" Mon cher Lucilius :
[...] Le temps que, jusqu'ici, on t'enlevait, on te soutirait ou qui t'échappait, recueille-le et préserve-le. Persuade-toi qu'il en va comme je l'écris : certains moments nous sont retirés, certains dérobés, certains filent. La perte la plus honteuse, pourtant, est celle que l'on fait par négligence. Veux tu y prêter attention : une grande partie de la vie s'écoule à mal faire, la plus grande à ne rien faire, la vie tout entière à faire autre chose.
Quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps, qui estime la valeur du jour, qui comprenne qu'il meurt chaque jour ? C'est là notre erreur, en effet, que de regarder la mort devant nous : en grande partie, elle est déjà passée ; toute l'existence qui est derrière nous, la mort la tient. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu écris que tu fais, embrasse toutes les heures ; de la sorte, tu dépendras moins du lendemain quand tu auras mis la main sur l'aujourd'hui. Pendant qu'on la diffère, la vie passe en courant.
Toute chose, Lucilius, est à autrui, le temps seul est à nous ; c'est l'unique bien fugace et glissant, dont la nature nous a confié la possession : nous en chasse qui veut. Et si grande est la sottise des mortels que les objets les plus petits, les plus vils, du moins remplaçables, ils supportent de se les voir imputés quand ils les ont obtenus, que nul ne se juge redevable en quoi que ce soit pour avoir reçu du temps, alors que c'est le seul bien que, même reconnaissant, l'on ne peut rendre...
[...] Selon l'avis de nos ancêtres, il est "trop tard pour épargner quand on arrive au fond" ; ce n'est pas seulement, en effet, la part la plus petite qui subsiste à la fin, mais la plus mauvaise. Porte-toi bien."
Sénèque, extrait de "Lettres à Lucilius, Lettres 1 à 29, Livres 1 à 3". Extraits de la Lettre 1 sur la valeur du temps., Éditions GF Flammarion, 2017.