Une vie pour le cinéma
Marraine du cinéma allemand, grande figure intellectuelle du XXème siècle, Lotte H. Eisner fut un personnage hors-normes. Ses mémoires, enfin traduites, sont l’occasion de se replonger dans une vie passionnante qui est aussi celle de notre héritage culturel.
Personnalité aussi extravagante qu’originale, dont le parcours se situe au carrefour de ce que le XXèmesiècle aura eu de plus terrible mais aussi de plus formidable, Lotte H. Eisner, critique de cinéma, pionnière de la cinémathèque française auprès du « monstre »Henri Langlois, intime des plus grandes figures de l’avant-garde de l’entre-deux-guerres, soutien indéfectible des principaux réalisateurs de l’après-guerre, ne pouvait qu’écrire des mémoires passionnantes. Encore que le terme « écrire » ne soit pas le bon, puisque J’avais jadis une belle patrie, publié en allemand en 1984, peu de temps après la mort d’Eisner, est en réalité constitué de « propos recueillis par Martje Grohmann », la première femme de Werner Herzog (lequel vouait une admiration sans borne à celle qu’on surnommait « la eisnerin »). Le livre est donc très oral et c’est cette verve particulière qui lui donne tout son charme, d’autant qu’Eisner n’a pas la langue dans sa poche. Une Lotte qui « associe volontiers ce nom au mot italien lotta, la lutte, car ma vie n’a été qu’une longue lutte, à l’exception du tout début dont le calme était trompeur ».
Ce calme trompeur, c’est celui de son enfance privilégiée au sein d’une famille juive aisée avant que n’éclate la première guerre, un monde disparu qu’elle évoque dans un mélange de nostalgie et de lucidité, car sa vie mouvementée lui aura donné une conscience aiguë des injustices. Eisner était une personnalité aux convictions fortes, parfois obstinées, à l’intelligence et à l’humour dévastateur (ceux qui avaient le tort de lui déplaire en prennent pour leur grade). Si elle fut d’une grande générosité, elle se montre parfois brutale : ainsi se félicite-t-elle de ne pas avoir eu d’enfants car « des enfants auraient vidé mes entrailles de toute créativité ». Elle qui se retrouva dans le « collimateur » des nazis avant même leur accession au pouvoir (« lorsque les têtes rouleront, cette tête roulera », lui auguraient-ils), et dut en conséquence fuir au plus vite Berlin pour Paris, aura néanmoins su, toujours, n’en faire qu’à sa tête, quitte à bouffer de la vache maigre.
Dans une vie comme la sienne, l’année 1933 est évidement une coupure absolue. De fait, ses mémoires s’organisent en deux séquences qui définissent tout son parcours : « Souvenirs d’une patrie », tout d’abord, soit l’irrésistible ascension d’une jeune femme brillante dans le Berlin expressionniste, qui ne tarde pas à se faire une place comme critique de premier plan et côtoie le gratin artistique ; puis « Les longues vacances de Lotte Eisner », une vie d’exilée au cours de laquelle la rencontre avec un très jeune Henri Langlois, à la fin des années 30, aura une importance fondamentale. Elle voit aussitôt « un don exceptionnel encore invisible pour les autres » chez ce passionné qui entasse des bobines de film dans sa baignoire et qui « le jour du bac ne trouva pas le temps de se présenter à l’examen car il avait prévu de voir trois films à la suite ».
Si elle parvient à échapper à la déportation (ce qui ne sera pas le cas de sa mère), elle n’en connaîtra pas moins les camps du sud de la France, des mouroirs où s’entassaient déjà dans des conditions inhumaines les républicains espagnols. Ce n’est que grâce à sa débrouillardise et son incroyable capacité à garder la tête haute dans les pires situations qu’elle en sortira vivante. Ce seront alors des années de clandestinité, durant lesquelles l’aide de Langlois sera fondamentale, puis, à la libération, l’aventure de la cinémathèque et la rédaction de livres essentiels sur l’expressionisme, mouvement qu’elle sauvera de l’oubli et replacera comme pièce maîtresse de l’histoire du siècle (Breton ne s’y trompera pas, saluant ainsi dans une lettre la « valeur fondamentale » de son travail).
Ses mémoires sont aussi l’occasion de dresser le portrait des artistes et cinéastes qui auront été ses compagnons de route. Des portraits souvent empreints de mélancolie ; ainsi, bien que Fritz Lang ait su s’adapter aux exigences industrielles de la machine hollywoodienne, elle nous décrit sa vie américaine comme terriblement solitaire. La mélancolie cède parfois la place à la perplexité : si Eisner prend la défense du jeune Brecht qu’elle a bien connu, dont le mélange d’arrogance et de timidité ne lui faisait pas que des amis, elle a bien du mal à comprendre sa décision de s’installer après la guerre à Berlin Est et cautionner ainsi, en jouissant d’un confortable salaire, un régime autoritaire. Car la question morale, pour Eisner, qui avait vu l’inhumanité de près, est fondamentale.
Lotte H. Eisner – J’avais jadis une belle patrie, Mémoires [Traduit de l’allemand par Marie Bouquet – Marest, 430 pages, 27 euros]