Pourtant, s'il est bien question de boissons alcoolisées, et sans doute même d'eau-de vie, Apollinaire fait davantage référence au vin.
Rappelons qu'il termine Alcools par le poème Vendémiaire, titre tiré du latin vindemia qui signifiait « vendange ». La lecture prouve qu'il est réellement question de la dissolution du vin dans la vision ou dans la peinture que lui renvoie Paris lorsque l'ivresse des mots l'atteint.
Citons : « Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris
Vendangeait le raisin le plus doux de la terre
Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent »
plus loin : « Ces très hautes amours et leur danse orpheline
Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes »
et enfin,« Les raisins de nos vignes on les a vendangés
Et ces grappes de morts dont les grains allongés
Ont la saveur du sang de la terre et du sel
Les voici pour ta soif ô Paris »
Pour s'en convaincre encore, relisons Nuit Rhénane
Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire
Pourquoi alors avoir réduit à la notion "d'Alcools" les références au vin ?
Le mot « alcool » est polysémique.
Certes, il est bien question de la boisson.
"Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau de vie"
Le parallélisme qu'il vit et qu'il met en valeur entre la vie et l'eau-de-vie - et que l'on retrouve tout au long du recueil - naît de l'exaltation d'Apollinaire à ressentir l'incantation poètique dès qu'il est aux prise avec le temps qui lui est donné de vivre. Rappelons que le recueil devait s'appeler initialement "Eau de vie" par Apollinaire. Le pluriel qu'il a adopté précise tout l'itinéraire de sa vie avec la multiplicité des lieux, des rencontres et des visions.
Ensuite, plus que la boisson elle-même, l'alcool est l'intrant créatif, à l'instar de la Muse, qui frappe les sens du poète. Ce dernier sous l'emprise de l'ivresse recompose, recrée le réel et l'habille de merveilles. Merveilles au sens médiéval du terme. Le vin et l'eau-de-vie permettent à Apollinaire de récréer le réel, avec une vision neuve et inouïe, parce qu'il est dans un état de réceptablité absolue. Cet état n'est pas absolument celui de la plus vilaine ébriété, il est plutôt celui de l'homme ivre de pouvoirs sur les mots pour transcender des enchantements mystiques, spirituels et chevaleresques.
Il n'est pas un seul poème où ne se créent des kaléïdoscope d'images empruntées au Moyen-Âge, à l'Antiquité, à la Bible et au présent du poète. Cette superposition d'images d'ailleurs évoque l'influence cubiste.
Prenons le poème Salomé. Elle est certes la fille d'Hérodiade qui a demandé la tête de Jean le Baptiste, mais elle continue aussi de danser devant sa mère vêtue en robe de comtesse et devant le Dauphin. L'univers médiéval est clairement superposé à celui biblique, pour l'Eros et le Thanatos, pour le tragique et le joyeux, pour l'eau-de-vie et le vin.
Une même analyse serait évidente avec le poème Lorelei, dans lequel les références à l'univers médiéval sont celles de la sorcellerie et la magie telles qu'elles se lisent dans les légendes arthuriennes.
L'ivresse est aussi chez Apollinaire le moyen de vivre la simultanéité. Il vit à une époque où tout va vite : l'industrie automobile s'impose, le développement de la photographie et des premiers films impressionnent, et l'aéronautique a ses premiers héros...
Aussi, souhaite-t-il recréer un présent qui puisse se prolonger. Le vin est alors le philtre magique qui arrête le temps, l'éternise. Dans les romans de chevalerie, c'est souvent un philtre pour un amour éternel1. Abreuvé de vin, Apollinaire revendique une capacité à détruire toute chronologie pour au contraire fondre en une simultanéité des peintures du passé et du présent.
Dans 1909, il décrit selon le principe du blason (genre littéraire du XVIème siècle, qui prend naissance au Moyen-Âge où il avait pour but de louer l'exploit chevaleresque) la beauté d'une femme qu'il va alors associer aux noirceurs des ouvrières. Etonnante superposition comme on s'habitue à en lire chez Apollinaire. Surtout, une sorte d'arrêt sur image d'une fresque moderne dont l'intonaco est médiéval ou exotique ( on peut penser aux Contes des Mille et une Nuits).
Citons :
La dame en robe d'ottoman violine
Et en tunique brodée d'or
Décolletée en rond
Promenait ses boucles
Son bandeau d'or
Et traînait ses petits souliers à boucles
Elle était si belle
Que tu n'aurais pas osé l'aimer
J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
Le fer était leur sang la flamme leur cerveau
J'aimais j'aimais le peuple habile des machines
N'oublions pas surtout !, le vin est une saveur et c'est ce que le poète souhaite distiller dans l'écriture. La saveur d'écrire et de lire.
Ce bonheur est incidemment explicité par l'association récurrente du verre et du rire.
Dans le poème qu'il a composé pour son ami André Salmon et qu'il lui a lu à l'occasion de son mariage, le verre, tombant, se brisant, donne à rire.
Les verres tombèrent se brisèrent
Et nous apprîmes à rire
Nous partîmes alors pèlerins de la perdition
Dans Nuit Rhénane, "le verre se brise comme un éclat de rire".
Le plaisir du lecteur est l'ivresse des mots, et des images qui tourbillonnent sensoriellement, visuellement et phonétiquement. Investir et lire Apollinaire c'est vivre une poésie qui gomme les frontières spatiales et temporelles, c'est se laisser enivrer d'une parole fascinante car décuplée de sens que le poète nous dit de choisir.
S'il y a excessivité parfois – car le sens n'est pas toujours donné, il doit être exploré – il y a néanmoins une musicalité orphéique. Apollinaire revendique sa volonté d'animer par son pouvoir poétique. Il ne veut pas nécessairement retrouver son Eurydice (Lou, Annie...). La femme n'est intéressante que dans l'intemporalité de son souvenir, et dans le rattachement possible à la présence du vin. Le poète veut tout réinventer, recréer ( à commencer par son nom : il choisit de se faire appeler Apollinaire en souvenir du prénom de son grand-père Apollinaris...) à travers le filtre d'une l'écriture nimbée de vin, et d'alcools.
Les femmes
Dans la maison du vigneron les femmes cousent
Lenchen remplis le poêle et mets l'eau du café
Dessus - Le chat s 'étire après s 'être chauffé
- Gertrude et son voisin Martin enfin s s'épousent
Le rossignol aveugle essaya de chanter
Mais l'effraie ululant il trembla dans sa cage
Ce cyprès là-bas a l'air du pape en voyage
Sous la neige - Le facteur vient de s 'arrêter
Pour causer avec le nouveau maître d'école
- Cet hiver est très froid le vin sera très bon
1Notons que dans l'Opéra de Donizetti ( 1832 ), inspiré de Tristan et Iseult, c'est un vin de Bordeaux qui est choisi en guise de philtre
Posté par Daniel S à 20:32 - Commentaires [0] - Permalien [#]