Le format horizontal force à cohabiter les deux protagonistes divins, l’ailé et le quadrupède. Le bélier devient alors une figure à part entière, dont la place est déterminante pour donner son sens à la composition. Selon ’emplacement des quatre membres du quatuor, nous serons amenés à distinguer quatre grands types de composition horizontale (H1 à H4).
Article précédent : Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire
H1 Le type Florence
Caravage, 1597-1603, Offices
Comme toutes les oeuvres de Caravage, ce tableau a fait l’objet d’une littérature surabondante [9]. Je vais donc me limiter ici à analyser la composition, dont le caractère novateur, par rapport à tous les Sacrifices précédents, n’a pas été suffisamment souligné.
Le paysage
Carracci, 1584-86, Pinacoteca dei Musei vaticani
La présence du paysage, rarissime chez Caravage, ne pose pas de question si l’on se souvient du tableau de Carracci de 1584-86 , le seul cas antérieur de représentation du Sacrifice d’Isaac dans un format horizontal : la plongée vers le village sert à montrer que la scène se passe en haut du mont Moriah.
Il est impossible de savoir si Caravage avait vu ce tableau de Carracci, mais il a clairement repris à la racine le problème du format horizontal.
Judith décapitant Holopherne (inversé), Caravage, 1598–99, Galerie nationale d’art ancien, Rome
Tandis que Carracci utilisait le paysage comme une tranche plaquée à droite d’une composition verticale, avec des personnages en pieds, Caravage subit le paysage comme une concession à la narration : on voit combien l’effet aurait été plus violent avec un espace vide au-dessus de la victime, comme dans sa décapitation précédente.
Il expédie à la va-vite cette échappée, sans doute une exigence du commanditaire. Et par goût de l’énigme, il réduit à la taille d’un point les deux serviteurs exigés par la narration, et évoque l’âne par deux feuilles perdues dans l’ombre.
Un détail du paysage lui permet néanmoins de servir la dramaturgie : la branche coupée, en écho au couteau.
Les effets subliminaux (SCOOP !)
Le centre du tableau révèle une haute densité de morceaux de bravoure, très visibles mais rarement vus :
- la main d’enfant contrastant avec celle du vieillard ;
- le reflet, à deviner, de la tête de l’ange sur la lame ;
- le bras droit disparu d’Isaac, virtuellement amputé ;
- la langue du bélier qui sort par derrière, contrastant par son silence avec le cri d’Isaac ;
- le cou du bélier déjà offert au couteau, alors que celui d’Isaac est impossible à atteindre.
Les effets polyphoniques (SCOOP !)
D’un point de vue narratif (flèches vertes), Abraham et l’ange sont deux serviteurs de Dieu qui s’affrontent, Isaac et le bélier sont deux offrandes substituables.
Comme dans une polyphonie, Caravage rajoute des effets d’imitation, purement graphiques, entre les figures de son quatuor (flèches bleues) :
- 1) on a souvent remarqué qu’Isaac et l’ange ont probablement le même modèle (Cecco di Caravaggio), mais que l’ange a été idéalisé avec un profil grec ;
- 2) en fait, l’ange a plutôt un profil ovin, qui joue sur l’homophonie entre angelo et agnelo ;
- 3) le bélier et Abraham sont deux têtes dures ;
- 4) le père et le fils sont des inverses capillaires et vocaux (l’un serre les dents et l’autre hurle).
Le schéma de composition (SCOOP !)
Ce schéma résume les points-clés de la composition très systématique mise au point par Caravage :
- la scène secondaire (les serviteurs et l’âne) est cachée dans le paysage (cadre rouge) ;
- les non-humains, manoeuvrés par Dieu, sont aux extrêmes (en jaune) ; les deux humains sont au centre (en vert) ;
- les bouches ouvertes (cercle vides) ou fermées (cercles pleins) sont alternées ;
- les mains qui pointent (index et couteau) sont alternativement la gauche et la droite (rectangles bleu clair) ;
- les mains qui serrent sont également alternées (rectangles bleu sombre) ;
- le reflet (flèche jaune) illustre la prise de contrôle du couteau par l’ange.
Outre le fait d’être le tout premier Sacrifice d’Isaac en format paysage et en demi-figures, c’est cette rigueur sous-jacente qui a fait de cette toile un modèle très imité par les peintres caravagesques, que nous baptiserons « type Florence ».
La postérité du type Florence
Orazio Gentileschi, vers 1612, Genova, Palazzo Spinola, Gênes
A première vue, cette toile en format Portrait se rattache au type imbriqué V4 (voir Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire), avec un grand triangle jouant sur la verticalité. Ce qui est nouveau cependant est le fait qu’Abraham ne soit pas en pied, mais en demi-figure.
Il suffit de faire pivoter le tableau pour constater tout ce que la composition doit à Caravage, notamment dans l’alternance de mains. La seule différence est qu’ici l’ange pointe le ciel, alors que ches Caravage il pointait le bélier.
Gregorio Preti, après 1624, Musée des Beaux-Arts, Palais Fesch, Ajaccio
La composition reprend celle de Caravage, mis à part le fait qu’Isaac s’est relevé au dessus du bélier : le dialogue Bélier-Isaac vient alors contrebalancer le dialogue Ange-Abraham, soulignant l’affinité entre le bélier et l’ange que Caravage s’était contenté de suggérer.
Giovanni Andrea de Ferrari, après 1618, collection particulière
Ce peintre génois reprend le type Florence, mais en supprimant le bélier. La gestuelle des mains commence à s’écarter du modèle.
D. Bernardus, vers 1630, Musée d’Art et d’Histoire, Genève
Dans cette variante très statique du type Florence, seul est conservé l’ordre des personnages, casés dans des tranche verticales de manière peu inspirée.
Giovanni Antonio Galli (Lo Spadarino), vers 1650, Museo Collezione Gianfranco Luzzetti
Retour à la composition d’origine, mais sans le bélier.
Carlo Ceresa, vers 1650, collection particulière
D’une certaine manière, ce tableau qui met l’accent sur la manière dont l’ange agrippe le poignet d’Abraham peut être considérés comme en expansion du type Florence en figures en pieds.
H2 Le type Princeton
Caravage, 1597-98 ou Cavarozzi, 1617, anciennement dans la collection Piasecka-Johnson, Princeton
Une longue querelle d’attribution a suivi la découverte récente de ce tableau [10] : au départ, on y a vu le tout premier Sacrifice d’Isaac réalisé par Caravage [11] , mais lors de la revente en 2014, le débat a été tranché (momentanément ?) par l’attribution à Cavarozzi, et le rajeunissement de la date d’une vingtaine d’années [12].
Un reflet singulier (SCOOP !)
Sans entrer dans la querelle, on peut verser au dossier le détail extrêmement rare du reflet dans le couteau, qui montre ici le museau du bélier tirant la langue par derrière. Si le tableau n’est pas de Caravage, il est clair que Cavarozzi avait observé de très près la version Florence, et en avait saisi les intentions, même les plus discrètes.
Le type Princeton
D’un point de vue compositionnel, les différences avec le type Florence sautent aux yeux :
- les personnages sont répartis de manière symétrique : à gauche les non-humains (en jaune), à droite les humains (en vert) ;
- les mains, toutes les quatre en train de serrer, sont elles-aussi réparties de manière symétrique : deux aux extrêmes, deux sur la ligne de séparation (rectangles bleus) ;
- le couteau, qui reflétait l’ange, reflète maintenant le bélier, projetant l’histoire vers son terme.
Schématiquement, on pourrait dire que le type Princeton, en séparant les figures selon leur appartenance (à Dieu ou à l’Humanité), suppose déjà acquis le sacrifice du Bélier ; alors que le type Florence, par ses alternances, laissait la fin plus ouverte.
Tandis que dans le type Florence, le paysage offrait une échappée vers l’arrière, la tranche complémentaire (en rouge) bloque au contraire le regard et le ramène vers le premier plan.
On y découvre une nature morte remarquable par son réalisme : une bûche consumée, dont le bout le plus éloigné rougeoie.
Cette extension incongrue pose un problème narratif : puisqu’il ne peut s’agir du brandon servant à allumer le bûcher (il est entièrement consumé), il ne peut avoir qu’un valeur symbolique : de même que la composition fait comme si le bélier était déjà égorgé, de même la bûche consumée nous dit qu’il est déjà brûlé.
La postérité du type Princeton
Pedro Orrente, 1616, Musée des Beaux-Arts de Bilbao
A l’appui d’une origine espagnole du type Princeton, on peut noter que c’est en Espagne qu’apparaît, très rapidement, cette remarquable réplique.
Dans la tranche complémentaire (en rouge), on retrouve le détail du bout de bois rougeoyant (mais ici, il s’agit clairement d’un boute-feu).
Les gestes des mains reprennent l’alternance caravagesque des mains qui pointent (rectangles bleu clair) et des mains qui serrent (rectangles bleu sombre).
Filippo Vitale, 1615-20, Capodimonte
Si le type Princeton a été inventé par Cavarozzi, en Espagne, il faut admettre que ce peintre napolitain l’a réinventé de manière indépendante. On notera qu’il ne s’agit pas ici d’une reconception majeure comme celle de Cavarozzi, avec sa ligne de symétrie clairement marquée. Mais plutôt d’une simple variante du type Florence, enrichie d’un cinquième élément, le brasier : le plus efficace du point de vue dramatique et narratif était de le rajouter à droite d’Isaac (péril imminent dans le sens de la lecture), ce qui obligeait à déporter le bélier de l’autre côté.
Ainsi Cavarozi et Vitale auraient abouti à des résultats similaires non par influence directe, mais en appliquant la même idée : remplacer la zone Paysage du tableau de Caravage par une référence au Feu (brandon ou brasero).
Valentin de Boulogne, 1630-32, Musée des Beaux Arts, Montréal
On voit bien, dans ce tableau inachevé de Valentin, combien le type Princeton est rationnel : l’ange pointe l’agneau à gauche, Abraham enserre Isaac à droite ; et au centre se trouve une zone d’échange, où l’ange serre et Abraham pointe.
Le type Florence est en comparaison très alambiqué, avec ses alternances et sa proximité suspecte entre le fils et la bête, qu’il revient au père de trancher.
Carlone Giovanni Battista (attr), 1649-97, Musée de Picardie (Photo Marc Jeanneteau). Bernhard Keil (Monsu Bernardo), 1636-87, collection particulière
Dans la seconde moitié du siècle, l’influence de Caravage s’éloigne, et les très rares Sacrifices en format Paysage sont du type le plus simple, Princeton.
Ecole italienne, 1650-1700, collection particulière Giambattista Mengardi, 18ème siècle, église paroissiale de Lupia
En les écartant suffisamment, on peut même dilater les figures pour les représenter en pied.
Jacopo Amigoni, 1743, Gemäldegalerie, Berlin
Dans cette composition élégante, ultime résurgence de la formule :
- la diagonale ascendante gouverne les mains droites et la situation présente (Isaac sacrifié) ;
- la diagonale descendante gouverne les mains gauches et la situation future (le bélier sacrifice) ;
- au point d’intersection, la main gauche de l’ange fait pivot entre les deux issues.
H3 : Le type en V
Dans cette formule, Abraham et l’Ange s’affrontent au dessus d’Isaac allongé.
A l’origine : la réduction du type V4
Le type V4 (solidaire), que nous avons vu au chapitre précédent, s’inscrit naturellement dans un format vertical. Mais certains artistes ont cherché à le transcrire en format Paysage, très à la mode au XVIIème siècle, en limitant Abraham à une demi-figure.
Collection Gregori , Florence
Collection particulièreFelice Ficherelli, 1625-40
La solution du florentin Ficherelli dans les années 1625-40 (la chronologie précise n’est pas connue), est de placer Isaac en position couchée, et de minimiser l’ange : on reconnait néanmoins la composition triangulaire d’Andrea del Sarto.
Le Sacrifice d’Isaac, Felice Ficherelli, vers 1640, National Gallery of Ireland, Dublin
Dans cette autre proposition, Ficherelli s’inspire de Caravage et étend vers le bas le type Florence, en représentant Isaac en totalité. Abraham est repris du tableau de la collection Gregori, inversé de gauche à droite.
Saint Laurent, National Museum, Stokholm.
A noter que le même jeune homme convient aussi bien pour Isaac sur le bûcher que pour Saint Laurent sur le grill.
Giulio Cesare Procaccini, 1620-25, collection particulière
Procaccini limite la contraction à un format carré et cale les figures entre les diagonales. Cette structure en X est sous-jacente à la formule en V, qui commence ici à apparaître.
Mathias Stomer, après 1630, Musée des Beaux-Arts, Palais Fesch; Ajaccio
Stomer pousse la compression jusqu’au format horizontal en réduisant la taille d’Abraham, qui devient équivalente à celle de l’ange.
Collection Colnaghi, Londres Collection particulière
Luigi Miradori (Il Genovesino), vers 1635
La solution de Miradori est de comprimer Isaac grâce à un raccourci audacieux. On voit bien que pour aboutir au format horizontal, il faut réduire l’ange en demi-figure et le faire descendre au niveau d’Abraham : les deux ont alors tendance à se répartir équitablement dans les deux moitiés.
Mattia Preti (att), vers 1640, Galleria Nazionale delle Marche
C’est lorsque l’ange et Abraham sont d’égale importance que s’installe véritablement le type en V, aux deux branches symétriques. Devenu enjeu du combat, Isaac n’appartient plus à l’un ou l’autre camp (couleur bleue). La quasi-élimination du bélier accompagne ce parti-pris ternaire.
Ecole espagnole, XVIIème siècle, Musée de Saintes
Dans cette oeuvre espagnole, la partie narrative se refugie dans le coin inférieur droit, où le bélier réduit à son museau hume la fumée du sacrifice.
Juan de Valdès Leal, 1657-59, collection particulière
Dans cette composition similaire, mais avec des figures en pied, le bélier se trouve marginalisé dans une tranche latérale.
Antonio Bellucci, après 1675, collection particulière Anonyme vénitien, XVIIème siècle, collection particulière
Dans ces deux oeuvres vénitiennes, le bélier a totalement disparu.
Les évolutions du XVIIIème siècle
Facile à mettre en place pour l’artiste et facile à comprendre pour le spectateur, la composition va prendre au XVIIIème siècle un remarquable essor.
Antonio Filocamo, 1712, Pinacoteca Zelantea, Acireale Angelo Trevisani, 1720-30, collection particulière
Au départ, elle conserve le format horizontal du siècle précédent ; puis elle va évoluer vers des formats de plus en plus verticaux.
Anonyme caravagesque, XVIIème siècle, collection privée Anonyme vénitien, 1720-30, collection privée
Une variante de cette structure en X, déjà exploitée par un caravagesque du siècle précédent, est de montrer Isaac de dos, dans un effet de repoussoir qui accentue la profondeur.
H3 dissymétrique V3 comprimé
Jean Restout, vers 1730, collection particulière (photographie galerie Matthiesen)
Dans cette composition très particulière avec des figures en pied, Restout équilibre la supériorité verticale de l’Ange par la supériorité horizontale d’Abraham, qui tire le torse d’Isaac dans son camp. Selon qu’on s’intéresse aux visages ou aux corps, la composition s’analyse aussi bien comme de type H3 dissymétrique ou de type V3 (triangle pointe à droite) comprimé au format horizontal.
Le pendant de Bencovich
Agar, Ismaël et l’ange, Schloss Weißenstein, Pommersfelden Sacrifice d’Isaac, Strossmayer Gallery, Zagreb
Federico Bencovich, 1714
Ce pendant fait partie des quatre toiles commandées par Lothar Franz von Schönborn à Bencovich pour son château de Pommersfelden, et réalisées à Venise en 1714 (Bencovich allait s’installer à Vienne vers 1716) . Pour Peter Oluf Krückmann [13], le tableau de Zagreb (cat I-37) serait une copie par Bencovich du tableau original (cat Va-13), aujourd’hui perdu, qui se trouvait dans le château. Pour Gabriele Crosilla ( [14], p 36), il s’agit bien du tableau original.
La composition est savamment étudiée pour souligner les différences entre ces deux histoires d’intervention salvatrice d’un ange.
Dans l’histoire d’Agar et d’Ismaël abandonnés dans le désert, le texte précise bien que la mère et le fils sont à distance l’un de l’autre :
Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle laissa l’enfant sous un des arbrisseaux, et alla s’asseoir vis-à-vis, à une portée d’arc ; car elle disait : Que je ne voie pas mourir mon enfant ! Elle s’assit donc vis-à-vis de lui, éleva la voix et pleura. Dieu entendit la voix de l’enfant ; et l’ange de Dieu appela du ciel Agar, et lui dit : Qu’as-tu, Agar ? Ne crains point, car Dieu a entendu la voix de l’enfant dans le lieu où il est. Genèse 21, 15-17
Dans le Sacrifice d’Isaac, la composition en V très équilibrée (puisque la pointe du V coïncide avec le centre du X sous-jacent) souligne au contraire qu’Isaac est l‘enjeu d’une compétition, dont l’ange est en passe de prendre le dessus.
Un autre contraste tient aux deux sources de lumière :
- d’un côté en haut au centre ;
- de l’autre à gauche, compatible avec l’éclairage venant de la fenêtre.
Ainsi l’ange d’Agar n’est qu’un messager qui désigne une source virtuelle tandis que l’autre ange intercepte dans sa paume la lumière réelle qui entre dans la pièce, comme pour la transmettre à Abraham. Sa posture, tournée vers l’arrière, lui donne le double avantage :
- graphiquement, de pouvoir bloquer de la main droite le bras armé d’Abraham ;
- théologiquement, de tirer Abraham en direction du ciel.
Tous les spécialistes s’accordent sur le fait que l’idée de l’ange vu de dos vient d’un tableau vénitien du siècle précédent, très célèbre à l’époque [15] :
La vision de Saint Jérôme
Johann Liss, 1627, Chiesa di San Nicola da Tolentino, Venise
Comme nous allons le voir, plusieurs peintre vénitiens (Piazzeta, Pittoni) reprendront cet ange élégant.
L’évolution vers le vertical, chez Piazzetta
1715, collection Thyssen Bornemisza, en dépôt au Museu Nacional d’Art de Catalunya 1730-35, Gemäldegalerie, Dresde
Giambattista Piazzetta
Piazzetta utilise la formule en V à trois reprises, d’abord dans un format horizontal, puis dans un format vertical qui reste en demi-figures : on y retouve la figure de l’ange vu de dos, reprise du même modèle vénitien.
1736-40, National Gallery, Londres
Piazzetta emploie une dernière fois la formule en V, cette fois avec des figures en pied, dans une contre-plongée verticale.
La gloire du format vertical
Giambattista Mariotti (vénitien), 1710-50, Musée national, Belgrade fig 55 [14] Vénitien, XVIIIème siècle, collection particulière, fig 53 [14]
Vincenzo Damini (vénitien), 1720, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel Francesco Migliori (vénitien) , 1704-38, anciennement Gemäldegalerie, Dresde, fig 54 [14]
Dans la foulée de Bencovich, d’autres peintres vénitiens vont s’appuyer sur un X sous-jacent, en format plus ou moins vertical. Le V inscrit met quelquefois à égalité l’Ange et Abraham, mais la plupart du temps place, comme Bencovich, l’Ange en position dominante.
Francesco Guardi, vers 1750, Cleveland museum of arts Franz Sigritz, 1760-70, PBA Lille
Cette dissymétrie finit, pour peu qu’Abraham s’écarte d’Isaac, par se rapprocher de la formule plus ancienne des types verticaux en triangle pointe à gauche (V2) ou pointe à droite (V3), mais en restant solidement plantée sur le X sous-jacent.
H4 L’Ange séparateur
Dans cette formule très rare, l’Ange se tient entre Abraham et Isaac.
L’ange en surplomb
Bernardino Luini , 1524, Chiesa di S. Maria Nascente, Paderno Dugnano Michael Rottmayr, 1692, Alte Galerie, Schloss Eggenberg, Graz
Chez Luini, c’est le format très haut qui a obligé à placer l’ange au centre, agissant comme une sorte de séparateur entre le père et le fils.
D’habitude, lorsque l’ange pointe du doigt, c’est pour désigner soit le Ciel (le décideur) soit le bélier (le résultat de la décision). Ici l’ange désigne Isaac, ce qui peut se justifier par ce passage du texte : « Ne porte pas la main sur l’enfant et ne lui fais rien ».
La composition de Rottmayr obéit à des intentions très différentes (nous y reviendrons au chapitre suivant) mais a pour particularité d’être le seul autre cas où l’ange désigne Isaac.
Rubens, 1620-21, esquisse pour le plafond de l’église des Jésuites, Anvers
Rubens retrouve la même idée de l’ange séparateur sous une contrainte inverse : un format très bas, assorti d’une contre-plongée.
Giuseppe Maria Crespi, 1699, Musée national de l’art, de l’architecture et du design de Norvège
Crespi est le seul à reprendre ce dispositif sans contrainte majeure. Il revient au geste habituel de l’ange pointant le bélier.
Les Sacrifices de Vermiglio (1618-25)
Vermiglio est un spécialiste du thème du Sacrifice d’Isaac, en format horizontal. L’ordre logique des variantes présentées ici retrouve l’ordre chronogique approximatif établi par Francesco Frangi [16].
Collection particulière (autrefois Nils Rapp) Cassa di Risparmio di Cesena
En bon peintre caravagesque, Vermiglio commence par décliner le type Florence, en plaçant le bélier ou l’agneau en haut, ce qui fait gagner en compacité. Le geste de l’ange, ambigu chez Caravage, est ici clarifié : soit il montre le ciel, soit il montre l’agneau (en frôlant le crâne d’Abraham).
Collection particulière
Dans cette autre version, Vermiglio fait carrément passer derrière Abraham le bras de l’ange tendu vers le bélier.
Caravage, 1597-98 ou Cavarozzi, 1617, anciennement dans la collection Piasecka-Johnson, Princeton Giuseppe Vermiglio, Collection particulière
Vermiglio reprend maintenant le type Princeton (il a pu croiser Cavarozzi à Rome dans les années 1618-20).
Après 1621, Pinacoteca del Castello Sforzesco, Gênes
Cette composition peut être considérée comme l’inversion du type Princeton pour l’ange et Abraham, puis glissement d’Isaac vers la gauche. Il est nécessaire de placer le poignard dans la mais droite, ce qui impose que l’ange étende le bras gauche pour saisir la main armée : comme il est impossible ici de le faire passer par derrière, le bras de l’ange vient barrer la poitrine d’Abraham.
Collection particulière
Vermiglio a alors l’idée de décaler Isaac vers la droite : d’où cette composition totalement innovante où le triangle protecteur englobe non pas le père et le fils (comme dans la formule V4) , mais l’ange et Isaac.
Collection particulière Collection particulière
La composition a dû avoir du succès, puisque Vermiglio en a fait deux répliques, en variant la pose d’Isaac.
La postérité de l’ange séparateur
En dehors de Vermiglio, cette formule très logique (l’ange intervient pour protéger Isaac d’Abraham) n’a pratiquement été utilisée par personne : sans doute parce que, trop impérative, elle prive Abraham de son libre arbitre.
Gregorio Lazzarini, 1705, provenant du monastère SS.Giovanni e Paolo, Accademia, Venise
Lazzarini l’a réinventée en format vertical et en pieds, avec le résultat de marginaliser Abraham et de le placer en position subalterne.
Karoly Ferenczy, 1901, Hungarian national Gallery, Budapest
Il faut attendre les tableaux bibliques de Karoly Ferenczy pour retrouver la même idée : le parti-pris d’immobilité et de verticalité des figures oblige, pour améliorer la lisibilité de l’histoire, à placer l’ange entre le fils et le père.
Déposition, Karoly Ferenczy, 1903, Kultúrpalota, Marosvásárhely
Ferenczy a repris la même idée de séparation deux ans plus tard, cette fois entre le Fils et la Mère.
Références : [9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Sacrifice_d%27Isaac_(Le_Caravage,_Florence) [10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Sacrifice_d%27Isaac_(Princeton) [11] Mina Gregori « Il Sacrificio di Isacco: un inedito e considerazioni su una fase savoldesca del Caravaggio » Artibus et Historiae Vol. 10, No. 20 (1989), pp. 99-142 (44 pages) https://www.jstor.org/stable/1483356 [12] Pour les arguments de la discussion, voir https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2014/old-master-british-paintings-evening-l14033/lot.30.html [13] Peter Oluf Krückmann, Federico Bencovich (1677-1753), 1988 [14] Gabriele Crosilla, Federico Bencovich (1677-1753), 2020 [15] Alessio Pasian « Il giovane Tiepolo. La scoperta della luce » https://www.academia.edu/5442624/Il_giovane_Tiepolo._La_scoperta_della_luce [16] Francesco Frangi « Giuseppe Vermiglio. Un pittore caravaggesco tra Roma e la Lombardia » 2000 , p 44 et 92Article suivant : Le sacrifice d’Isaac : 4 variantes, formes atypiques