Poussin a séjourné à Paris entre 1640 et 1642, après quoi il est revenu définitivement à Rome jusqu’à sa mort en 1665.
Cet article présente les pendants réalisée lors de ce second séjour, entre 1645 et 1653 pour les derniers.
Un pendant inachevé
La seule Crucifixion de toute la carrière de Poussin, peinte pour le président de Thou, devait avoir pour pendant un Portement de Croix qui n’a jamais été réalisé :
« Je n’ai plus assez de joye ni de santé pour m’engager dans ces sujets tristes. Le Crucifiement m’a rendu malade, j’y ai pris beaucoup de peine, mais le porte-croix acheveroit de me tuer. Je ne pourrois pas résister aux pensées affligeantes et sérieuses dont il faut se remplir l’esprit et le cœur pour réussir à ces sujets d’eux-mesmes si tristes et si lugubres. Dispensez m’en donc s’il vous plaist. » Poussin, Lettre à Jacques Stella, 1646
Le Portement de Croix, dessin, Musée de Dijon Crucifixion, Wadsworth Atheneum, Hartford
Poussin, 1644-46
Les deux compositions s’harmonisent :
- par le nombre de cavaliers (trois de part et d’autre) ;
- par la position de Marie et Jean (à droite).
Le plus étonnant est le fonctionnement du pendant, à rebours du sens de la lecture :
- dans le Portement, les cavaliers retournent vers l’arrière pour venir chercher le Christ, lequel est tombé à contresens, comme s’il marchait à la mort à reculons ;
- dans la Crucifixion, le cavalier Longin revient lui-aussi en arrière pour percer de sa lance le flanc droit du Christ.
Crucifixion, attribué à Poussin, 1647, Louvre (c) RMN
Ce dessin permet apprécier tout ce que la Crucifixion de Poussin a d’anticonformiste :
- le bon Larron (Dismas) est à sa place traditionnelle à la droite du Christ, mais il est vu de dos, alors que le mauvais Larron est en pleine lumière ;
- Marie est à la gauche du Christ, alors qu’elle est pratiquement toujours à la place d’honneur, à sa droite (voir Crucifixion – 1) introduction) ;
- de même le visage du Christ est tourné en sens inverse du sens habituel : ceci sert à faire comprendre que le moment représenté est celui où le Christ s’adresse à Jean et à sa mère [11] ;
- c’est également le moment où le Centurion reconnaît la divinité du Christ.
En conséquence de ce choix, tous les éléments négatifs (sauf le Bon larron) sont repoussés du côté honorable, à la droite du Christ :
- les deux autres cavaliers (l’un porte un bouclier avec la face de Méduse),
- les trois bourreaux (l’un monte sur l’échelle pour briser les jambes du Bon Larron),
- les trois fantassins casqués qui jouent aux dés.
Le premier plan comporte une scène extraordinaire, à lire de droite à gauche en quatre étapes :
- un mort dans son linceul sort de terre ;
- sous la poussée de la terre, le bouclier se relève comme comme le couvercle d’un tombeau ;
- un des soldats qui jouaient aux dés voir le danger et brandit sa dague ;
- obnubilé par le jeu, le quatrième bourreau, celui qui vend le manteau du Christ, ne comprend pas que ce manteau est son propre linceul qui l’attend.
Il est possible que Poussin ait abandonné le pendant pour les raisons qu’il allègue ; mais aussi parce qu’une Crucifixion aussi puissamment repensée ne pouvait être mise en balance avec rien.
Deux scènes de la vue de Moïse
Ce pendant est le second peint pour Camillo Massimi.
Moïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron
Poussin, 1645-48, Louvre, Paris
Moïse enfant
L’anecdote ne figure pas dans la Bible, mais est racontée par l’historien Josèphe.
Thermutis, la fille de Pharaon, avait décidé d’adopter Moïse alors âgé de trois ans, dans le désir de le voir succéder au trône d’Egypte. Le Roi, voulant faire plaisir à sa fille, posa sa couronne sur la tête de l’enfant ; aussitôt Moïse la jeta à terre et la foula de ses pieds. Un des prêtres assistant à l’action qu’il considéra d’un mauvais augure, brandit une lame pour tuer l’enfant, mais Thermutis s’empressa de le reprendre dans ses bras.
Poussin répartit les sexes de manière équilibrée : quatre servantes autour de Thermutis assise, quatre prêtres ou conseillers autour de Pharaon couché, et le petit Moïse entre les deux, mis en évidence par la limite du rideau.
Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron
L’épisode est raconté dans la Bible :
« Et l’Éternel parla à Moïse et à Aaron, disant : Quand le Pharaon vous parlera, en disant : Montrez pour vous un miracle, tu diras à Aaron : Prends ta verge, et jette-la devant le Pharaon : elle deviendra un serpent. Et Moïse et Aaron vinrent vers le Pharaon, et firent ainsi, selon que l’Éternel avait commandé ; et Aaron jeta sa verge devant le Pharaon et devant ses serviteurs, et elle devint un serpent.
Et le Pharaon appela aussi les sages et les magiciens ; et eux aussi, les devins d’Égypte, firent ainsi par leurs enchantements : ils jetèrent chacun sa verge, et elles devinrent des serpents ; mais la verge d’Aaron engloutit leurs verges. « Exode 7:8-12
Poussin met en scène avec clarté cette histoire complexe, en se limitant à deux serpents : celui des Hébreux à droite, mordant celui des Egyptiens à gauche. Il affuble les quatre devins d’une couronne de lauriers : l’un tient une perche avec un ibis, le deuxième un vase sacré, le troisième a jeté à terre sa verge qui s’est transformée en serpent, et le quatrième renonce à la jeter à son tour. Côté Hébreux, trois figurants précèdent les deux héros qui lèvent triomphalement l’index : Aaron et Moïse.
La logique du pendant
Ce qui a attiré l’attention de Poussin sur ces deux épisodes tirés de l’histoire de Moïse – l’un peu connu et l’autre bien connu – est une série de points communs :
- le geste de jeter au sol un objet de pouvoir : la couronne ou la verge ;
- la dévalorisation qui s’ensuit : la couronne devient un déchet juste bon à être piétiné et les verges deviennent des serpents, le plus méprisable des animaux ;
- le combat terminal : entre le prêtre levant son poignard et les servantes ; entre les deux serpents.
Bien marquées par le pavement, les lignes de fuite convergent d’un côté vers le poignard, de l’autre vers la porte.
Le décor du fond accompagne l’action :
- décalé par rapport au centre, le rideau orange matérialise la séparation entre Moïse et Thermutis (ligne bleue continue) ;
- les rideaux, les colonnes et la porte, symétriques, attirent l’oeil sur la verge jetée à terre (ligne pointillée).
Les personnages des deux scènes sont positionnés en miroir. On rencontre ainsi successivement, en partant du centre du pendant :
- un groupe de serviteurs de Pharaon (en gris) ;
- Pharaon assis (en orange) ;
- un groupe de partisans de Pharaon : le prêtre au poignard, les quatre devins (en rouge) ;
- un groupe de partisans de Moïse : Thermutis, ses quatre servantes ; Aaron et leurs trois compagnons (en vert sombre) ;
- Moïse enfant et Moïse adulte (en vert clair).
Les pendants pour Pointel
Sur les trois pendants réalisée pour le marchand Pointel, deux ont pour particularité de ne pas avoir été conçus simultanément, mais complétés a posteriori, à des années de distance : ce pourquoi, malgré la complémentarité flagrante des toiles, peu de spécialistes les acceptent comme des pendants ([1], p 245).
Un pendant a posteriori
Moïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon, 1645, Woburn Abbey Le Jugement de Salomon, 1649, Louvre
Ce pendant a pour thème l’enfant menacé de mort. Si le premier tableau est très similaire à celui réalisé pour Massimi, le second ne prend pas pour sujet Moïse, mais Salomon.
Quoique très différent quant au thème, et conçu en deux temps, ce pendant méconnu reprend les mêmes principes que celui réalisé pour Massimi.
Les colonnes et le pavement unifient les deux scènes, l’une extérieure et l’autre intérieure.
Dans la première toile, les lignes de fuite convergent vers le poignard, et l’enfant se trouve enfermé, avec son exécuteur, dans une étroite tranche centrale délimitée par les cloisons (lignes continues en bleu).
Dans la seconde, tout est construit en symétrie (ligne pointillée) : deux victimes (l’enfant menacé et l’enfant mort), deux mères, deux mains, deux colonnes. La bonne mère et la mauvaise occupent, à la droite et à la gauche de Salomon jugeant, les places des Elus et des Damnés autour du Christ du Jugement.
Trois serpents effrayants
Un homme tué par un serpent
Paysage avec un homme tué par un serpent – Les Effets de la terreur
Poussin, 1648, National Gallery, Londres
Acheté par Pointel, ce tableau très énigmatique n’a pas de source littéraire connue et a fait l’objet d’une abondante littérature [11a].
Au centre, une voyageuse, soulignée par le reflet de la tour, est tombée à genoux et lève les bras dans un geste d’effroi. Elle vient d’apercevoir un homme qui s’enfuit, car lui-même vient de voir un cadavre sur le bord du lac, recouvert par un grand serpent.
Cette partie du tableau, aujourd’hui très assombrie, nous est restituée par une description de Fénelon :
« De ce rocher tombe une source d’eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s’enfuit au travers de la campagne. Un homme qui était venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux ; le serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l’empoisonne de son venin, et l’étouffe. Cet homme est déjà mort ; il est étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres ; sa chair est déjà livide ; son visage affreux représente une mort cruelle. » Fénelon, Dialogue des morts, 53
D’autres personnages, aujourd’hui pratiquement illisibles, sont également décrits par Fénélon :
« D’autres sont sur le bord de l’eau, et jouent à la mourre : il paraît dans les visages que l’un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît être attentif, de peur d’être surpris. D’autres se promènent au delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. » Fénelon, Dialogue des morts, 53
Le thème principal du tableau est donc l’irruption d’un péril mortel au sein d’un paysage bucolique.
Un thème associé est celui de la prise de conscience du danger, par la transmission partielle de l’information, et l’atténuation concomitante de la terreur lorsqu’on s’éloigne de sa source. On peut même prolonger d’un cran la série si on lui ajoute le pêcheur à la gaffe, qui voit seulement la femme s’effondrer.
Le serpent d’Eurydice
Paysage avec Orphée et Eurydice, Poussin, 1650-53, Louvre, Paris
Ce tableau faisait également partie de la collection Pointel, d’après l’inventaire de 1660.
A droite, les deux couronnes fleuries posées au pied des deux arbres montrent que nous sommes le jour même des noces entre Orphée et Eurydice. En contrepoint, de l’autre côté de l’eau et du tableau, deux colonnes de fumée s’élèvent au dessus du mausolée d’Hadrien : bûchers funèbres qui nous rappellent que de l’arbre à la cendre, de l’ici-bas à l’au-delà, il n’y a qu’un fleuve à traverser.
- Prolongeons vers le bas le tronc marqué du manteau rouge : voici Orphée jouant de la lyre.
- Prolongeons de même le mât du bateau, et son reflet : voici Eurydice à genoux, faisant un geste d’effroi.
- Prolongeons la canne du pêcheur : voici le serpent qui vient de la piquer mortellement.
Surgie de l’ombre vers la lumière, la fatalité vient de faire irruption dans ce monde idyllique, dont seul le panier renversé et le geste d’Eurydice trahissent la perturbation. [12]
La logique du « pendant »
Réalisés pour Pointel à peu d’années de distance, ces deux tableaux de même thème (le serpent suscitant la terreur au sein d’un paysage paisible) ne sont en général pas considérés comme des pendants, à cause de leur différence de hauteur (d’après le catalogue de 1660, le second était plus haut de 25 cm).
Trois protagonistes se trouvent à peu près au même emplacement (flèches blanches). Entre eux la terreur se propage en zig-zag (flèches jaunes). Tout se passe comme si le second tableau reprenait l’idée du premier dans un cadrage plus serré (rectangles bleus), en raccourcissant la chaîne de transmission et en rajoutant la scène secondaire d’Orphée jouant de la lyre (rectangle vert).
Contrairement à ce que suggère Stefano Pierguidi ([1], p 245), la discordance des tailles (zones disparues en gris) et du cadrage rend très peu probable qu’il s’agisse d’un pendant, même a posteriori. En revanche, le premier tableau a clairement servi de prototype au second.
Cette méthode de composition par élaboration progressive du même thème, est confirmée par un premier tableau que Poussin avait réalisé quelques années auparavant :
Paysage avec un homme effrayé par un serpent, 1637-39, Musée des Beaux Arts, Montréal
Ce prototype du prototype traite un seul thème, celui du danger dans la campagne :
- le pêcheur surveille sa ligne,
- la femme voilée cueille des fleurs,
- seul celui qui n’est pas d’ici, le voyageur sur le chemin, voit le serpent qui les menace tous.
Deux stratagèmes comparés
Dans cet autre pendant a posteriori réalisé pour Pointel, une dizaine d’années sépare les deux tableaux.
Paysage avec Polyphème, 1649, Ermitage Paysage avec Hercule et Cacus, 1659, Musée Pouchkine, Moscou
A l’arrière-plan, en haut du rocher :
- Polyphème vu de dos joue tranquillement de la flûte, sa houlette posée à côté de lui ;
- Hercule vu de face tue Cacus à coups de massue.
Au plan moyen, les travaux des champs contrastent avec les plaisirs du lac.
Au premier plan, les urnes, les deux dieux allongés (l’un terrestre et l’autre aquatique) et les groupes de nymphes se répondent.
Au plein jour succède la lumière du soir.
La logique du pendant (SCOOP !)
Le pendant a pour thème par deux stratagèmes antiques, très discrètement évoqués :
- la houlette rappelle que, pour fuir Polyphème, Ulysse et ses compagnons s’étaient attachés sous le ventre de ses moutons ;
- les boeufs qui paissent à côté de la grotte de Cacus sont ceux qu’il avait volés à Hercule, en les faisant marcher en arrière pour brouiller la piste.
La Résurrection sous-entendue
Lamentation sur le Christ Mort gravure de Pietro del Po (inversée)
Noli me tangere, Prado, Madrid
Poussin, 1653
Ce pendant est le tout dernier peint pour Pointel (le premier tableau ne nous est plus connu que une gravure).
Formellement, il joue sur l’opposition systématique des postures :
- pour le Christ :
- gisant de profil, debout de face ;
- nu et habillé ;
- pour Marie et Marie-Madeleine :
- debout de face, à genoux de profil ;
- voilée, dévoilée.
Dans la Lamentation, le sépulcre dans lequel le Christ va être enseveli se trouve à gauche, avec vue au fond sur le Golgotha ; dans le second, le sépulcre duquel le cadavre du Christ a miraculeusement disparu se retrouve à droite, avec vue sur le jardin.
Très subtilement, l’inversion du point de vue traduit picturalement le retournement décrit dans l’Evangile de Jean :
« Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. » (Jean 20:13-14)
Les derniers pendants
Le souvenir de Phocion
Paysage avec les funérailles de Phocion
Poussin, 1648, Cardiff, Musée national du Pays de Galles
Paysage avec les cendres de Phocion
Poussin, 1648, Walker Art Gallery, Liverpool
Ce thème rarissime a été illustré en 1648 pour un des collectionneurs de Poussin, le marchand de soie lyonnais Sérisier. Phocion était un homme d’état athénien du IVe siècle av. J.-C. qui fut accusé injustement de trahison, condamné à s’empoisonner, et interdit de sépulture dans la cité.
Les funérailles
Un détail du tableau, puisé directement chez Plutarque, passe comme l’exemple même de l’érudition de Poussin, :
« Ainsi, ayant représenté dans un paysage le corps de Phocion que l’on emporte hors du pays d’Athènes comme il avait été ordonné par le peuple, on aperçoit dans le lointain, et proche de la ville, une longue procession qui sert d’embellissement au tableau et d’instruction à ceux qui voient cet ouvrage, parce que cela marque le jour de la mort de ce grand capitaine qui fut le dix-neuvième de mars, le jour auquel les chevaliers avaient accoutumé de faire une procession à l’honneur de Jupiter » » A. Félibien, Vie de Poussin, VIIIe entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, 1688
Cette érudition n’est pas gratuite : il s’agit surtout de souligner, avec Plutarque, que
« c’était un très-grief sacrilège encontre les dieux , que de n’avoir pas à tout le moins souffert passer ce jour-là, afin qu’une fête si solennelle comme celle-là ne fût point polluée ni contaminée de la mort violente d’homme. » Plutarque, traduction Amyot, 1567
Le cadavre, emporté hors d’Athènes pour être brûlé, est cité par Fénelon comme un exemple de réalisme empathique :
« POUSSIN
Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.
PARRHASIUS
On ne voit donc point le mort ?
POUSSIN
On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes : on y peut remarquer, non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. »Fénelon, Dialogue des morts, 1692-95, composé pour l’instruction du Duc De Bourgogne
Le brancard passe juste à l’aplomb du cénotaphe auquel Phocion aurait eu droit, et sous un poète qui regarde ailleurs.
Plus bas, un cavalier quitte la ville au galop. Il va bientôt doubler le lent char à boeuf sur lequel deux silhouettes voilées sont assises : peut-être la famille de Phocion bannie d’Athènes, bien que ce détail ne figure pas dans Plutarque.
Quoiqu’il en soit, le chemin en S permet à Poussin d’étager trois types de locomotion (à cheval, en char, à pieds) et de construire, autour du troupeau immobile, une dynamique qui mène l’oeil jusqu’au coeur du second pendant. [13]
Les cendres
« Et il y eut une dame mégarique, laquelle se rencontrant de cas d’aventure à ces funérailles avec ses servantes, releva un peu la terre à l’endroit où le corps avait été ars et brûlé, et en fit comme un tombeau vide, sur lequel elle répandit les effusions que l’on a accoutumé de répandre aux trépassés. » Plutarque, traduction Amyot, 1567
La dame recueille pieusement les cendres, sa servante fait le guet devant une foule indifférente : l’escamotage du héros, commencé à Athènes, est parachevé à Mégare. L‘ombre du deuil couvre l’emplacement du bûcher, qui se trouve juste à l’aplomb de l’élément culminant de la cité : le rocher.
Ainsi, plus pérenne que les temples, le souvenir de Phocion est désormais intégré au centre même du paysage : avec ce rocher troué, la Nature lui offre le tombeau vide que les hommes lui ont refusé.
Le calme et la tempête
Paysage par temps calme
Poussin. (1651) The J. Paul Getty Museum, Los Angeles
L’orage
Poussin, 1651,Musée des Beaux arts, Rouen
Le sens d’accrochage
On peut hésiter sur le sens d’accrochage, mais d’après les habitudes de Poussin, il est probable que le calme devait être placé avant la tempête :
- cadrage large / cadrage serré
- les deux hameaux (du lac et du mont) ferment les bords.
C’est avec ce montage que l’effet est le plus dramatique :
- d’un côté le berger regarde sans réagir les nuages qui arrivent ;
- de l’autre, il tente trop tard de rentrer ses moutons.
Les oppositions
« Le Paysage à l’arbre frappé par la foudre, dit L’Orage, et le Paysage au château, dit Le temps calme, résument les ambitions de Poussin dans les années 1650. La qualité de la lumière poudreuse, l’eau froide du lac d’une pureté parfaite, le ciel nuageux d’un bleu laiteux du Calme font contraste avec le ciel obscurci et chargé, ce « vent furieux », les « tourbillons de poussière », les « nuées » et les « éclairs » qui illuminent les constructions, la pluie qui commence à tomber de L’Orage, comme se font face le pâtre rêveur et les personnages terrifiés et affolés qui s’enfuient. Mais, surtout, Poussin a opposé une nature impassible et immuable à une nature déchaînée, « saisie d’une violence toute pareille à celle des passions humaines ». Pierre Rosenberg, Poussin et la nature, discours à l’Institut de France, 2006
La logique du pendant (SCOOP !)
On peut relever d’autres correspondances plus discrètes :
- la composition :
- paysage ouvert et harmonieux, encadré de part et d’autres par des arbres ;
- paysage cloisonné, barré par le tronc de l’arbre et compressé par la frondaison sombre qui se fond avec les nuages noirs ;
- le troupeau :
-
- paissant tranquillement ;
- perdu et échappant au berger qui tente de le ramener à la ferme ;
-
- les mouvements vers la gauche :
- un cheval quitte au galop le relai de poste, comme pour donner l’alerte ;
- le chariot, qui tentait de s’échapper vers le beau temps, est stoppé par la branche qui vient de casser.
De manière formelle, dans le Paysage par temps calme, les deux groupes d’habitation (sur la colline et près du lac), les deux troupeaux de part et d’autre du lac, les deux pics, les deux arbres jumeaux sur la droite, amplifient le thème de la duplication amorcé par la présence centrale du reflet. Tandis que côté Orage, les mêmes éléments sont uniques (un seul hameau, un seul troupeau, un seul pic, un seul tronc).
De manière théorique, le pendant illustre deux fonctions contradictoires de la lumière dans l’art :
- à droite, cacher et révéler par le reflet : optiquement exact (voir [14]), il montre le haut de la citadelle, mais cache celui de la montagne (car elle est lointaine) ;
- à gauche, cacher et révéler par des jeux d’ombre et de spots.
Sur d’autres pendants du même type, voir Pendants paysagers : deux états du monde
Annonciation Nativité
Poussin, vers 1653, Alte Pinakothek, Münich
Poussin reprendra dans plusieurs Annonciations postérieures la composition mise au point à l’occasion de ce pendant (voir 1 L’index tendu : prémisses).
Le pendant, de type Avant/Après, présente deux couples l’un autour d’un centre ouvert, l’autre groupé au centre. A ce stade de sa maturité, Poussin ne s’embarrasse pas de la différence d’échelle : ce qui importe est l’expressivité des formes.
Dans l’Annonciation :
- les bras en compas de l’Ange relient le Saint Esprit et la Vierge (en bleu) ;
- le V du livre s’offre au V de la colombe (en blanc) ;
- le V inversé des bras de la Vierge sert de toit à cette Incarnation (en vert).
Dans la Nativité, tous ces angles se sont ouverts :
- celui du bébé dans le berceau (en blanc) ;
- celui des bras émerveillés de Marie (en vert) et plus haut de Joseph (en bleu sombre).
Les pendants Annonciation/Nativité sont fréquents, mais les scènes sont si différentes que les artistes en général ne cherchent même pas à les harmoniser. Tout le problème de la mise en parallèle est l’inégalité d’importance entre les deux partenaires de Marie : pour éviter la concurrence graphique entre l’Ange et Joseph, Poussin a placé le premier à l’avant en pleine lumière, le second en arrière et à moitié dans l’ombre. Et pour accentuer l’homogénéité des deux scènes, il a concentré l’attention sur ces formes en V, en éliminant tous les éléments parasites (pas de lys, âne et boeuf presque invisibles).
Pendants discutés
L’enlèvement par Hercule de Déjanire , vers 1637, Uffizi, Gabinetto Disegni e Stampe L’enlèvement par Armide de Renaud mourant, vers 1637, Windsor castle.
On sait par Félibien que Poussin avait peint deux tableaux sur ces sujets, pour le peintre Jacques Stella. D’où l’hypothèse de Stefano Pierguidi ([7], p 5) qu’il s’agissait de pendants. Sur ces dessins préparatoires, les deux compositions sont en effet comparables :
- à gauche, un élément équestre (le centaure Nessus et les chevaux du char) ;
- au centre, des amours, qui élevant dans les airs les armes du héros ;
- à droite, un fleuve, l’Achéron et l’Oronte.
Dessin attribué à Poussin, RMN-Grand Palais, photo Jean-Gilles Berizzi Hercule et Déjanire, gravure d’Audran, 1692
Hercule et Déjanire
Le premier tableau a disparu, mais d’après ce dessin et cette gravure, il a finalement été réalisé en format vertical. A noter les armes portées par les trois angelots (le massue et la peau de lion), qui avaient fait l’admiration de Bernin lorsqu’il avait vu le tableau dans la collection Chantelou.
L’enlèvement par Armide de Renaud mourant, vers 1637, Gemäldegalerie, Berlin
Dans la version définitive du second tableau, Poussin a supprimé le char et les armes en vol, au profit d’éléments spécifiques à l’histoire de Renaud : le cimeterre oriental posé au premier plan, les écuyers qui attendent près de la colonne [15].
Cette évolution divergente (vers le format vertical d’un part, vers des détails très spécifiques d’autre part) laisse penser que, si Poussin a pu envisager un pendant au moment des dessins préparatoires, il en a ensuite abandonné l’idée.
Paysage avec un homme lavant ses pieds a une fontaine (Paysage avec un chemin de terre), Poussin, National Gallery, Londres Paysage avec voyageurs au repos (la route romaine), D’après Poussin, vers 1648, Dulwich Gallery
Ce pendant est réfuté à regret par Keith Christiansen ([5], p 216) en raison de sa provenance incertaine (Félibien ne mentionne pas de pendants, et les deux tableaux appartenaient dès 1685 à des collections différentes).
Les interprétations d’ensemble ne manquent pourtant pas :
- paysage naturel / paysage façonné par l’homme
- chemin de terre / route pavée route grecque (Vallée de Tempé) / route romaine (Cropper et Dempsey, 1996).
Les deux compositions suivent la même tripartition :
- à gauche un homme seul et un point d’eau ;
- au centre, une route sinueuse ou rectiligne ;
- à droite un couple assis près de pierres taillées.
Les personnages centraux du tableau de Londres semblent en outre raconter une histoire qui n’a pas été identifiée : la femme porte sur sa tête un plateau de pommes, et semble en avoir donné deux au vieil homme couché à plat ventre au pied d’un autel sylvestre et deux glaives entrecroisée : un vétéran auquel elle a fait l’aumône ?
Le Christ et la femme adultère La mort de Saphire
Poussin, 1653, Louvre
Ces deux tableaux sont proposés comme pendants par Mickaël Szanto [17]. Stefano Pierguidi ([1], p 248) considère que la différence d’échelle exclut cette possibilité. Il s’agirait plutôt de deux oeuvres conçues en contrepoint :
- une femme sauvée par Jésus malgré son adultère,
- une femme condamnée par Saint Pierre pour son avarice (Actes 5, 1-20)
Les deux oeuvres suivent le même dispositif théâtral (courant chez Poussin, et lié à sa méthode de composition consistant à placer des mannequins dans une boîte à perspective) :
- figures en pleine lumière au premier plan ;
- parapet de séparation ;
- avenue d’une ville (qui mène dans le second tableau à une citadelle aérienne symbolisant la Jérusalem céleste).
La diagonale descendante
Dans les deux oeuvres, elle est fortement marquée :
- l’index du Christ pointe la Femme adultère (geste renforcé, à l’arrière-plan, par le grand escalier du Temple) ;
- l’index de Saint Pierre pointe Saphire.
Dans La mort de Saphire, cette diagonale est particulièrement signifiante :
« elle part de la main levée de Paul qui atteste Dieu en haut à droite ; elle longe le pli de la toge jaune, le bras et le doigt pointé de Pierre ; elle atteint la tête de la suivante en blanc, dont le regard porté sur Saphire relaye celui des apôtres ; elle suit les bras de la suivante jusqu’aux yeux de Saphire et, de là, glisse sur sa manche rouge vers le pied du fossoyeur.« [18]
Détail qui rappelle la parole de Pierre :
« Vois les pieds de ceux qui ont enseveli ton mari, à la porte, et qui vont t’emporter aussi »
La diagonale descendante (en blanc) sert aussi à attirer l’oeil sur une figure symbolique (rectangle blanc) :
- une femme portant son enfant, dont les interprétations s’empilent sans se contredire :
- la Charité (comme dans la Mort de Saphire) ;
- la Nouvelle Loi (par opposition à la Loi des pharisiens, que le Christ a inscrite sur le sol en lettres hébraïques) ;
- la Maternité (par opposition à la Fornication ) ;
- un homme faisant l’aumône :
- la Charité (par opposition à l’avarice de Saphire).
Le fait que les deux tableaux soient construits en parallèle et avec des échelles différentes n’est pas forcément rédhibitoire : il pourrait s’agit d’un pendant avec effet de grossissement, tels que ceux que Poussin avait expérimentés en 1625-27.
https://www.academia.edu/11836227/_Uno_de_quali_era_gi%C3%A0_principiato_et_l_altro_me_l_ordin%C3%B2_i_pendants_di_Poussin_o_la_libert%C3%A0_dai_condizionamenti_del_mercato_e_della_committenza [7] Stefano Pierguidi, “Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole” e “Armida trasposta Rinaldo” di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants » https://www.academia.edu/11833640/_Fetonte_chiede_ad_Apollo_il_carro_del_Sole_e_Armida_trasposta_Rinaldo_di_Nicolas_Poussin_e_i_loro_possibili_non_identificati_pendants [11] Anthony Blunt « Poussin Studies – XIV: Poussin’s Crucifixion » The Burlington Magazine, Vol. 106, No. 739 (Oct., 1964) https://www.jstor.org/stable/874295 [11a] Pour une explication par le narcissisme, voir :
http://www.appep.net/mat/2014/12/EnsPhilo604BouchillouxEnigmePoussin.pdf
Pour une explication « freudienne », voir :
René Demoris « L’étrange affaire de l’Homme au Serpent : Poussin et le paysage de 1648 à 1651 » Littératures classiques Année 1986 8 pp. 197-218 https://www.persee.fr/doc/licla_0248-9775_1986_num_8_1_1072 [12] Pour une analyse différente, mais stimulante : https://delapeinture.com/2010/03/04/orphee-et-eurydice-de-nicolas-poussin/ [13] Le premier tableau du pendant est très étudié, à cause de l’ekphrasis de Fénelon. On peut consulter :
Olivier Leplatre, « L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et dévoilement générique chez Fénelon » https://www.revue-textimage.com/conferencier/02_ekphrasis/leplatre.pdf
Anne-Marie Lecoq, « La Leçon de peinture du Duc de Bourgogne : Fénelon, Poussin et l’enfance perdue » Le Passage,2003 [14] Janis Bell, « Poussin and Optics: Reflections on the Lake in “a Calm” Venezia Arti Nuova serie 2 – Vol. 29 – Dicembre 2020 https://www.academia.edu/75260746/Poussin_and_Optics_Reflections_on_the_Lake_in_a_Calm_ [15] HENRY KEAZOR, « COPPIES BIEN QUE MAL FETTES »: NICOLAS POUSSIN’S RINALDO AND ARMIDA RE-EXAMINED », Gazette des beaux-arts 6. Pér. 136, 142. année (2000), Nr. 1583, S. 253-264 http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2340/1/Keazor_Nicolas_Poussin_Rinaldo_and_Armida_2000.pdf [16] « Poussin and Nature: Arcadian Visions », Metropolitan Museum of Art, https://books.google.fr/books?id=CEljdrnhNnYC&pg=PA216#v=onepage&q&f=false [17] Mickaël Szanto « Poussin et Dieu » 2015, cat 61