Ce dernier article est consacré aux artistes qui ont traité plusieurs fois et selon des formules différentes le thème du Sacrifice d’Isaac, ce qui pose la question de la préférence pour telle ou telle formule.
Nous verrons également, pour terminer, quelques oeuvres atypiques qui n’entrent dans aucune des formules que nous avons explorées.
Article précédent : Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal
Artistes « spécialistes » du thème
lls sont classés par ordre chronologique. La plage temporelle indiquée est celle où l’artiste à traité le thème.
Johan Liss (1625-29)
Liss, peintre d’origine allemande formé en Hollande et dans les Flandres, est arrivé en Italie en 1621, où il a fait toute sa carrière à Venise, Rome, puis encore Venise.
Johan Liss, 1625-26, Collection particulière
Composition de type H4 (Ange séparateur). Liss résout d’une manière originale le problème de l’ange à droite, en lui faisant bloquer non pas le bras armé d’Abraham, mais son bras libre. La manière dont les deux bras gauches se croisent sans se saisir est résumée plus bas, dans le geste du pouce qui croise le manche du couteau sans l’empêcher de tomber.
La déploration d’Abel Le sacrifice d’Isaac
Johan Liss, 1628-29, Galerie de l’Académie, Venise
La mise en pendant de ces deux épisodes, qui n’a rien d’habituel, se justifie par le thème de l’enfant assassiné.
A gauche, Adam et Eve découvrent le cadavre nu d’Abel. Les deux peupliers parallèles et l’arbuste qui se détachent sur le soleil couchant miment les trois personnages, dans une composition en diagonale descendante où le ciel rougi envahit la moitié du tableau.
A droite, Abraham s’apprête à égorger son fils Isaac, lui aussi dénudé. Le groupe emmêlé des trois personnages est englobé dans un bouquet d’arbres, sur la diagonale ascendante, devant un ciel bleu lumineux.
Au tragique définitif de la première mort s’oppose le message positif de la seconde, puisqu’in extremis l’ange retient le bras d’Abraham.
Par ordre chronologique, la Mort d’Abel se situe avant le Sacrifice d’Isaac. L’ordre des deux tableaux étant contraint, il était impossible d’envisager une disposition ascendante/descendante, qui aurait accolé artificiellement deux familles n’ayant rien à voir. La disposition inverse conduit à retenir, pour le Sacrifice d’Isaac, la formule V4, la plus courante.
Cornelis de Vos (1630-31)
Collection particulière 1631, Staedel Museum
La composition de gauche est sans doute la première, puisqu’elle utilise la formule V4 selon la diagonale descendante, la forme la plus courante. Celle de droite s’obtient en inversant Abel (ses bras liés passant devant son torse) et en le faisant passer de l’autre côté : on ce qui conduit à la très rare formule V4 selon la diagonale ascendante . L’ange est très proche d’Abraham, qui se retourne vers lui.
Il en résulte un intéressant effet de ricochet entre la courbe du corps du jeune homme, celle du corps de l’angelot, et enfin celle du sabre : comme si les trois coalisaient leur souplesse contre Abraham.
Orazio Riminaldi (1620-30)
Collection particulière Palazzo Barberini, Roma
Deux compositions de type imbriqué, l’une en format vertical V4, l’autre transposée en format horizontal. Dans les deux cas, l’ombre portée du bras d’Isaac sur sa poitrine préfigure sa blessure imminente.
Collection particulière
Une composition rare de type Ange séparateur (H4).
Orazio De Ferrari (1625-50)
Après 1625, Pinacoteca di Savona 1650-57, Ascoli Piceno, Pinacoteca Civica di Palazzo dell’Arengo
La première toile de ce peintre génois inverse la composition H1 (type Florence) de Caravage. La seconde est de type H3 (en V) mais étendu en format vertical en rajoutant en bas la partie autel, de manière très signifiante : le brasero prolonge la ligne qui passe par les mains superposées d’Abraham et de l’Ange, puis les mains liées d’Isaac, figurant son destin suspendu.
Agostino Beltrano (1627-56)
Capodimonte Tower Hamlets Local History Library and Archives
Composition de type V1 (en pied, séparé).
Collection particulière, Montecatini Terme
Collection Baldeschi, Modène
Compositions de type V4 (en pied, solidaire).
Gemäldegalerie, Dresde
Encore une composition de type V4, mais avec Abraham en demi-figure.
1639, Residenzgalerie, Salzburg
Cette composition est de de type V4 selon la diagonale ascendante, avec la particularité d’être comprimée en format horizontal, ce qui en fait un cas très particulier : d’autant plus que lorsque l’ange arrive par la droite, il ne saisit généralement pas l’arme mais se contente d’un geste de persuasion (voir XXX) Le parti-pris non-narratif se voit au voisinage entre l’âne (début de l’histoire) et le bélier (fin de l’histoire). Autre particularité intéressante, l’épaule dénudée d’Abraham, qui traduit sa vulnérabilité.
Francesco Guarino (1631-54)
Palazzo Pinto, Salerne Collection particulière
Ces deux variantes, très similaires à la composition atypique de Beltrano que nous venons de voir, laissent supposer que ces deux peintres de la même génération, tous deux élèves de Massimo Stanzzione à Naples, ont pu s’inspirer d’un même modèle, aujourd’hui disparu.
Lorenzo Lippi (1626-65)
Abraham et Isaac Agar au désert
Lorenzo Lippi (attr), vers 1640, provenant de l’église Santa Lucia de Montecastello, Museo diocesano, San Miniato
La composition de type V2 (triangle pointe à gauche vers Abraham) s’explique par la symétrie entre les deux personnages vêtus de rouge (triangle pointe à droite vers Agar). Pour le thème de ce pendant, voir Sujets religieux. A noter que nous avons déjà rencontré deux pendants sur le même sujet, par Pasquale Chiesa (1640) et Bencovitch (1715)
Collection particulière
Pour transposer la composition en format horizontal, Lippi conserve la même configuration Père/Fils, mais déplace l’ange à gauche pour faire jonction avec la zone Paysage.
Paolo Pagani (1685-90)
Coutumier des compositions déjantées, Pagani a enrichi le répertoire du thème par deux interprétations particulièrement originales.
Agar et l’Ange Sacrifice d’Isaac
Palazzo Capello Salvioni, 1685-88, Venise
Pour ce Sacrifice, Pagani a eu deux idées uniques : placer l’ange séparateur en dessous, et lui faire détourner l’attention d’Abraham en frôlant son torse de l’aile.
Comme nous l’avons vu à propos du pendant de Bencovich, la séparation verticale entre Agar et Ismaël (ligne blanche continue) est justifiée par le texte. La même ligne, dans le Sacrifice (ligne blanche pointillée) se lit plutôt comme la médiane du triangle bien marqué par les ailes de l’ange (en bleu). Graphiquement, la rotation du triangle s’accompagne d’une mutation des rôles : la Mère se transforme en Père, l’Ange perd ses ailes et se transforme en Fils, le Fils se transforme en Ange.
Ainsi les deux particularités du tableau s’expliquent par le fonctionnement en pendant.
1685-88, Ermitage, Saint Petersbourg
A contrario, dans cette variante sans pendant, l’aile gauche a repris sa place naturelle et Abraham a retourné son attention vers Isaac. Au dessus du bélier, l’âne remplace l’arbre.
Sacrifice d’Isaac, 1685-90, Museo Casa Paolo Pagani, Valsolda Rapt d’Helène, vers 1700, Collection privée
Toute la composition conduit l’oeil vers le point nodal du tableau : la pointe du couteau faisant contact avec le peau du cou d’Isaac tandis que, juste à côté, la main de l’ange recouvre celle d’Abraham, de manière imperceptible.
Cette capacité à faire surgir le petit au milieu du grand anticipe le dispositif du Rapt d’Hélène, où l’oeil oscille, pour identifier celle-ci, entre la femme du premier plan et celle de l’arrière-plan.
Luca Giordano (1680-96)
1680-89, Ermitage Collection particulière
Deux compositions V4 (solidaire), l’une en pied, l’autre en demi-figure.
Vers 1696, Prado
Composition de type H3 (en V)
Sacrifice d’Abel et Caïn Sacrifice d’Isaac
Collection particulière
Giordano réussit ici la gageure de mettre en rapport deux sacrifices n’ayant pas grand chose à voir.
Il rajoute un ange dans celui d’Abel et Caïn (en orange), Dieu dans celui d’Isaac (en jaune), et identifie le bélier avec l’offrande d’Abel (en bleu). Dans le camp de la victime innocente, il compare Abel et Isaac (en vert) et dans le camp du meurtrier Caïn et Abraham (en rouge).
Michael Rottmayr (1690-1730)
Michael Rottmayr, 1692, Alte Galerie, Schloss Eggenberg, Graz
Dans cette composition de type V4, un mouvement en zig-zag particulièrement élaboré conduit l’oeil, en passant par tous les protagonistes de l’histoire, jusqu’à la conclusion heureuse : du bélier au brasero.
Michael Rottmayr, 1700-30, National Museum, Varsovie Schelte (Adamsz Bolswer) d’après Theodoor Rombouts, Rijksmuseum
Dans cette composition de type V4, l’ange croise les bras de manière particulièrement alambiquée. Cet embarras résulte d’un problème de main droite : Rottmayr a voulu corriger la gravure de Schelte (où Abraham tient le poignard de la main gauche, puisque la gravure inverse le tableau de Rombouts), tout en la recadrant en largeur, ce qui lui a fait placer le bélier à gauche, à côté du brasero. Comme il a voulu conserver le geste de l’ange montrant la bête, et lui faire arrêter de la main droite le bras armé, la seule solution était cet étonnant croisement.
Giovanni-Battista Pittoni (1713-50)
1713-14, Speed Art Museum, Louisville
Composition de type H3 (en V)
Collection particulière Musée de Picardie
Avant 1720
Deux compositions de type V4 (solidaire), dont la seconde est une mise au format carré (peut être par un autre artiste) de la première.
PIttoni, 1720, Chiesa di San Francesco della Vigna, Venise. Federico Bencovich, 1714, Strossmayer Gallery, Zagreb
Avec son ange vu de dos, cette composition semble s’inspirer de celle que Bencovich avait mise au point six ans plus tôt. Mais il s’agit plus probablement d’une réinterprétation parallèle, à partir du célèbre tableau de Liss (voir Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal) .
1750, Museum of Fine Arts, Boston Cornelis Galle l’Ancien, vers 1630
Pour sa dernière interprétation du Sacrifice d’Abraham, Pittoni reprend, pour l’Ange en surplomb arrêtant le couteau, la tradition de Raphaël ; mais en inscrivant Isaac dans le grand triangle du corps d’Abraham, il la fusionne avec la tradition d’Andra del Sarto. En ajoutant une contre-plongée à la vénitienne, qui prend son essor depuis le bélier vu de dos, il obtient cette oeuvre composite, puissante, dynamique et fortement charpentée.
Tiepolo (1720-50)
Gianbattista Tiepolo, 1720-25, pennacchi dell’Ospedaletto, Venise
Le jeune Tiepolo réussit à caser la scène dans cet espace difficile, en plaçant Abraham en position couchée, symétrique à celle d’Isaac. Le couteau sur la clé de l’arc attire tous les regards.
Gianbattista Tiepolo, 1727-28, Plafond de la Galleria degli ospiti, Palazzo Patriarcale, Udine
Cette fresque en contre-plongée ouvre une trouée vers le ciel au centre de la galerie.
La position inhabituelle de l’Ange à droite découle de l’orientation du bâtiment : Tiepolo a dû inverser la diagonale du rayon de lumière, afin qu’il semble provenir de la fenêtre Sud. L’autre avantage étant que le rayon accompagne le visiteur entrant dans le galerie.
L’idée elle-aussi inhabituelle d‘éloigner les deux groupes découle du large espace de ciel nécessaire pour donner l’illusion d’une trouée. Elle contraste agréablement avec la fresque située juste en dessous (Rachel cachant les idoles), construite autour d’un groupe central compact.
Aux yeux des invités qui parcouraient la galerie, l’ensemble du décor avait un sens politique : Abraham symbolisait l’obéissance à Dieu des patriarches d’Udine [17].
Gianbattista et Dominico Tiepolo, 1750, MET
On pense que cette toile est de la main du père et du fils, à la période où ils collaboraient à la décoration de la Résidence de Würzburg. La composition est de type V4, mais comprimée en format horizontal pour les besoins de la contre-plongée.
Januarius Zick (1745-97)
Cet artiste prolifique, un des maîtres du rococo allemand, a peint pas moins de onze fois le Sacrifice d’Isaac. Il aurait été très intéressant de suivre ces variations par ordre chronologique, mais malheureusement les datations sont très hypothétiques (je reprends les datations et la numérotation G08 à G16 de Strasser [18], les notations abb 135 à abb 144 renvoient aux figures de l’article d’Othmar Metzger [19]).
Les compositions sont toutes de type V4 (Abraham et Isaac solidaires), en format vertical ou le plus souvent horizontal. Mis à part deux oeuvres, l’Ange ne touche pas Abraham, absence d’interaction bien pratique pour travailler par assemblage. J’ai donc regroupé les oeuvres selon la position de l’ange par rapport au groupe principal.
Vers 1755 (G09), Suermondt-Ludwig Museum, Aachen Vers 1755 (G10, abb 138), Alte Pinakothek Munich Vers 1775, collection particulière, photographie rkd
La formule où l’ange arrive en vol horizontal depuis la droite est de loin la plus fréquente.
Sacrifice d’Isaac (G12, abb 141) Abraham et les trois anges (G12, abb 140)
Vers 1765-70 pendant Alte Pinakothek Munich
Il la reprend telle quelle dans ce pendant, qui du coup fonctionne a minima (Abraham debout sert de pivot entre le groupe des trois anges assis et l’ange volant, la femme qui regarde par la porte équilibre vaguement Isaac).
Avant 1762 (G11), perdu 1780-90 (G16, abb 139), collection particulière
On la retrouve encore deux fois dans ces oeuvres paysagères. Dans la plus récente, l’ange ose enfin enlacer le bras armé, d’une manière plus sensuelle que directive.
Sacrifice d’Isaac (abb 143) Abraham chasse Agar de sa maison (abb 144)
Dans ce pendant discutable (non accepté par Strasser), l’ange vient se coller au groupe sans tenter la moindre intervention. La composition recopie la gravure de Schelte que nous avons vu plus haut.
Vers 1755 (G08), collection particulière
Cette composition expérimentale, jamais reprise par la suite, place l’ange debout, en suspension à bonne distance d’Abraham et d’Isaac qui ne lui prêtent aucune attention : l’apogée de cette absence d’interaction qui est décidemment la marque de fabrique de Zick.
Vers 1765 (G15, abb 135), Wallraf Richartz Museum, Cologne 1760-65 (G13, abb 142), Alte Pinakothek, Münich Vers 1780 (G14), collection particulière
Dans cette formule, l’ange est encore debout en suspension, mais si proche qu’il peut saisir le poignet d’Abraham (G13) ou tapoter son épaule (G14). La version de Münich est assez déconcertante par son parti-pris d’immobilité : chacun joue son personnage (l’ange suspendu, Isaac prostré, Abraham bouche-bée) avec la conviction de chanteurs d’opera.
Formes atypiques
Dans leur recherche forcenée de variété, certains artistes ont imaginé des compositions surprenantes, qui n’ont été reprises par personne.
Le cas Mantegna
Le sacrifice d’Isaac, Moïse présentant aux douze tribus les Tables de la Loi.
Triptyque des Offices, détail du volet droit, Andrea Mantegna, 1461, Offices
Pour sa première interprétation du Sacrifice d’Isaac, Mantegna utilise une représentation volontairement archaïque, avec la main de Dieu sortant des nuages et Isaac représenté en adulte, ceci pour montrer l’ancienneté de l’édifice. Les deux lunettes ne doivent pas être lues en pendant, mais comme commentaire des deux scènes situées en dessous.
La Circoncision et la Présentation au Temple
La Présentation de la Loi se situe au dessus de la partie Présentation de Jésus au Temple. Comme l’a montré Jack M. Greenstein [20], l’ouverture fermée à l’arrière-plan n’est pas une porte de communication, mais la porte du Tabernacle, où sont conservées les Tables de la Loi.
La scène du Sacrifice d’Isaac se justifie quant à elle à double titre :
- parce que, selon la tradition, elle s’était produite à l’emplacement du Temple de Jérusalem;
- parce que le couteau du sacrifice fait écho à celui de la Circoncision, juste en dessous.
Le sacrifice d’Isaac David et Goliath
Andrea Mantegna, 1490-95, Kunsthistorisches Museum , Vienne
Mantegna revient une seconde fois au Sacrifice d’Isaac pour ces deux panneaux décoratifs, qui proviennent très probablement du palais d’Isabelle d’Este à Mantoue [21]. La fait qu’il s’agisse de pendants n’est pas douteux :
- deux arbres fruitiers ;
- même bandeau, même manteau flottant, même geste de saisir la victime par les cheveux ;
- opposition entre la posture penchée et redressée, entre le poignard mal empoigné et le glaive victorieux.
Le fait que les deux compositions ne soient pas en miroir, mais parallèles, compare Abraham et David d’une part, Isaac et Goliath de l’autre. Le thème du pendant apparaît ainsi clairement : la décapitation interrompue ou accomplie.
Ce fonctionnement en pendant explique pourquoi Mantegna, par comparaison avec la version des Offices :
- a conservé la main de Dieu (sans introduire l’ange) : il fallait deux duos à mettre en correspondance ;
- a rajeuni Isaac : victime de l’homme mûr côté Abraham, le Jeune Homme devient son vainqueur côté Goliath ;
- a placé le bélier sur l’autel allumé et non devant : de même que la main de David a tranché, la main de Dieu a déjà sacrifié.
On comprend aussi la signification généalogique de l’arbre fruitier :
- celui derrière la tête d’Isaac montre que sa descendance est préservée ;
- celui qui porte la tête de Goliath montre que sa branche est coupée.
Vue de dos
Cristofano Gherardi, 1555, Musée diocésain, Cortone
Une formule que personne d’autre n’utilisera, sans doute à cause de son sous-entendu sexuel (possiblement volontaire, tant l’angelot évoque un Cupidon indigné).
Inversion d’un type connu
Alessandro Tiarini, 1620-30, collection particulière (fototeca Zeri)
Il s’agit ici d’un type V1 (Abraham et Isaac séparés et disposés sur la diagonale descendante), mais transcrit en format horizontal : ce qui permet de placer Isaac en haut à gauche, à la place habituelle de l’ange, et l’ange en contrebas, accroché sous le bras armé d’Abraham.
Nicolaes Maes, 1655-58, Collection of Alfred and Isabel Bader, Milwaukee [22]
Dans cette composition déconcertante, Maes inverse le type V4 (Isaac solidaire d’Abraham), ce qui l’oblige à transformer Abraham en une sorte de nain abrité sous son fils.
L’ange géant qui apparaît au dessus du nuage ajoute encore à cette inversion des proportions, qui abandonne tout réalisme pour décrire une sorte d’effondrement psychique. Dans cette oeuvre radicale, l’agneau salvateur n’est pas désigné par l’ange : il faut le deviner, confondu sur le bord gauche avec l’extrémité du nuage.
Passage au quintette
Sacrifice d’Isaac Moïse et le buisson ardent
Livio Mehus, 1645-91, Statens Museum for Kunst, Copenhague
L’ajout de Dieu le Père s’explique par un fonctionnement en pendant particulièrement sophistiqué :
- en vue à plat : diagonale montante puis diagonale descendante ;
- en vue en profondeur :
- de l’arrière-plan (âne) au plan moyen (Dieu), en arrière de l’ange montrant le bélier ;
- de l’arrière-plan (Dieu) à l’avant-plan (moutons).
Il en résulte un effet de continuité assuré par la figure divine, entre l’arrière plan (en bleu) et l’avant-plan (en rouge), sur lequel se termine la lecture.
Madeleine pénitente, Madeleine en extase
Livio Mehus, 1660-65, Palazzo Pitti, Florence
Mehus reprendra dans cet autre pendant le même type de continuité dans la profondeur.
Alessandro Gherardini, 1675-1726, collection particulière (fototeca Zeri)
Dieu avec ses angelots se profile derrière un Abraham au couteau coupé par le bord, impuissant scontre un ange en piqué qui assomme Isaac au passage.
Passage au duo
Dans les deux derniers tiers du XVIIème siècle, plusieurs artistes hollandais ont l’idée de supprimer l’ange, manière radicale de renouveler le sujet. Cet effet d’ellipse suppose une grande familiarité du public avec le thème. Elle correspond également à une exigence de littéralité puisque, contrairement à la tradition iconographique, le texte dit clairement que l’ange était en hors champ : « Alors l’ange de Yahweh lui cria du ciel et dit: » Abraham! Abraham! «
Pieter de Grebber, 1630-40, Galerie nationale slovaque, Bratislava
La crudité sadique et sensuelle de cet assassinat ne se désamorce que pour ceux qui découvrent le bélier, bien caché sur le bord gauche. La gourde à deux spirales, en évidence au premier plan, n’est qu’un leurre.
Jan Lievens, 1638, Herzog Anton Ulrich museum, Braunschweig
Lievens choisit au contraire un instant rarement montré, juste après la fin heureuse pour Isaac et sanglante pour l’agneau.
Jan Lievens, 1659, Dallas Museum of Art
Cette composition, qui se décale également dans un futur mal défini, désamorce toute la violence inhérente au thème :
- en escamotant le couteau et l’agneau ;
- en transférant à Abraham le geste professionnel de l’ange : montrer le ciel.
Metsu, vers 1660, The Israel Museum, Jérusalem Aert de Gelder, 1665-1727, collection particulière
Pas de bélier chez ces deux peintres :
- Metsu fait deviner la présence de Dieu par le ciel rougeoyant,
- de Gelder supprime tous les indices et en rajoute en cruauté avec le plat pour recueillir le sang (reprise probable du Rembrandt de 1659, voir Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire).
Abraham et Isaac sur le chemin Le Sacrifice d’Isaac
Ludolf Backhuysen, 1696-1700, Ostfriesisches Landesmuseum, Emden
Ce pendant fonctionne sur le principe du duo Père/Fils, d’où l’absence de l’Ange dans la scène du Sacrifice. On y retrouve deux indices déjà vus : le soleil rougeoyant et le plat.
Le fait qu’il s’agisse d’un pendant est attesté par les deux arbres symétriques, l’un ouvrant et l’autre fermant. L’effet Avant-Après est cependant faussé par la différence des habits, et le fait qu’Abraham et Isaac descendent une rivière pour monter sur le mont Moriah. Ces faux raccords trop évidents sont probablement destinés à nous inciter à une lecture non pas chronologique, mais symbolique :
- à gauche, la transmission sereine du fardeau (le fagot) au fil du temps (l’eau qui coule), à la fin de la vie (le crépuscule) ;
- à droite, l’arrêt de toute transmission (le sang qui se fige), par l’assassinat contre-nature du Fils par le Père, dans la nuit de la raison.
L’exception Maulbertsch
Franz Anton Maulbertsch, 1755, Musée des Beaux Arts, Budapest
Dans son style roccoco échevelé, ce grand peintre méconnu nous livre ce qui est certainement la variante la plus extraordinaire du thème : l’ange intervient pour empêcher Abraham, non pas de trancher la gorge d’Isaac, mais de découper la toile le long de la diagonale.
Pour un pendant tout aussi spectaculaire de Maulbertsch, voir 3 Pendants rhétoriques, pendants formels.
Vue plongeante
James Tissot, 1888-1902
Le croisement des deux grandes lignes de force fait voir la Croix par laquelle Isaac préfigure le Christ.
Références : [17] William L. Barcham « The Religious Paintings of Giambattista Tiepolo: Piety and Tradition in Eighteenth-century Venice « p 60 [18] Josef Strasser, « Januarius Zick 1730–1797. Gemälde, Graphik, Fresken. » 1994 [19] Othmar Metzger « NEUE FORSCHUNGEN ZUM WERK VON JANUARIUS ZICK » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 28 (1966), pp. 283-308 https://www.jstor.org/stable/24655896 [20] Jack M. Greenstein « Mantegna and Painting as Historical Narrative » p 89 https://books.google.fr/books?id=PeP5Bcsyt2oC&pg=PA89 [21] Deux tableaux en grisaille avec les mêmes sujets sont cités dans l’inventaire de 1642, mais pas au même endroit et seul le David est indiqué comme un Mantegna. Voir
Paul Kristeller « Zwei dekorative Gemälde Mantegnas in der Wiener Kaiserlichen Galerie » dans Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des Allerhöchsten Kaiserhauses, Bd. XXX, Heft 2, p. 29-48 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1911_1912/0052/image,info#col_text_ocr [22] Sur la génèse de la composition à partir des dessins préparatoires, voir William Robinson, « The Sacrifice of Isaac : An Unpublished Painting by Nicolaes Maes » The Burlington Magazine Vol. 126, No. 978 (Sep., 1984), pp. 538+540-544 https://www.jstor.org/stable/881760