravaggio
Cecco del Caravaggio est un peintre rare, qui compose à plaisir des natures mortes compliquées, que probablement seule pouvait comprendre une clientèle très cultivée et très particulière. Un seul de ces rébus, le Saint Laurent, vient d’être d’être décrypté à l’occasion de l’exposition de Bergame ([5], p 176).
Cecco del Caravaggio, 1610-20
Ces deux tableaux font partie des « rébus » de Cecco. On n’est même pas sûr qu’ils aient été conçus en tant que paire. Mais comme, pris isolément, chacun se révèle indéchiffrable, voyons si le fonctionnement en pendant peut apporter quelques lueurs.
Le sens d’accrochage
L’accrochage le plus satisfaisant est de placer la femme à gauche :
- les deux animaux posés sur la table, le pigeon et le lapin, se font face ;
- l’homme désigne la femme de l’index.
Ce sens d’accrochage implique immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un couple marié, où l’époux est toujours à gauche (voir Pendants solo : mari – épouse). De plus les deux ne se regardent pas l’un l’autre : ils nous fixent avec une expression maussade, comme pour nous prendre à témoin d’un moment passablement ennuyeux.
La femme fatale
Un classique des tableaux caravagesques est la bohémienne qui pigeonne les hommes (voir La bonne aventure). Les manches à crevés tape-à-l’oeil et le corsage avantageux désignent la femme fatale de l’époque. Les trois oeillets tête-bêche, deux rouges et un qui l’est moins, symbolisent probablement les fiancés qu’elle a cueillis.
L’homme au béret rouge
C’est un personnage récurrent chez Cecco.
Cecco del Caravaggio, vers 1610, Gemäldegalerie, Berlin (photo JL Mazieres)
On le rencontre à l’extrême gauche de ce très grand tableau, très probablement un autoportrait, d’après Gianni Papi, le spécialiste qui a patiemment reconstitué l’oeuvre et la carrière de l’artiste, à partir des très rares traces qu’il a laissées.
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie
Un autre homme au béret rouge, avec cette fois un plumet blanc, figure dans cette représentation très peu conventionnelle du martyre de Saint Sébastien. Le chauve au visage ridé (une autre figure récurrente de Cecco) tient l’arc de la main droite, et de la gauche s’accroche à une branche de l’arbre. Mais c’est bien l’homme au béret rouge qui a décoché les flèches, comme le montre le gant d’archer, au pouce et à l’index nus, qu’il porte à la main droite (celle qui tire sur la corde).
Le centre du tableau est un des grands morceaux de bravoure de Cecco, où se condense tout ce qui est anormal dans la scène. L’archer a posé sa main gauche sur un bâton de commandement : il fallait rien moins qu’un officier pour exécuter un alter ego (Saint Sébastien avait le grade de Centurion). Mais le plus bizarre est la main droite gantée, qui s’approche sans la toucher de la hampe de la flèche : s’agit-il d’un geste sadique ou d’un geste de compassion ? Gianni Papi ne tranche pas ([5], p 130) , se contentant de mentionner que le geste d’enlever la flèche, très à la mode chez les caravagesques, est habituellement le fait de Sainte Irène.
C’est selon moi la solution du problème : l’archer est une sainte Irène au masculin, à la fois exécuteur et sauveteur. Il est probable que la clientèle très particulière de Cecco appréciait chez lui, justement, ce talent de subvertir discrètement les scènes simples.
En comparaison, l’homme du pendant se livre à une activité plus pacifique : il a posé sur la table son gant droit, à côté de trois feuilles de salade qu’il donne à manger au lapin (celle du centre n’est pas une petite bourse, comme on le dit quelquefois).
La logique du pendant (SCOOP !)
La seule manière logique de faire fonctionner le pendant est de mettre en rapport :
- les végétaux, trois oeillets et trois feuilles de salade (en vert) ;
- les animaux domestiques noir et blanc, le pigeon qui se rengorge et le lapin qui dévore tout ce qu’on lui donne ;
- la corneille noire et le gant de la main gauche (celui posé sur la table, marron sur marron, est volontairement très peu discernable).
Le point commun entre ces deux motifs centraux est assez facile à trouver :
- l’index de la femme picoré par la corneille,
- l’index de l’homme dans le gant, rendu d’une étrange manière : comme l’a très bien vu Gianni Papi ([5], p 176), le bout tombe un peu et reste plat.
La clé du pendant est qu’il ne faut pas chercher à voir ce que nous désigne cet index (épouse, concubine, prostituéee…) mais regarder l’index lui-même : l’homme au béret rouge nous montre, très clairement, qu’il n’enfile pas son gant jusqu’au bout.
Les objets sont donc à lire dans une logique sexuée :
- côté femme, deux volatiles, symboles virils domestiqués (en bleu) : nous sommes ici dans le thème courant de la femme qui a beaucoup d’amants (voir Les oiseaux licencieux) ;
- côté homme, deux objets évoquant la voracité du sexe féminin : le lapin qu’il faut nourrir, le gant qu’il faut enfiler, mais pas jusqu’au bout.
Le pendant de Cecco nous propose en somme un anti-modèle de couple :
- à la place habituelle du mari, à gauche, une femme manipulatrice, qui se laisse picorer, mais en tenant fermement l’oiseau de l’autre main ;
- à la place habituelle de l‘épouse, à droite, un homme qui veut bien donner de la salade, mais sans remplir son rôle jusqu’au bout.
Tout comme dans le saint Sébastien, ces oeuvres suffisamment malignes pour rester indéchiffrables au commun travaillaient, pour les amateurs, la question de l‘inversion des sexes.
Diane sortant du Bain
Dans ce tableau très commenté [6], on passe en général à côté de l’essentiel.
Le collier de perles
Un premier détail qui devrait intriguer est le collier de perles que Diane manipule ostensiblement : car cette chasseresse n’est pas réputée coquette. En forçant, on pourrait justifier leur présence par leur parenté avec la Lune (blanche et changeante) ou comme symbole de pureté : mais ceci ne vaut guère que pour la Vierge, et dans un contexte chrétien (Margarita regni pretiosissima).
Boucher, 1746, National Museum, Stockholm
En fait le collier de perles que tripote Diane est un double contresens :
- mythologique : c’est l’attribut naturel de Vénus, née de la mer dans une coquille ;
- narratif : si le collier était destiné à Diane, il devrait lui être présenté par la nymphe ; de plus elle en porte déjà un dans ses cheveux.
Les pieds de la déesse
On voit bien que son pied droit frôle l’eau claire du premier plan. Mais que fait exactement son pied gauche, en suspens devant le genou de la nymphe ? Le frôle-t-il ou ne le frôle-t-il pas ?
Le regard à la fois étonné de la nymphe nous répond : Diane est tout simplement en train de lui faire du pied. Et le collier est le présent qui accompagne ses avances.
Le centre du tableau est donc un hommage discret aux amours féminines.
Le lièvre et les deux perdreaux
Tout le monde a bien vu les attributs de Diane :
- à gauche le carquois à côté des deux chiens,
- à droite l’arc à côté du gibier : un lièvre et deux perdreaux.
Boucher, 1745, Musée Cognacq-Jay, Paris
Trois ans plus tard, Boucher distribuera ces éléments de manière différente : deux carquois, pas d’arc, un lapin et un perdreau à gauche, l’autre au centre. La chasseresse frôle toujours de son pied nu l’eau cristalline. Si on cherche la sandale qu’elle vient d’ôter, on trouvera son ruban bleu posé à gauche et frôlant, par une ironie discrète, la patte fourrée de sa victime.
La nymphe fait subir au second perdreau un écartèlement très étrange : tout comme sa maîtresse pince le ruban bleu, d’une main elle lui pince une patte et de l’autre elle lui pince la tête, le pouce bien enfoncé dans l’orbite.
Au XVIIIème siècle , et notamment chez Boucher, un volatile est une métaphore du soupirant en général (voir L’oiseau chéri) et de l’organe viril en particulier (voir L’oiseau licencieux). Le jeu cruel de la nymphe avec le cadavre flasque est donc une image de dérision, celle des compagnes de Diane envers l’orgueil masculin.
Dans la version de 1742, l’allusion sexuelle est plus discrète : un des perdreaux porte à la patte un ruban rouge dénoué, tandis que la patte du lièvre est encore attachée à l’arc par un autre ruban rouge. Cette idée bizarre de se servir d’un arc pour transporter des trophées n’a de sens que métaphorique : Diane sait se montrer impitoyable envers ses soupirants (les deux perdreaux) mais aussi envers celles qui lui sont attachées mais la trahissent (le lièvre). On se rappelle ici l’histoire de la nymphe Callisto, engrossée par Jupiter et punie par Diane, qui la transformera en ourse.
Boucher, 1744, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou
Boucher représentera plusieurs fois cette histoire, alibi commode pour une scène émoustillante entre filles. L’aigle caché à l’arrière-plan nous fait comprendre que celle qui caresse la nymphe au collier de perles n’est pas Diane, mais Jupiter ayant changé de sexe. Au premier plan, le cadavre du perdreau couché sur celui du lièvre rappelle l’hostilité de la déesse envers les amours ordinaires.
Deux siècles après Cosimo et un siècle après Cecco, Boucher exploite à nouveau la métaphore sexuelle de l’animal à poils confronté à l’animal à plumes.
Boucher, 1759, Musée d’art Nelson-Atkins, Kansas City
Boucher restera fidèle à sa rhétorique dans cette version tardive, où seul subsiste le perdreau mort, mais où cohabitent cinq types de flèches qu’il n’est pas trop difficile d’interpréter.
- 1) L’Amour du haut, avec le brandon et la flèche qui visent le croissant de lune, symbolise le désir qui embrase la fausse Diane.
- 2) Pour convaincre la nymphe qu’elle est bien sa maîtresse, Jupiter montre de l’index le carquois posé à droite, celui qui sert à enlever leur virilité aux volatiles (contraste entre l’aigle fier et le perdreau renversé).
- 3) L’Amour du bas, qui pointe sa flèche vers Callisto, représente le désir qui réciproquement s’éveille dans la nymphe.
- 4) Rassurée, celle-ci tripote du bout du doigt une flèche du second carquois, sans comprendre qu’il s’agit d’un tout autre genre de dard.
Les zones liminaires
Dans son tout premier tableau sur le thème de la nymphe énamourée, Boucher n’aborde pas encore le sujet de Jupiter travesti. Il se contente d’expurger sur les bords tous les symboles de la sexualité ordinaire :
- à droite les proies de Diane, tout gibier à poil ou à plume ;
- à gauche ses chiens, seuls animaux sexués qu’elle tolère, dont l’un arbore ostensiblement ses génitoires.
Tandis que ce chien s’abreuve dans l’étang sombre à l’arrière, la nymphe à quatre pattes, en situation de domesticité animale, se penche à l’avant vers l’eau claire du bain de Diane.
L’autre chien – qui devrait donc logiquement être une chienne – lève son museau vers l’arrière, comme alerté par une présence importune. Il s’agit très certainement [7] d’une allusion à un autre mythe lié à Diane, celui du chasseur Actéon qui s’était dissimulé pour l’épier durant son bain. L’allusion est d’autant plus judicieuse, qu’Actéon, transformé en cerf pour sa punition, sera finalement dévoré par les chiens.
Vers 1750, gravure de Pierre – François Tardieu d’après Boucher, MET (inversée) 1761, Gravure d’après un dessin de Boucher, Les métamorphoses d’Ovide, trad. par M. l’abbé Banier, Volume I p 200 Gallica
Diane et Actéon
Boucher ne semble pas avoir traité le thème en peinture : on connaît seulement ces deux gravures assez conventionnelles, où c’est Diane qui désigne aux nymphes effarouchées le péril masculin imminent.
https://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html [4] Vitória Sodré da Nobrega « Mythology and Personal Interests reflected on Venus and Mars by Piero di Cosimo » p 9 https://www.academia.edu/40538697/Mythology_and_Personal_Interests_reflected_on_Venus_and_Mars_by_Piero_di_Cosimo [5] « Cecco del Caravaggio. L’allievo modello », 2023, catalogue de l’exposition de Bergame [6] https://www.rivagedeboheme.fr/pages/arts/oeuvres/francois-boucher-diane-sortant-du-bain-1742.html [7] Nina Lobbren « Painting and Narrative in France, from Poussin to Gauguin » p 62 note 27 https://books.google.fr/books?id=ITQrDwAAQBAJ&pg=PA62