Un personnage mystérieux semble à la dérive dans les rues de Buenos Aires, « ville monstre » où « les lumières qui viennent sur lui » sont « comme les yeux toujours ouverts d’animaux au pouls agité ». On en sait peu sur ce personnage, si ce n’est de simples initiales, « FG », et qu’il est de retour d’un pays désertique en guerre, la Syrie peut-être. FG, là-bas, était soldat ou croit qu’il l’était (difficile de s’assurer de la véracité de ses dires) et se considère maintenant porteur d’une mission secrète à réaliser en Argentine, mission pour laquelle il attend des instructions qui ne viennent pas de la part de contacts qui ne le contactent pas. Emporté dans un délire paranoïaque qui convertit tout en signe (et une « ville monstre » est évidemment saturée de signes), il s’invente en permanence des raisons d’attendre ou de poursuivre cette fameuse mission dont il ne sait rien, comme si son délire – produit, certainement, d’un trauma – devait rester incomplet, tel que l’est FG lui-même, et que l’invention qui l’accompagne était toujours boiteuse. En guise de contrepoint à ce récit halluciné, écrit au rythme heurté d’une langue en déséquilibre, qui suit « l’arythmie du promeneur nerveux », María Sonia Cristoff raconte ses propres pérégrinations à Bordeaux, sur les traces d’Albert Dadas, un « livre inachevé » qui tente de déchiffrer un autre mystère parallèle à la folie contemporaine de FG : celui de ce Dadas, « voyageur aliéné » du XIXèmesiècle incapable de rester en place, fugueur maniaque qu’une obsession incontrôlable poussait à marcher et marcher encore, dans un état d’inconscience, à travers la France, voire jusqu’à la lointaine Russie. Le docteur Tissié s’est penché sur ce cas clinique et c’est aussi à travers ce regard, celui d’un médecin de son temps, que Cristoff le dessine. Dadas et FG pourraient ainsi être deux incarnations d’une même incapacité à rester présent dans le réel tel qu’il est. María Sonia Cristoff explore avec subtilité les interstices de la raison déraisonnante.
María Sonia Cristoff – Mal d’époque [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet – Éditions du sous-sol, 212 pages, 22 euros]