Godot à l’infini

Publié le 12 février 2023 par Morduedetheatre @_MDT_

Critique de Fin de Partie, de Samuel Beckett, vue le 2 février au Théâtre de l’Atelier
Avec Denis Lavant, Frédéric Leidgens, Claudine Delvaux et Peter Bonke, mis en scène par Jacques Osinski

J’avais évidemment entendu parler de cette Fin de partie lors du Festival d’Avignon OFF 2022, mais je me doutais bien qu’elle allait venir à Paris. Et même alors, il m’a fallu beaucoup beaucoup d’échos positifs pour me décider enfin à y aller. C’est difficile de passer après un spectacle qui vous a marqué. Fin de partie, c’est le premier Beckett que j’ai vu sur scène, c’est aussi ma première rencontre avec Alain Françon, et enfin c’est la première critique dont mon grand-père m’a dit qu’elle était particulièrement fine et poussée. Bref, il fallait vraiment un grand spectacle pour pouvoir passer au-dessus de ce souvenir. Bingo.

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » Cette phrase qui ouvre la pièce est peut-être son meilleur résumé. J’aurais du mal à en dire beaucoup plus. On découvre Hamm et Clov dans un intérieur sombre et légèrement inquiétant, qui apparemment donne sur la mer. On n’en saura pas beaucoup plus. Hamm est aveugle et paraplégique, Clov est son serviteur. Les deux personnages semblent complètement interdépendants. Et ils jouent ce nouveau jour de leur vie devant nous.

C’est là que je me rends compte comme la langue de Beckett m’avait manqué. Et comme la mise en scène de Jacques Osinski lui fait honneur. C’est un texte qui semble appeler ce genre de mise en scène qui joue le texte sans jamais en augmenter la moindre virgule. Qui joue la situation autant que l’absence de situation. Qui joue les mots autant que les silences. Et même les sons. La première scène en est une démonstration magistrale. Rien n’est dit, et pourtant les variations de sons produites semblent poser une ambiance à elles seules. Les didascalies de Beckett, si importantes dans Fin de Partie, sont là. On les entend, on les voit, on les sent jusque dans nos orteils. Et nous voilà partis pour un voyage hors du commun.

Et c’est là que, malgré tout, je me rends compte que j’étais peut-être un peu jeune lorsque j’ai rencontré cette pièce pour la première fois. Je n’avais pas perçu, comme ici, la présence aussi intense de la fin du monde. On a parfois l’impression d’être dans Black Mirror. Jacques Osinski n’arrête rien, ne propose pas davantage. Il avance le long d’un couloir et ouvre des portes sans jamais les franchir. Ce pourrait être la dernière conversation entre Clov et Hamm, ou ce pourrait être un même scénario qui se répète. On pourrait être dans un bateau à la dérive ou dans une maison après une attaque nucléaire. Ce pourrait être l’antichambre de la mort, ou le premier jour du reste de leur vie. Ce qui semble l’intéresser particulièrement, c’est le lien qui existe entre ses personnages. S’ils sont encore là, c’est parce qu’ils existent par les autres avec qui ils interagissent.

Et quels autres ! On pourrait enchaîner les poncifs, dire d’eux qu’ils sont complémentaires (c’est vrai), infiniment précis (c’est vrai), complètement fascinants (c’est toujours vrai). On pourrait en écrire des choses sur la composition gestuelle de Denis Lavant, on pourrait probablement disserter rien que sur sa manière inénarrable de monter à l’échelle. C’est un plaisir de spectateur sans pareil. Mais ce qui marque particulièrement, cette chose indicible qui semble transcender le plateau, c’est à quel point chacun de leur geste ou de leur parole vient réhausser leur humanité, comme si l’arrêt du mouvement, ou celui du son, entraînerait l’effacement de ce qu’ils sont pour toujours. C’est extrêmement mal dit, mais il y a quelque chose de cette ordre-là. Une condition humaine à laquelle on s’accroche.

Jeu, set, et match, Jacques Osinski et ses formidables comédiens remportent tout. Bravo.