Il est possible qu'il ne se passe rien. (Sandor Maraï)

Par Jmlire

Sandor Maraï

" À dix heures du soir, je sors mon volume de Racine de ma bibliothèque, une belle édition du milieu du XIX e siècle, et je commence à lire Phèdre. J'en suis au début du deuxième acte quand la radio qui diffusait de la musique dans la troisième pièce de l'appartement se tait et reprend, en claironnant : " Attention ! Alerte aérienne ! " Et elle donne des chiffres. Les Anglais sont entrés quelque part dans l'espace aérien hongrois. Je lève les yeux de Phèdre et j'écoute. C'est tout les jours la même chose, on crie au loup, et nous nous y habituons peu à peu. Il est possible qu'il ne se passe rien mais il se peut aussi que je disparaisse dans quelques minutes avec le quartier où j'habite. " S'habitue-t-on " vraiment à cela ?... En m'observant, à ma grande surprise, je suis obligé de répondre que, oui, on s'habitue. Aucune crainte, aucune révolte dans mon cœur. Le destin indifférent me tient entre ses mains. Moi aussi, je suis indifférent. Je continue ma lecture, j'écoute les râles d'Hyppolite. Les Français, et Jules Renard avec eux, placent Racine au-dessus de Shakespeare. C'est exagéré, d'après moi. Puis je ferme le livre et je m'endors. ( Journal, année 1943 )"

Sándor Márai : Journal Les années hongroises 1943-1948, Albin Michel, 2019.