Artificielle(s)

Publié le 27 janvier 2023 par Jean-Emmanuel Ducoin

Que penser de ChatGPT, roi de l’intelligence artificielle?

Précision. Depuis Deep Blue, qui bouleversa et choqua le monde des échecs (début des années 1990), et le fameux film de Spielberg, A.I. Intelligence artificielle (2001), la préfiguration d’un monde futur ­dominé par les superordinateurs restait sinon abstraite, du moins plutôt confinée au cercle très fermé des spécialistes du genre. De loin en loin, nous savions bien sûr que l’évolution s’avérait assez exponentielle, au point de révolutionner bien des domaines: du monde de la finance à la gestion des armées des grandes nations, algorithmes et autres logiciels dominent et s’imposent en maîtres absolus. Avec la survenue de l’année 2023, il semble qu’un bond en avant ait été observé et que, pour le grand public, l’intelligence artificielle sorte de la brume, malgré son concept encore flou pour le commun des mortels. Vient en effet de débouler dans nos vies quotidiennes ChatGPT, un «robot en ligne» capable de produire sur commande, et en quelques secondes, des textes d’une précision quelquefois étonnante. Ce petit logiciel, téléchargeable à souhait, dépasse dans nos fantasmagories le HAL 9000 de 2001: l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968) et permet à n’importe qui de rédiger à la vitesse d’un clavier au galop un poème, un devoir scolaire, une recette de cuisine, un rapport, une histoire pour endormir vos enfants, des lignes de code, de la musique, bref, tout ce dont vous avez besoin. Et même: un article!

Démiurge. L’aveu mérite qu’on s’y attarde : le bloc-noteur a renoncé à essayer ce qui se présente déjà comme une «rupture technologique majeure»,voire un «bouleversement civilisationnel». Vertigineux progrès? Inquiétant? Menaçant? Un peu tout à la fois, évidemment. Avec ChatGPT, ne le cachons pas, l’IA donne à voir sa capacité à devenir un auxiliaire de notre intelligence, au même titre que la machine, jadis, a permis aux humains de décupler leurs forces physiques et d’augmenter la productivité. Une (r)évolution stupéfiante, à n’en pas douter, aussi prometteuse que dangereuse. Pour le meilleur… et pour le pire. Rendons-nous compte: lycéens et étudiants peuvent désormais lui confier leurs devoirs, le malade influençable un protocole thérapeutique, le cyberpirate l’écriture d’un code malveillant, le journaliste la trame d’un récit, etc. De quoi influencer nos comportements et notre capacité à réfléchir à partir de notre libre arbitre et ainsi favoriser, de manière plus ou moins consciente, une sorte de paresse intellectuelle? En somme: jusqu’où laisserons-nous les «machines» décider à notre place et octroyer aux développeurs du capitalisme une puissance potentiellement démiurge sur toutes les sociétés de l’humanité?

Usage. Créé aux États-Unis par la start-up californienne OpenAI, ChatGPT n’en est, paraît-il, qu’à ses balbutiements et ses algorithmes de traitement automatique ultra-performants qu’aux prémices de leurs possibilités –  dont on nous dit qu’elles deviendront «infinies». Mais gardons notre calme et notre sérénité. Considérons même que l’IA, à l’étape actuelle, ­demeure sous perfusion de données fixes et périssables, donc perfectible et sujette à de nombreuses erreurs ou approximations. Une espèce d’illusion d’intelligence, vraiment artificielle? ChatGPT, alimenté par des masses de données issues de l’Internet, vient néanmoins de passer un test grandeur nature pour le moins stupéfiant. À l’initiative d’universitaires, il a réussi les examens d’une faculté de droit américaine après avoir rédigé des dissertations sur des sujets allant du droit constitutionnel à la fiscalité en passant par les délits civils. De quoi effrayer la communauté scolaire. Certains résultats ont été si convaincants que des enseignants de plusieurs universités évoquent le risque de tricherie généralisée et de «la fin des méthodes traditionnelles d’enseignement en classe». La ville de New York a banni ChatGPT des écoles. Et l’Europe met en chantier un AI Act, dans l’intention de réguler son usage. Le mot «usage» étant le bon. L’arrivée de ce prototype d’agent conversationnel est l’occasion pour nous de ­réviser notre rapport au numérique. Avant qu’il ne soit trop tard?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 janvier 2023.]