Questionnement(s)
Publié le 20 janvier 2023 par Jean-Emmanuel Ducoin
Déconstruire les idées reçues des réactionnaires sur la "déconstruction"...
Offensive. «Déconstruction»: et le bloc-noteur y revient, inlassablement, puisqu’il y en va de la vie des Idées et, d’une certaine manière, de notre propension à entrevoir la pensée philosophique active et l’engagement intellectuel «dans» et «par» la société. Nous n’avons pas oublié la polémique de l’hiver dernier. À l’époque, un colloque organisé à la Sorbonne appelait à «déconstruire la déconstruction». Ces rencontres pour le moins «téléguidées», placées sous l’égide de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, l’ineffable Jean-Michel Blanquer, avaient suscité de vives réactions, singulièrement dans le milieu universitaire, certains chercheurs de renom y voyant une nouvelle offensive politique contre les travaux en sciences sociales s’intéressant à la décolonisation, au féminisme et à la lutte contre les discriminations en tout genre. Bref, tout ce qui s’apparente de près ou de loin au mot valise «wokisme», nommé aussi maladroitement «déconstruction», voire «déconstructionnisme». Nous voilà un an plus tard et un autre colloque, qui tombe à raison, se tient jusqu’à ce samedi conjointement à l’École normale supérieure et à la Sorbonne. Intitulées sobrement «Qui a peur de la déconstruction?», ces séances de réunion publique et de conférence n’ont qu’un but, figurant dans l’annonce introductive: «Nous ne pouvons pas laisser dire que la déconstruction est destructrice, alors qu’il s’agit d’une démarche affirmative et inventive, qui s’efforce de redonner du jeu et de la vie à la pensée.»
Derrida. Croyons-le ou non, plus de vingt ans après sa disparition, Jacques Derrida n’est pas mort. Et tous les autres non plus, les Michel Foucault ou Gilles Deleuze, dont les personnes et les œuvres majeures en tant qu’héritage intellectuel prépondérant ont été attaquées, détournées de leur sens. L’événement en question ne se veut pas une « réplique » au mouvement réactionnaire et à ses instrumentalisations politiques en cours depuis plusieurs années, mais plutôt une «“tentative” de traiter sérieusement ce qu’on entend sous le mot de “déconstruction” au-delà des polémiques qui condamnent tout un pan des recherches sur le genre ou les études dites “postcoloniales”», expliquait cette semaine, dans Libération, Anne-Emmanuelle Berger, professeure émérite de littérature française et d’études de genre à l’université Paris-VIII, l’une de ses organisatrices. De quoi remettre quelques pendules à l’heure – souhaitons-le – et réaffirmer les principes inaliénables de la liberté académique, sachant que, dans notre beau pays, la France, nous ne trouvons quasiment aucun cours philosophique concernant les travaux de Derrida, Deleuze ou Foucault. Comme si l’ère du temps, et ses conséquences idéologiques mortifères, agissait sur le «savoir», à la manière du verbe fourre-tout qui revient en boucle dans le langage politique, surtout du côté de la droite identitaire et des pétainistes de toutes tendances: «déconstruire». Sorte de chiffon rouge. Derrida en symbole, accusé avec tant d’autres (n’oublions pas Bourdieu) d’avoir participé à la radicalisation de la pensée philosophique – donc politique – en remettant en question la phénoménologie et la métaphysique traditionnelles comme nouvelle manière de penser les sciences humaines et sociales.
Démarche. La mécanique reste identique. Par un contresens volontaire, nous entendons: «Ils déconstruisent la France», «ils déconstruisent notre Histoire», sous-entendu «la France ne sera bientôt plus la France». La célèbre «déconstruction», dont le nom même comme concept vulgarisé dans le monde entier a fini par noyer l’exigence du prima de sa définition. Derrida le démontrait par ces mots: «Il s’agit par là d’analyser quelque chose qui est construit. Donc, pas naturel. Une culture, une institution, un texte littéraire, un système d’interprétation des valeurs. En somme, un “constructum”. Déconstruire n’est pas détruire. Ce n’est pas une démarche négative, mais une analyse généalogique d’une structure construite que l’on veut désédimenter.» Bref, un mode de questionnement des contradictions et des impensés de la métaphysique occidentale, afin de déjouer les constructions sociales. Une forme «politique» de penser, en quelque sorte. Tout le contraire de ce qui est prétendument attaqué…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 janvier 2023.]