Cher Professeur Malaurie,
Je voudrais bien sûr vous offrir tous mes vœux d'anniversaire pour votre centenaire.
Cent ans ce n'est pas rien quand on a pérégriné sur la banquise, escaladé, mesuré, conceptualisé, "mangé du phoque cru", côtoyé l'animisme et le chamanisme des peuples racines et surtout résisté au nazisme ainsi qu'à tous les conformismes qui entravent la libre recherche.
J'aurais aimé vous écrire plus longuement, poursuivant ainsi les échanges intellectuels dont vous avez bien voulu m'honorer. Je ne le peux malheureusement, atteint d'une très grave maladie, sans doute irrémédiable dans un avenir proche.
On a dit que vous étiez "le dernier des géants". Je crois surtout que vous êtes le Humboldt du vingtième siècle.
Le premier entreprit un voyage d'exploration sans précédent d'une durée de près de cinq ans, en Amérique du Sud septentrionale principalement, à Cuba et en Amérique du Nord.
Jean Malaurie pour sa part, entreprit un périple d'est en ouest jusqu'à la Sibérie avec pour point ultime la découverte de l'Allée des baleines en Tchoukotka sibérienne.
Comme Humboldt vous avez toujours cherché à concilier la collecte de données précises et l'élaboration de données théoriques plus vastes. Le travail scientifique ne s'arrêtait pas pour vous deux à la collecte détaillée de données précises, soit un simple empirisme raisonné, mais à la rendre visible à l'intérieur d'orientations théoriques nouvelles et plus vastes. Vous avez ainsi créé la science des éboulis.
Vous avez ainsi tous les deux votre maison onirique bachelardienne de la cave au grenier unissant l'imagination créatrice née de l'enfance aux lumières adultes de la raison.
Ainsi comme vous le fîtes vous avez vite dépassé l'empirisme raisonné et ce, grâce à la rencontre de l'animisme et du chamanisme inuit.
Le titre de vos mémoires que je parcours avec passion indique ce cheminement. "DE LA PIERRE A L'AME" dîtes-vous, au terme d'une méditation constante sur l'animisme qui vous place (préscience) dans les courants écologiques les plus contemporains. Ame en effet n'est pas à comprendre au sens cartésien comme substance éternelle nous plaçant en dehors de la nature, mais bien comme cette énergie cosmique que captent les chamans et que la physique de pointe retrouve dans la rythmologie ou la théorie des cordes. (Humboldt lui-même intitula l'œuvre de sa vie COSMOS).
Humboldt et vous sont ainsi parmi les précurseurs de ce qu'on nomme maintenant "géopoétique", l'exploration des chemins sensibles et intelligents à la terre, soit l'annonce d'une vraie culture.
" La vraie culture ne peut s'apprendre que dans l'espace. Culture dans l'espace veut dire culture d'un esprit qui ne cesse pas de respirer et de se sentir vivre dans l'espace ; et qui appelle à lui les corps de l'espace comme les objets de sa pensée" Antonin Artaud.
Sur ces mots d'un de vos frères de pensée, je vous joins encore une fois tous mes vœux et ma respectueuse admiration.
Yvan Etiembre