Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire

Publié le 04 février 2023 par Albrecht

Le type V4 : Abraham solidaire d’Isaac

Cette formule rejette la séparation verticale entre Abraham et Isaac et les rend au contraire solidaires, à la manière d’un groupe sculpté. Elle construit un étagement dans la profondeur, l’Ange à l’arrière-plan et le Fils au première plan : il en résulte presque l’impression paradoxale qu’Abraham, attaqué par derrière, protège Isaac contre l’Ange. Le bélier a peu d’importance, et souvent il est omis.

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Les précédents

Donatello, 1419-21, Museo dell’Opera del Duomo, Florence

Il n’y a pas de précédents médiévaux à cette formule. Elle procède en effet d’une double idéalisation, impensable avant la Renaissance :

  • dans une véritable exécution, le bourreau ne se colle pas à la victime ;
  • lsaac, miniaturisé, devient une sorte d’attribut distinctif d’Abraham.


L’influence de Raphaël

La tentation d’Adam et Eve Le sacrifice d’Isaac

Mariotto Albertinelli, 1509-13, Yale University Art Gallery

Le contraste voulu entre les deux pendants explique pourquoi :

  • les deux compositions s’inscrivent sur des diagonales opposées ;
  • l’une est vide au centre et l’autre pleine ;
  • les deux « deux ex machina » (le démon et l’ange) s’inscrivent du côté opposé du personnage qu’ils influencent (Eve et Abraham) ;
  • les deux « victimes » (Adam et Isaac) sont posées sur un socle de pierre (brute et taillée).

Pour ne pas rompre l’unité de point de vue entre les deux pendants, l’artiste a renoncé à situer la scène du sacrifice en haut du mont Moriah. Il a fermé la composition par une falaise, au pied de laquelle on devine les deux serviteurs et l’âne, près d’un feu. Caché de manière peu habile derrière un maigre buisson, le « bélier » n’est visible que parce que l’ange nous le montre. A cette époque, il est la plupart du temps idéalisé en un agneau, qui a l’avantage de préfigurer le futur sacrifice du Christ tout en évitant la connotation diabolique du bouc. De même le bûcher biblique est idéalisé en un socle à l’antique, devant lequel brûle un brasero peu menaçant.

Il se peut donc que la composition solidaire imaginée par Albertinelli soit un effet de bord de la conception du pendant. Il se peut aussi qu’elle reprenne un modèle mis au point dans l’atelier de Raphaël, le maître de Martinelli.


Raphaël, 1514, Chambre d’Héliodore, Vatican

Car peu de temps après, Raphaël place le même groupe solidaire, très inspiré par la statuaire antique, au centre de cette fresque. Par souci de symétrie :

  • l’ange est déplacé au centre, surplombant les deux protagonistes ;
  • en pendant au brasier, un second ange descend en piqué en amenant le bélier.

Agostino Veneziano d’après Jules Romain, 1516–18, MET

Le groupe central sera repris en gravure par Agostino Veneziano, d’après un dessin par Jules Romain.


Cornelis Galle l’Ancien, vers 1630, British Museum, 1891,0414.546 Le Dominicain, 1627-28, Prado

Au siècle suivant apparaît cette formule mixte : l’ange est allongé comme chez Raphaël, mais Isaac se disjoint  du « groupe sculpté » composé maintenant de l’ange et d’Abraham.


Antonio Gonzalez Velazquez, 1743-1793, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando Madrid

A l’inverse, cette oeuvre tardive recolle Abraham et Isaac, dans un nouveau mélange d’influences :

  • pour l’importance donnée à l’Ange, la tradition raphaélesque ;
  • pour la forme en triangle du groupe Abraham-Isaac, celle d’Andrea del Sarto, que nous allons voir maintenant.


L’influence d’Andrea del Sarto

Andrea del Sarto, 1529, Prado

En 1529, Andrea del Sarto renouvelle le « groupe sculpté » en plaçant Isaac sur ses pieds, et en inscrivant un Abraham gigantesque dans un triangle qui occupe tout le centre de la composition. L’ange (réduit à la taille d’un Cupidon), un serviteur (sous la forme d’un éphèbe nu) et l’agneau (paissant paisiblement) tranforment la scène biblique en une pastorale à l’antique.

Malgré son idéalisation à outrance, ce tableau fut considéré comme un sommet de vérité par les contemporains :

« Andrea représenta le Sacrifice d’Abraham avec tant de soin, que l’on jugea qu’il n’avait rien produit de mieux jusqu’alors. Le visage d’Abraham, tourné vers l’ange libérateur, exprime divinement cette fermeté et cette foi ardente qui le poussaient à immoler sans hésiter son propre fils. Je ne dirai rien de l’attitude et des vêtements du vieillard : ils sont au-dessus de tout éloge. Quant à Isaac, ce tendre et bel enfant semble presque mort de frayeur à l’idée du supplice qui l’attend; son cou a été brûlé par le soleil durant le voyage, tandis que le reste de son corps, protégé par ses habits qui gisent à terre, est d’une extrême blancheur. Le bélier qui va être offert en holocauste à sa place paraît vivant. Il y a encore un âne qui paît sous la garde des serviteurs d’Abraham, et un paysage si admirablement exécuté, que celui même où le fait se passa ne pouvait être ni plus beau ni autrement. » Vasari, Vies des peintres, sculpteurs et architectes, Volume 3

La renommée de cette oeuvre imposante allait stériliser la formule jusqu’à la fin du siècle, du moins en peinture.

Battista Franco (attr), 1540–60, MET

Au milieu du siècle, cette gravure reprend le modèle de Raphaël, mais déplace l’ange à l’avant, ce qui impulse à l’ensemble  une sorte de  mouvement cylindrique.


Jacopo Ligozzi, 1596, Offices

En recollant Isaac et Abraham, le florentin Ligozzi revient au modèle de Del Sarto mais lui rajoute cette idée post-raphaélesque de l’ange qui passe au premier-plan  L’impression de « groupe sculpté » est renforcée par la suppression de l’autel, et l’ajout, en haut, d’un second triangle inversé. Cette composition quelque peu artificielle n’aura pas de lendemain.


En Italie au XVIIème siècle

Figures en pieds

Ludovico Cardi , 1605-07, Palazzo Pitti

Tous les peintres italiens qui, au XVIIème siècle, se souviennent de Del Sarto, remettent l’ange à l’arrière-plan et englobent le père et le fils dans un triangle plus ou moins marqué, qui n’empêche pas par ailleurs les lignes de force traversantes : ainsi, dans cette composition simple et efficace, l’ange à un bout de la diagonale descendante montre l’agneau à l’autre bout.


Le Sacrifice d’Isaac Agar et l’ange

Pasquale Chiesa, 1640-50, Galerie Doria Pamphili, Rome

Si Pasquale Chiesa choisit la formule peu usitée de la diagonale montante, c’est parce que la diagonale descendante est plus utile pour le pendant, où l’ange vient toucher Agar. On notera l’idée frappante du bélier vu en contre-jour.

Le cadrage resserré

Giovanni Assereto, 1620-49, collection particulière

En cadrage resserré, Abraham est vu en demi-figure et Isaac diminue de taille.

Daniele Crespi, 1620-30, collection particulière

A l’inverse, l’ange et l’enfant peuvent augmenter de taille, et le père sert de frontière entre leurs deux triangles rectangles.


Giovanni Battista Benaschi, 1656-88, Musée des Beaux Arts, Brest Daniel Saiter (Seiter), 1662-1705, collection particulière

Dans la suite du XVIIème siècle, la formule se maintient en Italie sans grand renouvellement, souvent construite  selon la diagonale descendante…


Suiveur du Guerchin, vers 1660, Lancaster City Museum

… ou selon un système de triangles.



Aux Pays-Bas

Au XVIIème siècle, c’est à Amsterdam que le sujet, ramené d’Italie par le peintre Pieter Lastman, va connaître des développements spectaculaires.

Les trois Sacrifices de Pieter Lastman

D’après Pieter Lastman, gravure de Jan van Somer, 1655 – 1700, Rikjsmuseum (inversée)

Ce tableau perdu et non daté ne nous est connu que par cette mezzotinte largement potérieure, qu’il faut inverser pour qu’Abraham tienne son glaive de la main droite.

Le fait que Lastman adopte la formule la plus courante (V1) laisse penser que cette version est la toute première, réalisée peu après son retour d’Italie (1607). La composition, tripartite, utilise la tranche « paysage », comme souvent,  pour montrer la hauteur du mont. L’innovation est la position d’Abraham au centre des deux autres tranches, dans un losange qui met en balance les deux sacrifiés, le bélier et l’enfant. En intervenant sur la gauche, l’ange fait pencher le glaive côté bélier.

Pieter Lastman, 1612, Rijksmuseum (SK-A-1359)

Cette deuxième version reprend l’idée de la tranche « paysage », pour marquer l’élévation, et y ajoute une tranche « repoussoir » avec les objets du premier plan, pour accentuer la profondeur. La formule est celle du « groupe sculpté » mais inscrit dans un triangle rectangle. De ce fait, la diagonale descendante, soulignée par le rayon de lumière, se réfracte sur le corps allongé d’Isaac, et s’achève sur le bélier.

Rubens, 1612-13, Nelson Atkins Museum, Kansas City Pieter Lastman, 1616, Louvre

Pour sa troisième version, Lastman revient au format paysage et reprend dans la « tranche vide », à droite, le brasero introduit peu avant par Rubens. Mais si la position de l’ange en surplomb est classique, depuis Raphaël, au dessus d’un groupe solidaire, autant elle est délicate au dessus d’un groupe séparé : car l’écartement d’Abraham empêche l’ange de saisir son bras droit. Lastman invente ici une solution très raffinée, où le geste de contrainte se transforme en un geste de persuasion, l’ange posant sa main sur le bras désarmé d’Abraham. Et c’est l’ombre de son autre bras, en se déployant sur le nuage, qui vient bloquer l’épée brandie.


Quant au bélier, il a disparu, et c’est le couvercle du brasero, tombé en arrière, qui fait voir la décapitation évitée.

Je ne connais pas d’autre artiste ayant produit trois versions aussi différentes, aussi innovantes, et aussi réussies, de ce thème difficile : on peut considérer Lastman, dans les années 1607-1616, comme un maître du Sacrifice d’Isaac.


Schelte (Adamsz Bolswer) d’après Theodoor Rombouts, Rijksmuseum Ecole anglaise, 1674, National Trust

Dès son arrivée à Rome en 1617, le flamand Rombouts s’était d’ailleurs inspiré de la première composition de Lastman, pour un tableau qui ne nous est plus connu que par cette gravure (inversée) et cette lointaine copie anglaise.


Les deux Sacrifices de Rembrandt

Pieter Lastman, 1612, Rijksmuseum Rembrandt, 1635, Ermitage

La question de l’influence de Lastman sur ce tableau est très discutée [4]. Elle ne fait en tout cas aucun doute pour un des spécialistes du sujet [5]. On sait par ailleurs qu’une bonne part de l’influence italienne sur Rembrandt s’est transmise via Lastman, chez qui le jeune artiste a passé six mois, probablement en 1624. Il est vrai que les travaux de Lastman sur le thème du Sacrifice d’Isaac dataient de dix ans plut tôt, et que Rembrandt ne traitera le sujet que dix ans plus tard. Mais cet écart temporal prend moins d’importance si on reconnaît en Lastman un spécialiste du sujet : il devient alors très plausible que Rembrandt, pour attaquer ce thème nouveau, se soit souvenu de la version de 1612.

La composition de Rembrandt supprime les tranches latérales (à droite et en bas) et symétrise les deux diagonales, en plaçant le brasero à leur intersection.

Le clou du tableau est le couteau en apesanteur, sur la médiane, une idée de génie d’un point de vue graphique autant que narratif : en enserrant le poignet d’Abraham, l’ange fait rentrer au fourreau la lame meurtrière et annule du même coup le feu qui brûle de l’autre côté.

Atelier de Rembrandt, 1636, Gemäldegalerie, Münich

La seconde version présente quelques modifications qui vont toutes dans le même sens : en décalant le bras droit de l’ange pour souligner la verticale, en supprimant le brasero et en mettant en évidence le bélier (qui était quasi invisible dans le buisson en contrebas), tout est fait pour attire l’oeil sur l‘effet de suspens du couteau (pour d’autres « instantanés » en peinture, voir ZZZ).

Ferdinand Bol, 1646, Museo di Palazzo Mansi, Lucca

Dans cette reprise dix ans plus tard, l’élève conserve l’idée du maître mais fait tomber le couteau sur le bélier, ce qui l’oblige à décaler le corps d’Isaac. Meilleure d’un point de vue narratif, cette proposition perd la puissance graphique du triangle rembranesque.

Ferdinand Bol, gravure non datée, Galerie nationale, Prague

Bol l’abandonne aussi dans sa version gravée, au profit d’une très astucieuse remontée en zig-zag vers le ciel.


Jan Lievens, 1643, musée des Beaux-Arts, Tel Aviv Anonyme rembranesque, collection particulière Govert Flinck, 1649, collection particulière

Dans les années qui suivent, la composition de Rembrandt impacte plusieurs peintres de son entourage. En déplaçant Abraham sur la droite, Flinck l’éloigne d’Isaac et retrouve la composition en triangle pointe à droite (V3).

Gravure, 1655 (inversée) 1659, Hedingham castle

Rembrandt revient sur le thème à la fin de sa vie, dans une gravure radicale où le regard descend, du cou offert d’Isaac au plat destiné à recueillir son sang, puis à l’âne qui dégringole la pente jusqu’aux minuscules personnages en contrebas.

Le tableau, authentifié récemment [6], remplace la plongée de gauche par l’objet iconique du maître : le couteau qui chute.

Autre atténuation entre la gravure et le tableau, le geste de l’ange :

  • qui d’abord rapproche le père et le fils dans une étreinte forcée ;
  • puis qui enveloppe sans contraindre.

Paulus Bor (attr) 1616-69, collection particulière (photo rkd)

La mauvaise qualité de la reproduction ne rend pas justice à cette composition, qui développe l’idée de l’ange enveloppant et dialoguant par derrière, pour en faire le sommet d’und contre-plongée pyramidale : l’ange planté en haut délègue à deux angelots la tâche de bloquer le bras d’Abraham.

Dessin, Louvre St Lorenz, Lübeck

Jordaens, 1660-70

A Anvers, Jordaens se souvient encore du détail rembranesque du couteau qui tombe, comme clin d’oeil dans le dessin préparatoire, et comme élement-clé dans la peinture : la verticale de la chute s’inscrit entre l’équerre des bras de l’ange, et le parallélépipède de l’autel.


Pendant ce temps, en France

Philippe de Champaigne, 1633-35, collection particulière

Au moment-même où Rembrandt peint sa version mouvementée, Philippe de Champaigne met au point un triangle pointe à droite tout aussi puissant, mais qui produit l’effet contraire : la stabilité d’Abraham debout, étayée par l’oblique du mur.

« Ce qui frappe, dans cette toile, ce n’est pas l’absence de mouvement, le silence que la scène inspire. C’est surtout la finesse presque imperceptible de l’expression : le sang-froid d’Abraham, dont la détermination a quelque chose d’intellectuel, voire de cérébral ; le trouble d’Isaac, où la peur commence à transparaître ; la mansuétude du bélier, dont le regard dénonce une étincelle de conscience. Tout se passe comme si la Providence avait tout prédisposé, comme s’il n’appartenait à l’homme que d’en prendre acte, avec lucidité, comme le fait d’ailleurs le peintre dans ce tableau, en interprétant l’Écriture. » [7]


Charles Le Brun, vers 1650, collection particulière Hilaire Pader, vers 1660, Cathédrale St Etienne de Toulouse (Photo Christian Attard)

Les rares peintres français qui traitent le thème au XVIIème siècle recherchent la même impression de statibilité :

  • Lebrun en rencentrant les figures sur un grand triangle équililatéral ;
  • Pader en étayant la composition à droite, comme de Champaigne, par un triangle rectangle.


Après le XVIIème siècle

Alessandro Magnasco, 1687-1749, collection particulière Anonyme, 18ème, Propriété municipale, Reggio di Calabria Livio Retti, 1736-38, Schwäbisch Hall, Mairie, Mur de la Salle du Conseil

Chez les Italiens, la formule se survit sans produire d’oeuvre majeure.


Evgraf Romanovich Reitern, 1849, Musée Russe, Saint Petersbourg

Dans cette composition à la verticalité très étudiée, le bras de l’ange montrant le bélier vers l’arrière équilibre celui d’Abraham aveuglant Isaac vers l’avant. L’expansion du torse du père rend d’autant plus étroit son tête à tête avec l’ange. Le geste de préhension de cet ange-enfant est verrouillé, à droite, par le reflet du visage du père sur la lame (losange blanc).


La diagonale ascendante


En inversant le type naturel V1, cette formule contredit sciemment la narration et crée un effet d’insolite : elle est donc particulièrement rare. On la trouve tout aussi exceptionnellement dans quelques compositions imbriquées V4, où l’ange est dans l’angle supérieur droit.

Une invention de Véronèse

Véronèse, 1586, Prado

Véronèse reprend la composition V1 de ses prédécesseurs Titien et Tintoret, mais la repense complètement. Pour pouvoir comprimer latéralement la scène, il imbrique Isaac sous Adam. En casant derrière un buisson l’agneau vu de dos, il crée un puissant effet ascensionnel, en quatre niveaux soulignés par l’architecture (lignes bleus clair).

A la même période, il va reprendre les mêmes principes dans une composition tout aussi excessive, mais déployée dans l’autre sens : en largeur.


Véronèse, 1580-86, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ce tableau fait partie d’une série de dix peints par Véronèse et son atelier pour la sacristie de San Giacomo della Giudecca. On a proposé qu’il faisait pendant avec l’Expulsion d’Adam et Eve du Paradis, mais rien ne l’indique dans la composition. Le format très allongé n’est pas un choix, mais une contrainte imposée pour la série de tableaux (dont la logique d’ensemble pose problème [8]). Véronèse s’est donc trouvé confronté à la difficulté de faire entrer le Sacrifice d’Isaac, jusqu’alors toujours représenté en hauteur, dans un format Paysage.



La solution trouvée ressemble beaucoup à celle de Carrache à Bologne dans les mêmes années : occuper la moitié du tableau avec la scène secondaire des deux serviteurs avec l’âne, et en profiter pour faire ressentir la hauteur du mont. Mais tandis que Carraci y parvenait par une vue en plongée, Véronèse utilise une contre-plongée très vénitienne, avec un point de fuite très décalé en haut et à droit (lignes jaunes).

Des copies anciennes (pas entièrement superposables) montrent que le tableau a été légèrement recoupé sur trois côtés mais très peu en haut (la main gauche de l’ange) : le bélier était vu en entier, mais l’ange était délibérément en hors champ : à la fois pour une raison pratique (gagner de la place en hauteur) et théologique (rappeler la vieille iconographie de la main de Dieu sortant du ciel).

Il en résulte une composition :

  • très logique : tout ce qui tient du sacrifice (âne pour transporter le bois, brasier déjà allumé) se trouve à gauche du mur ;
  • très théâtrale : Isaac ne voit pas ce que le spectateur voit, ni la fin annoncée (l’autel derrière le mur) ni la fin heureuse (le bélier derrièe le buisson).

L’histoire est racontée par les niveaux ascendants (en bleu)

  • les sacrifiés sous le niveau de l’autel ;
  • le sacrificateur coupé en deux, un bras côté terre et un côté ciel ;
  • l’ange en hors-champ.

On voit d’emblée les contraintes de cette formule inversée :

  • elle fonctionne ici grâce au format Paysage, avec la scène secondaire qui introduit la lecture ascensionnelle, de gauche à droite et de bas en haut ;
  • elle impose qu’Abraham soit vu de dos, pour que l’ange, dans le coin droit, puisse saisir son bras droit.


Le type V1 ascendant

Suiveur de Jacob de Backer, vers 1600, collection particulière

Cette oeuvre mineure montre ce qui arrive lorsqu’on ne respecte pas ces deux points : Abraham regarde ailleurs et l’ange se fait couper le bras.

Paolo de Matteis, 1682-1728, collection particulière

Ici en revanche les deux contraintes sont respectées : scène introductive à gauche (une ville) et Abraham vu de dos.

Johann Christoph Storer (attr), 1782, Bavarian State Painting Collections

Ici Abraham baisse son bras armé et l’ange montre le ciel, ce qui élimine tout problème.

Le type V4 ascendant

L’imbrication d’Isaac sous Abraham amoindrit l’effet contre-narratif de la formule .

Battistello da Caracciolo, 1615-20, Musée Pouchkine, Moscou.

Le napolitain Caracciolo est le tout premier à utiliser le format V4 en style caravagesque : il utilise le format vertical, mais dans un cadrage resserré (Abraham en demi-figure). Le puissant triangle vers la droite préfigure celui auquel Rembrandt aboutira en 1635 seulement.

Tandis que le bélier et Isaac voient l’ange arriver, Abraham les yeux clos ressent seulement son souffle et sa pression légère.

Battistello da Caracciolo, vers 1620, Dundee Art Gallery and Museum

Il suffit de décaler à droite l’ange et le bélier, en les inversant, pour accentuer encore cet effet de surprise.


Gérard Seghers (attr), 1610-50, collection particulière Peter Thijs (attr), 1639-77, collection particulière

Comme toujours dans cette formule, l’ange ne peut pas bloquer le geste d’Abraham, et agit par la persuasion.

Simon Vouet et Pierre Patel, vers 1642, Milwaukee Art Museum

Une autre manière de déjouer l’effet contre-narratif est de supprimer tout contact physique avec l’ange. Ici, la moitié vide amorce la lecture ascensionnelle et la lecture finit sur l’ange, un bras montrant le bélier et l’autre poursuivant l’oblique vers le ciel.

1640-50, Museum Catharijneconvent, Utrecht 1647, National Museum Stockholm

Salomon de Bray

Salomon de Bray invente cette composition étonnante, toujours sans contact avec l’ange, et où la diagonale n’est plus marquée, remplacée par un mouvement vertical : Abraham est debout en dessous de l’ange, laissant pendre son bras armé. La contre-plongée de 1647 est particulièrement spectaculaire, avec son énorme bûcher qui évoque un nid de cigognes.


Andrea Lanzani, vers 1690, Pinacoteca civica di Caravaggio

En format séparé (V1), cette composition serait impossible. Mais en format imbriqué (V4), sa ligne de force devient pratiquement verticale, ce qui permet à l’ange de saisir la poignard.


En synthèse :

La popularité de la formule solidaire V4, très supérieure en nombre au type naturel V1, tient à sa richesse graphique : elle permet de combiner une lecture en profondeur, du premier-plan à l’arrière-plan, et une lecture à plat, selon la verticale, la diagonale descendante, ou un triangle.

Les compositions selon la diagonale ascendante, très rares, se rencontrent aussi bien en format V1 que V4.

Il nous reste à voir un dernier type de composition : le format paysage, qui exploite l’horizontale.

Article suivant : Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal 

Références : [4] Corpus, Vol 3, p 105 https://rembrandtdatabase.org/literature/corpus?tmpl=pdf&pdf=/images/corpus/CorpusRembrandt_3.pdf [5] WOLFGANG STECHOW « Some Observations on Rembrandt and Lastman » Oud Holland Vol. 84, No. 2/3 (1969), pp. 148-162 https://www.jstor.org/stable/42712349 [6] Michael Jaffé « Abraham’s Sacrifice : A Rembrandt of the 1660’s » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 30 (1994), https://www.jstor.org/stable/1483480 [7] Lorenzo Pericolo, ‎ »Philippe de Champaigne » p 91 [8] Aurenhammer « Die wiener Veroneses aus san Giacomo della Guidecca : Zykus oder Assemblage ? » Jahrbuch des Kunsthistorischen Museums Wien, Volume 1 1999 p 181