J’ai rencontré Ady par hasard pendant la débâcle, en juin 1940, non loin de Montparnasse. Ce fut une vision fugace mais forte au détour de la page 109 d’un roman de Romain Slocombe intitulé justement La Débâcle (1). Mais cette apparition m’avait alors profondément marqué. Une fiancée, personnage du roman décrit ce qu’elle voit alors que les rues de Paris sont quasiment vides :
« Et plus loin, un couple occupé à remplir une voiture, avec une simple valise et un panier de victuailles, qui fait penser à un départ en pique-nique. C’est le surréaliste américain Man Ray, ami de Lucien, et sa compagne la danseuse Ady, une mulâtresse de la Guadeloupe. Ils comptent passer par Saint-Germain-en-Laye, fermer leur maison de campagne située à proximité, puis rouler vers le sud et gagner l’Espagne ».
L’auteur de ce roman historique prend soin de préciser dans la note 6 que « Ce projet sera contrarié par l’annonce de l’établissement de la ligne de démarcation, surprenant Man Ray et Adrienne Fidelin alors qu’ils séjournent dans un hôtel des Sables-d’Olonne, en future zone occupée ».
La note me fournissait un nom pour « la mulâtresse », et je m’empressais de faire quelques recherches sur internet au sujet de cette compatriote de la Caraïbes dont je n’avais jamais entendu parler bien que j’ai eu dans ma jeunesse une certaine passion pour la photographie et que le travail de Man Ray, comme sa vie, ne m’étaient pas étranger. J’appris ainsi que la jeune fille était née en1915 à Pointe-à-Pitre et décédée en 2004 dans une maison de retraite à Lagrave dans le Tarn. Elle est considérée comme le premier mannequin de couleur à apparaître dans la presse généraliste américaine des années 1930, précise l’encyclopédie en ligne… Elle perdit très jeune ses deux parents et se rendit à Paris à 15 ans. En 1934, elle n’en a que 19 quand elle rencontre Man Ray, de 25 ans son aîné. Elle découvrit alors le Paris surréaliste, posant comme modèle notamment pour Picasso et bien sûr pour son amant, faisant la figurante au cinéma, et dansant au Bal Nègre. Les photos d’elle à moitié nue et coiffée d’une sorte de toque publiée dans le Harper’s Bazaar, employeur de Man Ray, défraient la chronique alors que les Noirs sont alors interdits de publication journalistique dans l’Amérique ségrégationniste. Elle fréquenta Lee Miller, mannequin inoubliable et future photographe de guerre, Dora Maar, Max Ernst, Paul Eluard et son épouse Nush.
La même source indiquait qu’elle était morte oubliée. Son idylle avec Man Ray a duré quelques années, mais l’artiste, qui l’a photographiée plus de 400 fois, est rentré aux Etats-Unis à cause de la guerre, et Ady a poursuivi une vie assez modeste jusqu’à sa mort à 88 ans. Cela avait suffi à me donner l’envie de faire revivre ce personnage digne d’un roman. Une muse jeune et belle, impudique et sans tabou. Quelques mois plus tard, n’ayant bien sûr par écrit une ligne sur Ady ni poussé davantage mes recherches, je découvris par hasard qu’un roman venait d’être écrit sur l’héroïne, son « petit soleil noir », comme l’appelait Man Ray. Gisèle Pineau avait réalisé mon rêve de voir la vie d’Ady sortir de l’oubli et lui rendre l’importance qu’elle a eu sur le plan artistique et sans doute sans s’en rendre compte, militante de la cause noire. Gisèle Pineau raconte à la première personne cette vie dont le cœur bat pendant les courtes années d’un amour fou, et que le monde bouillonne dans ce Paris de l’entre deux guerre étourdissant de poésies et de créations artistiques. Avec délicatesse, elle nous fait ressentir les émois d’Ady comme lors de la première rencontre des deux futurs amants :
« J’en sais bien peu sur Man Ray à cette époque. Pourtant, il y a en lui quelque chose de familier et d’attirant. C’est sans doute comme ça que les papillons du soir se brûlent les ailes, abusés qu’ils sont par les fascinantes lumières des lanternes. Peut-être que je suis un papillon noir cette nuit-là. Un doux frisson. Le bas de ma robe fouette mes mollets. Un long frou-frou. Je bats des ailes dans l’air frais de ce mois de mars ».
Référence voulue ou non à Peau noire, Masques blancs, de Frantz Fanon, Gisèle Pineau évoque aussi la complexité que peut revêtir l’amour métis. La fascination des différences. « Au fond de ma tête, c’est un tourbillon sans fin de peur et de désir, d’amour et de répulsion. Et les images défilent aussi, obscènes et érotiques. Nos corps tendrement accouplés ou luttant à mort sur un radeau. Café au lait, oiseau des îles, doudou créole, pantin exotique. Peau blanchâtre, peau plâtreuse, peau crayeuse. Lui et moi, amants. Des promesses plein la bouche. Lui et moi. Man et Ady, Blanc et Noire amoureux. Lui et moi, domino, bras dessus, bras dessous, dans les rues de Paris. Lui et moi, pour toujours. Je cache rien, hein… » Je n’écrirai pas l’histoire d’Ady, parce que Gisèle Pineau l’a déjà fait et bien fait. Grâce à elle la vision fugace s’est épaissie de la plastique bien encrée et des sentiments sincères d’une jeune fille pleine de vie qui a eu la chance de connaître un amour fou, « Paris, les amours, l’art, la liberté, les amis, la peinture et la poésie… Beau temps ».
Ady, soleil noir, Gisèle Pineau, Editions Philippe Rey, Paris 2021, 301 pages.