Fil narratif à partir de : « White Noise », Noah Baumbach – « L’orée », Fabrice Cazenave, galerie La Ferronnerie – Léon Bonvin, Fondation Custodia – « Dissection lente d’un piano rouillé », Anaïs Tuerlinckx – Kevin Laland, « La symphonie inachevée de Darwin », La Découverte 2022 – Patrick Chamoiseau, « Le vent du nord dans les fougères glacées », Seuil 2022 – Vanessa Manceron, « Les veilleurs du vivant. Avec les naturalistes amateurs », Les empêcheurs de penser en rond, 2022, …
Hypermarché, zombies chasseurs cueilleurs, pliures neuronales
Une scène d’hypermarché l’envahit, l’intrigue, le charme. Incroyable, d’où vient-elle ? De quand date-t-elle ? Il n’a plus mis les pieds dans ce genre de lieu depuis des décennies. La scène célèbre les noces du sordide et de l’enchantement, une esthétique à la fois zombiesque et d’éternelle jouvence. Elle est montrée depuis une vue panoramique et ethnographique. Un long alignement de caisses. Une forêt de rayonnages en rangées rectilignes, parallèles. Pas mal de gens affairés, détendus, de profils sociaux divers, de couleurs différentes, d’âges très variés. Ils vaquent, vont, viennent, à l’aise, dans leur élément. Tous démontrant un formidable sens de l’orientation dans cette forêt, se dirigeant de façon déterminée vers tel ou tel lieu, exerçant un savoir-faire étonnant pour scruter les murs de produits, lire les étiquettes, soupeser, dénicher ce qui leur convient. C’est avec un art élégant qu’ils s’en emparent, l’exhibent aux proches, le rangent dans la charrette où la famille, voire des amis, l’examinent à leur tour, palabrent, cautionnent, se réjouissent de la capture. Et tout en flânant et récoltant les biens utiles à leur survie, ils convergent vers la barrière des caisses, les chariots glissant sans effort, aimantés par la sortie. Là, les trophées sont transvasés avec dextérité sur un tapis roulant, barre-codés avec soin, on parle, on fait circuler les ragots, on compare ses courses, on commente, on raconte ses préférences, celles des membres de la famille. On dirait un ballet. Tous ont l’air heureux de la détente que procure cette activité nourricière. Une occasion de briller, d’être mis en évidence, le client roi. Les déplacements des corps sont amples, souples, les gestes de préhension sont précis, experts et immémoriaux, comme se souvenant et copiant une gestuelle technique très ancienne, dédiée il y a longtemps au dénichage de nourriture. Un ballet de chasseurs cueilleurs à l’âge hypermoderne, en quelque sorte. Avec une musique puissante, dansante, galvanisante, « White Noise » de LCD Sound System. Il se souvient avoir dansé sur cette musique, seul dans sa cuisine, affairé aux fourneaux. D’où tient-il cette image ? D’un film ? D’un rêve ? D’une lecture ?
L’origine de ce qui lui traverse l’esprit est de plus en plus trouble et pluriel. Il appréhende la progression du trou noir tel que subi par un personnage de Patrick Chamoiseau : « Hélas, Artfilé Molcide n’avait plus assez d’esprit pour manier comme il faut cette masse mémorielle que constituait son existence. Bébert, obsédé du cosmos, prétendit qu’il était devenu un trou noir, manière de supposer que ce qu’il avait avalé dans les pliures de ses neurones ne pourrait plus jamais en sortir. » (p.51)
Culture cumulative et dynamique de l’illusion
Il sollicite ses pliures neuronales tous les matins, à livres ouverts. Il s’obstine à sillonner le genre de surfaces textuelles susceptibles d’aider à comprendre la vie, le passé, le devenir, le comment ça se passe, le comment ça devrait aller, selon quels héritages, quelles correspondances ; la production récente et passée de ce que l’on appelle les sciences sociales. Par où une minorité réfléchit, organise une rétroaction critique sur l’activité humaine, espérant infléchir par-là les choix que l’humanité effectue. A travers ça, il arpente, sans plan préconçu, les errances de l’esprit humain se débattant avec son évolution dont les paramètres lui échappent, particulièrement les effets boomerang des habitudes sociales et écologiques. Ces lectures l’équipaient, jadis, en « input » nécessaires à l’esquisse d’une stratégie culturelle universalisable, du temps où il travaillait « dans la culture ». Il convertissait en projets d’actions réelles les inspirations nées de ces lectures digérées. Des dizaines de cahiers Clairefontaine aux pages couvertes d’une écriture serrée et lisible, appliquée, atteste de ce travail dément. Mais aujourd’hui ? Il voudrait tout reprendre, tout relire, d’annotations en annotations, de passages soulignés en passages commentés, réaliser une synthèse, pouvoir dire « voilà ce que j’ai appris » et aussi sec, la capitaliser, la valoriser, l’investir dans une application définitive qui consignerait les preuves d’un engagement abouti dans le vivant. Mais il s’y perd de plus en plus, patine, s’enlise. Relire ne fait que renforcer le fourmillement, le buissonnement, l’éloigne encore plus d’une vision unifiée de ce qu’il aurait vécu et qu’il pourrait exhiber comme un trophée : « voyez ce que j’ai fait ! ». Avant de se reposer ! C’est impossible. « Il n’y a d’univers que la juxtaposition de ces champs de vision parcellaires et dégradés où chacun reprend les illusions et les mirabilia de l’autre, les rhabille et les agrège aux siennes ; il n’existe encore nul point de vue qui procure un sentiment d’unité, de transparence et d’exactitude. La diffraction des ondes à travers les faibles membranes de l’intellection naturelle donne à tout ce qui vient du dehors un aspect kaléidoscopique à la fois redoutable et séduisant. » (p.132) Il est le fruit de cette longue diffraction d’ondes qui se prolonge à présent dans le face à face solitaire avec ses lectures, passées, présentes, la masse de bouquins où il évolue en brassant les souvenirs de tout ce qu’il aura entrepris, en partie grâce à eux, au long de sa vie dite active, son parcours professionnel nourri de toutes ses intériorisations.
Démonter, remonter son outil, à l’aveugle, avant de s’engourdir
Pourquoi persévérer en cette « discipline » de lecteur, cette habitude ? Par accoutumance ? Impossibilité de lui substituer autre chose ? Certains matins, ses neurones peinent à fournir l’ébauche d’une compréhension de ce que contiennent les lignes imprimées, sous ses yeux. Comprendre se résumant à rattacher les mots en train d’être lus à d’autres lus précédemment, ce qui les inscrirait dans la construction logique d’un sens ou d’une idée déjà amorcés, déjà appréhendés, toujours en cours de développement. Aucune idée ne pouvant jamais se dire aboutie, c’est ce qui lui permet de la prendre en route, de l’infiltrer, de l’accompagner, à partir de résidus ou sédiments qui ont un air de famille avec elle, avec ce qu’elle manifeste de nouveau. Il lui faut d’abord trouver la place adéquate, dans ces pliures neuronales, où faire entrer les phrases nouvelles, les propositions récentes, pour qu’elles s’y logent, et délivrent de quoi forger l’une ou l’autre signification s’ajoutant à celles déjà archivées. C‘est une tâche physique. Comme lorsqu’il agite ses haltères ou s’inflige des séries d’abdominaux. Il lui faut activer et manier des outils cérébraux, ce qui, là-dedans, permet de saisir, nouer, retenir, pas seulement conceptuellement mais chimiquement, concrètement. De la même manière qu’il resserre les raccords de tuyauterie sous l’évier, enfonçant les bras, ses mains et ses doigts, s’affairant à l’aveugle. Ou, pour convoquer un fantasme de gosse alimenté par des propos d’adultes militarisés : démonter et remonter son fusil à l’aveugle, dans le noir, rien qu’au touché, par cœur ! Certains matins cette activité cérébrale patine, les pliures se mélangent, ou s’émoussent, toute prise possible sur les idées fuit au loin, un lointain proche mais inaccessible, et ça lui occasionne un étrange grésillement synaptique, un chatouillis mental, au début pas désagréable, puis devenant prurit et peu à peu somnolence.
Ces séquences se manifestent d’abord en prémices d’une extase improbable, où tout ce qu’il a lu et senti au cours de son existence se révélerait en une figure fusionnelle, puis ça se brouille, et tout ce qui annonçait une apparition transcendante, nourri de ce qu’il a inlassablement déchiffré, se dérobe et retourne à l’état de vastes terrains vagues, inatteignables, tout retourne en jachères sauvages à contempler de loin. Au dépit de cet échec succède une forte jubilation : et si c’était cela, précisément, l’aboutissement réussi ? Il a en effet toujours adoré les terrains vagues, où la nature se débarrasse et oublie l’homme, se désintoxique, invente ce qui advient après l’humain. A l’instant où l’extase qui vient bascule en brouillage magnétique, perturbation de la conscience, chute vers une somnolence hypnotique, il a le temps d’apercevoir la vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis, le ciel tel qu’il donne envie de s’y dissoudre, étendue de métal éblouissant martelé.
Le dessin dansé
Le plus curieux est qu’il a vu une fois cette vision très intérieure représentée – saisie – par un artiste. Cette matérialité du vague dans le foisonnement d’une végétation débordante, détachée, loin de tout regard humain, rendue quasiment telle sur le papier, l’imbibant, l’irradiant. A travers les tiges, herbes, feuilles, rameaux, au loin, au plus proche, d’insondables surfaces liquides, eaux dormantes célestes ou terriennes, horizons où fusion et disjonction se touchent, marient leur antinomie, coton d’extase et d’endormissement. Il avait jalousé cette capacité de l’artiste à si bien exprimer cet accouchement imperceptible du vague par le paysage. Comment avait-il fait ? De quel point de vue ? Plus rien à voir avec la contemplation surplombante de la civilisation capitaliste. Et, pour en rendre compte, le lexique de l’amateur d’art ne suffisait pas. Il fallait convoquer le registre des expériences naturalistes. Avec ces dessins, on pénétrait la façon dont les plantes enchevêtrées regardent collectivement le ciel, captent et vivent de lumières, ombres, pénombres, reflets, clair-obscur. Il avait improvisé une fiction explicative pour bercer les rêveries qui lui venaient en regardant. L’auteur, certainement, avait dansé, tourné en derviche dans le végétal, jusqu’à l’extase, jusqu’à s’évanouir. Et ce n’est que revenant à lui, de retour de cette immersion sans réserve, qu’il avait dessiné le souvenir de cette chute/élévation à travers tel coin de terrain vague, « sans plus éprouver de coupure entre le sujet connaissant et les choses à connaître » (p.181). Sans doute cette interprétation avait-elle germé en lui par la présence, au vernissage, d’une figure élégante habillée de noir ample, évoquant plus la silhouette d’un danseur que d’un dessinateur. Elle se déplaçait, conversait, passait de l’une à l’autre, liant et entrelaçant ses commentaires gestuels des œuvres accrochées au mur. Elle mettait en mouvement les images en racontant et partageant à chaque fois le protocole d’immersion qui les avait fait naître. Ce danseur-médiateur se révéla évidemment être l’artiste-dessinateur. Il se souvint que le fait d’unir, dans sa tête, danse et dessin, idée somme toute banale, là, lui fit l’effet d’une révélation. Il était témoin de quelque chose de peu courant. Nature imitée, gestes dansés, technique de dessin, soit transcription en gestes et capacité motrice, au niveau du cerveau, d’informations visuelles jugées importantes. Il renouait avec une force très ancienne, ancestrale, non plus dissimulée sous des savoir-faire sophistiqués, mais mise à nu. « Une récente analyse neuronale de la danse a révélé que synchroniser le mouvement du pied avec la musique stimule des régions du cerveau précédemment associés à l’imitation, et ce n’est peut-être pas une coïncidence. Danser paraît requérir un cerveau capable de résoudre le problème de correspondance. » (K.Laland, p.327)
L’herbier où lui parle les disparu-e-s
Il y avait aussi de grandes planches d’herbier. Troublantes. Ces organismes végétaux, mis en exergue, s’apparentait plus à l’art du portait qu’à la nature morte. Des entités singulières, des personnalités y vibraient, envoyaient des signaux d’humanité. C’était exécuté au fusain. L’image naissait autant du tracé que du gommage, ce qui donnait une étrange chair où apparition et disparition unissent leurs effets, la respiration des saison y fusionnant l’automne et le printemps, l’hiver et l’été. Feuillages palpitants. Chaque planche était consacrée à une espèce, châtaignier, frêne… L’image est nette, précise, authentique, plus vraie que vraie, irréelle. Cette véracité n’est pas celle des guides d’identification naturaliste. Il n’y a ici aucune volonté de faire coïncider un spécimen avec son modèle. Au contraire, le trait a cherché cette ligne où le spécimen s’affranchit du taxon, explorant une bifurcation, une individuation expérimentale. Ce n’est pas non plus un exercice d’amoureux de la nature pâmé devant la beauté désincarnée des branches, des feuilles, des fleurs. Chaque planche est une rencontre avec tel individu de telle espèce. Un échange. Ce qui soulève l’impression d’une part d’autoportrait. Pas « un frêne », un « châtaignier » … Mais dans ce frêne, ou ce châtaigner, telle branche, tel bouquet, tel rameau, telle communauté de tiges et de feuilles qu’il reconnaît et qui se différencie dans la globalité du feuillage d’un seul même arbre et avec laquelle il célèbre une « fusion mentale » providentielle, procédant à « l’incorporation des identités animales ou végétales » au fil de son immersion ritualisée dans la nature. L’herbier raconte en chaque plante la cristallisation d’individuations plurielles, se différenciant de la classification statique, standardisée. Aucune de ces entités végétales ne correspond aux stratégies cognitives humaines, elles en troublent les processus fixistes. L’artiste rend ce trouble contagieux à travers l’émotion esthétique transmise par ses œuvres. Pour saisir ça de façon visuelle, il a adapté à tâtons, en dansant, en dessinant, les techniques « d’une lente plongée méthodique et consciencieuse dans la matérialité des corps et des comportements qui permet d’accéder à une nouvelle version sensorielle de la réalité » devant soi et en soi (p.176) et se voir alors ouvrir l’accès extatique à « ce que cela fait de voir le monde du point de vue de la créature » que l’on projette de dessiner (p.181). Il peut alors la tracer – la créature, la plante – en train de capter le monde à sa manière, de le métaboliser, et non plus simple figurante passive reflétant la façon dont l’humain répertorie le monde. Il les dessine en apparitions uniques, éphémères. Rameaux lunaires, de cette blancheur spectrale de négatif photographique, flottant, dérivant, ondulant par-dessus une obscurité brouillonne, insondable, striée, griffée, scarifiée, calcinée par endroits, fossilisée à d’autres, fondante et neigeuse parfois, et qui est le bois sans âge qui les engendre, le tronc insondable où elles greffent leur vie, leur différence vivante, d’où émergent leurs personnalités de ramures vif-argent, aériennes.
Dans le bocal des autres vivants
Cela prend encore plus de force si l’on se penche sur la manière dont l’artiste archive ses cheminements sous la forme de cartographies incertaines, sans fils biographiques linéaires, univoques, favorisant les représentations éclatées, plurielles où sont positionnés des nœuds à partir desquels e sédimente une corporéité qu’il reconnaît comme sienne. Il n’y représente pas la constellation de ses œuvres, mais à travers elles, les moments où ses protocoles esthétiques lui ont permis d’entrer en contact avec différents aspects du vivant, rencontres entre son intériorité et d’autres réalités mentales, animales, végétales, minérales. Une œuvre ne signifie pas une appropriation à sens unique, l’établissement d’un droit de propriété sur l’expression sensible de l’univers. Mais aussi un don, un abandon, un échange, là j’ai donné et reçu, j’ai acquis et me suis en partie évanoui dans la nature. Ce qui souvent se présente comme curriculum, liste de moments saillants esquissant une conquête, une avancée, est restitué à la matière vivante, aux cercles concentriques de l’âge d’un arbre-totem, aux circonvolutions nuageuses d’un ciel où l’âme toujours aspire à dériver, y reconnaît sa matrice primale. Le devenir, l’œuvre en train de se construire, tout n’est que territoires partagés. Si de nombreuses productions artistiques alertent sur la crise climatique – même avec les meilleurs intentions du monde, comme Fabrice Hyber et ses fresques didactiques – , elles ne font qu’informer et, d’une certaine façon, profitent du cours de la bonne conscience, comportent toujours les traces d’une transaction avec le marché de l’art. Face aux images réalisées par Fabrice Cazenave, tout autre chose se produit : une expérience intime qui déplace le point de vue, fait migrer le sensible vers une autre perception de la place que l’on occupe dans l’univers et conduit à se penser « au service des vivants » bien plus profondément que n’y réussit la raison, la propagande ou le marketing vert. Un travail artistique qui initie à une « économie de l’attention aux détails et du soin, de la rencontre et de la connaissance sensible, qui ouvre l’imagination et prépare à rendre intéressante une situation dans ce qu’elle a de particulier » (p.266). Par la pratique du dessin déployé comme danse au cœur du terrain vague, par le régime d’images qui s’y cristallise, les émotions à partager qui en découle lors de leur exposition, « il s’agit toujours de tenter de plonger dans le bocal des autres vivants, de s’immerger, à défaut de participer, de comprendre au moyen de l’expérience, de la discipline et de l’imagination ce que veut dire vivre comme un oiseau ou comme une plante. » (p.271) C’est encore assez banale de dire cela, à l’époque où célébrer les proximités entre humains et non-humains est devenu courant, normatif. Mais le choix des œuvres présentés en 2022 à la galerie la Ferronnerie, laisse entrevoir quelque chose de plus : dans un processus d’échanges avec le coin de nature qu’il explore, l’artiste a créé une sorte de niche où l’environnement coopère à son travail artistique ; les plantes, d’une certain façon, se dessinent avec lui, à travers lui. Le désir de dessiner façonne les espèces avec lesquelles il interagit, celles-ci à leur tour tirent profit de cet art du dessin d’après nature. « En fait, tous les organismes façonnent des dimensions importantes de leur environnement local par leurs activités à travers un processus connu sous le nom de « construction de niches » : par exemple, d’innombrables animaux creusent des terriers, construisent des nids et des monticules, tissent des toiles et fabriquent des poches à œufs ou des cocons. » (p.217) Dessiner dans le paysage, ici, a tissé une orée entre culture et nature.
Devenir l’autre au son du piano démembré
En se souvenant de cette exposition et de la richesse particulière de ce que racontaient ces images , il repense au profil d’un conteur hors normes dans un roman de Chamoiseau : « Il ne donnait pas vie aux choses, aux roches, aux animaux, aux insectes ou à des choses invisibles le plus souvent indescriptibles pour les faire parler comme nous, agir à notre image, illustrer certaines vertus utiles à notre vie, il devenait au contraire animal, pied-bois, sauterelle, rivière, bœuf et cabri… Il devenait, vous comprenez ? (…) Parfois même, il indiquait parler au nom de tel côté, pas d’une commune entière ou d’un grand bout de paysage comme on en voit dans les grands horizons, non, au nom d’un simple petit côté du paysage qui devenait lui-même, et que lui-même devenait, et qui s’incarnait tout bonnement devant nous ! »
Cet au-delà transfiguré, cet éblouissement de l’infini au-delà des fibres du vivant, entraperçu dans les bouts de terrains vagues de Cazenave, au fur et à mesure qu’il le transportait en lui, vivait avec ses images au fil des années, il y associait différentes musiques ou matériaux sonores, agrégeant à l’extase visuelle persistante, des sons venus de loin. Par exemple, les grattages, frottages métalliques et rituels d’Anaïs Tuerlinck désossant un piano à queue et en caressant chaque partie, les appariant rituellement avec d’autres objets trouvés, rebuts, déchets. Dispersant sonorement les organes du piano dans une hétérogénéité très large d’autres choses. Le piano devenant alors un plan instrumental sans bords, hybride, quasi infini, pris dans des horizons de réverbérations en abîme. Des sons étranges qui restituent la façon dont toutes les parties de l’ensemble, cette merveille d’organologie savante, se séparent les unes des autres, à jamais, tout en maintenant, bien qu’à présent désolidarisées, un grand tout articulé virtuellement, parcouru de vibrations et d’ondes magnétiques, abrasives, déchirantes, chant d’union dans la vaste dispersion. Cette musique a l’incandescence rouillée, grinçante et percussive, nappe bruitiste erratique, de ce qui trouble la distinction entre perte et retrouvailles, mort et résurrection. C’est aussi le genre de son qui le traverse, fantomatique, quand il pédale au bout d’une longue course, dans les polders, au soleil déclinant et que le vent violent agite les particules de lumière, en avive les cristaux, épanchant sur la ligne d’horizons, au-delà des roseaux, une scintillance d’outre-monde où pointe le cône sombre d’un clocher perdu, en lévitation, sans enracinement.
Autour de l’estaminet, échapper à la tristesse, en dessinant
Cet au-delà apparaît bien entendu à maints endroits de l’histoire de la peinture, du dessin, de la photo. Il a été capté parfois accidentellement, ou selon des contextes spécifiques qui préfigurent, à l’échelle de destins individuels, les couleurs de la catastrophe d’aujourd’hui. Par exemple dans les aquarelles de Léon Bovin, la précision presque botanique de l’avant-plan – herbes folles, fleurs du chemin, oiseaux – n’a d’autre but que de laisser filtrer, depuis l’arrière-fond, cette frontière mouvante de la transfiguration ultime, fatale, de trahir l’attrait irrésistible ou phobique pour l’aura du vague. Ces écrans lointains, vides, lumineux, dont le rayonnement engourdit la matière grise dans un cocon, parée pour une métempsychose fantasmée en planche de salut (imaginer une continuation dans la mort). De multiples déclinaisons envahissent l’œuvre méticuleuse de cet artiste suicidé très jeune. Ce qui frappe est donc la fidélité photographique avec laquelle il dessine fleurs et oiseaux, faisant corps avec son objet/sujet. Technique impressionnante et précision diabolique, pas du tout contemplatives, ou alors d’une contemplation pétrie de tristesse, de désespoir. Stressée. L’énergie et la concentration nécessaires à représenter de façon aussi parfaite ce que la nature ordinaire, quotidienne, place sous ses yeux, ne relèvent pas d’un simple loisir, d’une distraction, il s’y trame une question de vie et de mort, à tel point que la pratique qu’il développe dépasse l’enjeu de l’art, puise dans l’histoire immémoriale des premières impulsions culturelles qui ont propulsé l’évolution de la cognition humaine, se rattachant à l’espoir : « parce qu’il y a dans ce que je fais, la continuation de la sélection naturelle « d’une capacité de copier précisément et efficacement », je vais réussir à vivre, me libérer des idées sombres, des envies de mourir ». C’est l’exactitude de la représentation et la force désespérée qui y vibre, dépassant le cadre artistique, se rapprochant de la transmission d’informations vitales, de la forme d’un apprentissage social quant à la manière d’extraire du paysage quelques lumières indispensables à survivre, à résister au désespoir, qui lui fit établir un lien avec les propos du biologiste Kevin Laland : « il y a un avantage sélectif à copier, à condition de le faire avec précision et efficacité. Cela incite à penser que la sélection naturelle a favorisé des formes d’apprentissage social plus efficaces et plus fidèles ». (p.210)
En premier, lui reviennent ces incroyables molènes fanés, séchés, tiges automnales. Et au-delà, la trace blanchâtre d’un sentier, presque immatériel. Le sous-bois est hanté de brumes légèrement givrées. D’entre les colonnes des troncs, une luminescence astrale invite à sortir du cadre, en quittant le chanter, en se dirigeant vers l’inconnu. C’est de là qu’émane la fine écume brumeuse. A gauche, un personnage paysan, forestier ou vagabond, trapu, casquetté, résiste à l’attraction, tête baissée, épaules levées. Il s’apprête à disparaître dans les buissons du sous-bois, préférant garder les deux pieds dans la glèbe. Dans un autre paysage de la plaine de Vaugirard, il y a une silhouette de femme posée sur un fil intangible, panier d’osier sous le bras, au bout d’un chemin muré aboutissant à une bâtisse qu’un soleil rare réchauffe légèrement à l’angle. A gauche des ramures nues, à vif, dépassent d’un autre mur gris. La femme est sur la ligne d’horizon, détourée. Elle vient ou elle va. On aperçoit au loin, pointant du vide, à hauteur de ses chevilles, les ombres vaporeuses, bleues, d’un paysage. Mais le cosmos pictural est principalement le ciel gris, gris bleu sur la droite, reste de nuit, gris jaune sur la gauche, du côté du personnage, promesse d’aube. C’est une formidable vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis. On dirait une immensité kaléidoscopique jouant avec une infinité de cristaux doux, aux nuances de gris perle. Une opalescence attractive, magnétique. La femme est une messagère de ce ciel, ou elle en subit l’attraction irrésistible, elle y reconnaît sa nature intérieure, l’humeur principale de son âme, et tout en marchant, revenant ou partant au marché, rêve de s’y envelopper d’oubli. Dans un autre paysage, c’est un paysan avec la bêche sur l’épaule, son ombre sur le mur ocre en bord de route, semble avoir le pas lourd, fatigué. Les idées qu’il rumine doivent avoir la coloration du ciel, gris aussi, grisailles ouateuses, bouchées, tristes. Bruineuses. Là aussi, des ramures nues indiquent que l’on est en hiver, la saison de la nudité, du dépouillement. La chaleur humaine, concentrée dans la forme du paysan gourd, lentement s’éparpille, se dilue dans la vastitude céleste de porcelaine froide. (Une porcelaine froide qui aurait la matérialité d’un édredon où s’enfouir.) Il s’achemine vers un tournant qui dérobe ce qu’il y a au-delà, le hameau sans doute, mais peut-être le vide, rien. A l’endroit précis où l’homme est dessiné, on peut encore imaginer, inventer que tout a changé, tout a été déplacé, ce n’est plus le village, l’estaminet, la maison et l’église avec la tristesse du quotidien sans futur, mais réellement, un gouffre par où entrer dans ce ciel et y disparaître sans souffrance, sans autre forme de procès, simplement. Léon Bovin ne se contentait pas de regarder cet aura du vague sourdre des cieux d’hiver. Il cueillait les fleurs, les ramenait, les peignait en bouquets, en brassées. De même avec les légumes fraichement arrachés de la terre, ramenés du marché ou tirés du potager attenant à la maison, en bottes sur l’étal de la cuisine. Dans les natures mortes qu’il en retire, on dirait qu’il fouille pour déceler, entre les fibres, quelque reste de ces lueurs des frimas immenses où se perdre, dans les couleurs végétales, les pigments légumiers, les humeurs qui en rayonnent. Un linge blanc-gris, sous les céleris, évoque les grands cieux où la paysanne et le paysan sont sur le point de s’éclipser. Une lumière brouillée, hachée, sur le mur sombre comme gaufré, derrière légumes ou fleurs, reproduit aussi l’attraction du vide nuageux, aérien, mais en version plus sombre, intérieure, déprimée, vacillante.
Bien entendu, il se souvient avoir défilé religieusement devant cette série de dessins et aquarelles, ému par cette œuvre oubliée, redécouverte, et par le fait que l’auteur, l’homme qui avait réalisé ces petites merveilles, enchantées et sombres à la fois, s’était donné la mort à 31 ans. La puissance d’une promesse non-tenue, gaspillée, restée en l’air, soudain palpable dans les petites pièces de la fondation Custodia, étreignait la plupart des visiteuses et visiteuses scrutant respectueusement ces petits formats, presque incrédules.
Pierre Hemptinne
Comment c’est, la médiation culturelle en récit ?