Critique de En attendant Godot, de Beckett, vu le 8 février 2023 à la Scala Paris
Avec Éric Berger , Guillaume Lévêque, André Marcon, Gilles Privat et Antoine Heuillet, mis en scène par Alain Françon
Françon, toujours Françon. J’y reviens toujours. Comme si mon univers théâtral tournait un peu autour de lui. Ce Godot a un goût tout particulier pour moi, car j’ai découvert Beckett avec Françon, et Françon avec Beckett. C’était il y a plus de dix ans, et j’ai toujours en moi des bouts de cette soirée d’exception. Ce soir, il y a quelque chose de cette ambiance-là. C’est mon premier Godot, et je l’aborde avec toujours cette excitation folle qui précède la découverte d’un nouveau texte, la même qu’il y a dix ans. Une gamine, prête à attendre Godot, et à être éblouie.
C’est la tradition, donc je vais mettre deux mots sur la pièce, mais vraiment, on se sait : En attendant Godot est impossible à résumer. Il faut se figurer deux gars (et ils resteront des hommes tant que Beckett ne sera pas passé dans le domaine public, il l’a bien précisé et ses ayant droit veillent au grain) sur un plateau quasiment nu, avec un arbre et un rocher, qui font passer le temps en attendant Godot. Qui est Godot, on ne le saura jamais vraiment. Ils vont rencontrer deux autres gars à un moment, ça va leur faire passer un peu de temps aussi, alors ils sont contents. Ils attendent, et on attend avec eux.
Comme toujours, après avoir vu un spectacle de Françon, je me demande ce que je vais bien pouvoir écrire. Comme on se sent petit, après avoir assisté à un spectacle comme celui-là. Ça commence dès l’entrée dans la salle. Bouche bée devant le décor de Jacques Gabel. C’est d’une beauté sans nom, et ça s’impose comme une évidence. C’est d’ailleurs le sentiment que j’aurai durant tout le spectacle. L’impression de voir la pièce telle qu’elle a été pensée. C’est le seul metteur en scène qui me donne une telle sensation de vérité absolue. Je savoure cette chance.
C’est une impression récurrente chez Françon, mais qui m’a semblé avoir une tonalité toute particulière ce soir-là. La langue de Beckett est sans doute en cause : un dialogue pareil, il faut pouvoir le faire passer. Et justement, Françon le fait passer avec une facilité déconcertante. On se retrouve avec l’impression d’assister aux dialogues les plus clairs qu’on ait jamais entendu. Comme si ces échanges, pourtant absurdes et étranges à bien des égards, devenaient limpides. Comme si on était branché sur la traduction de la pensée de Beckett en temps réel. L’évidence, à nouveau.
Cette évidence découle aussi du merveilleux duo qu’il a su composer. André Marcon et Gilles Privat sont fascinants. Leur complicité habite leur plateau. Ils jouent, au-delà même de leurs personnages : ils jouent comme des enfants. C’est cette connexion entre eux, ce sentiment d’une compréhension absolue de l’un avec l’autre, qui rend cette attente aussi captivante. Ils font exister un monde au travers de leurs échanges. Ils arrivent à mettre de la légèreté dans cette attente sans rien lui ôter de son existence pesante, jouent à un rythme effréné sans jamais occulter la sensation de temps qui passe, font se côtoyer leur incroyable humanité avec la mort qui semble rôder autour. La vie est là, qui laisse aussi de la place à une dose de théâtralité assumée et réjouissante, dosée juste à point pour être vraiment savourée. Tout y est.
Mon premier Godot, donc. C’est bon, c’est fait, je ne l’attends plus.