La toute première Crucifixion connue en Orient, celle des Evangiles de Rabula, comporte une inversion Lune-Soleil. On en trouve ensuite dans toute la période byzantine, en particulier en Cappadoce. Les manuscrits syriaques, arméniens, et éthiopiens founissent également quelques exemples.
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Les inversions dans les Evangiles de Rabula
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .
La Crucifixion et l’Ascension figurent au recto et au verso d’une même page, dont les études récentes ( [27], p 345 et 348) montrent qu’elles sont d’un style différent de celui des autres illustrations, datent possiblement de 490-525 et ne sont peut être pas d’origine syrienne. Les deux images présentent la même inversion lune-soleil, que les rares commentateurs expliquent laborieusement :
- par le bouleversement cosmique au moment de la mort du Christ (ce qui ne vaut pas pour l’Ascension) ;
- par le fait qu’à cette époque précoce, les conventions n’étaient pas établies ;
- parce que le syriaque s’écrit de droite à gauche.
Cette dernière explication est affaiblie par le fait que l’inscription en syriaque du titulus est un rajout, de même d’ailleurs que le nom Longinos en écriture grecque ( [28], p 19).
La présence des luminaires dans l’Ascension est très rare. On l’observe au tout début de la formule dite « palestinienne », dans les Evangiles de Rabula et dans cette fresque un peu plus tardive où se mêlent les thèmes symétriques de l’Ascension et du retour à la fin des Temps (Parousie). Nous l’avons observée également dans le plat de Perm, d’influence syrienne (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction ).
L’explication impériale (Grabar)
La présence des luminaires dans l’Ascension a pu prendre sa source dans de rares textes exhibés par André Grabar ( [31], p 179) :
« C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur. » Saint Paul, Epitre aux Philippiens, 2,9-10
Dans un commentaire sur Romains 1,4, [32] Origène développe l’idée que le Christ apparaîtra aux anges muni d’un livre, au moment où l’Eternité sera restaurée (aeternitas restituta), ce qui justifie très indirectement la présence des luminaires par le symbolisme antique de l’Eternité. Pour Grabar ([31], p 209-210), le char, qui combine les roues d’Ezéchiel et le char des Empereurs romains, s’associe aux luminaires dans une imagerie triomphale évoquant l’Eternité. La faiblesse de cette théorie est qu’il n’existe aucun exemple d’une apothéose antique associant le char et les luminaires, ni pour un empereur (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction ) ni même pour Hélios (voir 3 Le globe solaire).
Puisque ces théophanies représentent à la fois le Départ et le Retour du Christ, la présence des luminaires pourrait s’expliquer sans passer par l’idée d’Eternité : simplement comme une référence au retour du Christ tel que décrit par Matthieu 24,29 : « le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté ». Cependant, ni à Rabula ni à Baouît, les artistes n’ont tenté de représenter un quelconque obscurcissement : le soleil rouge et la lune bleue ont les couleurs conventionnelles du Jour et de la Nuit.
L’explication par Grégoire le Grand (Magali Guénot )
Une autre explication, proposée récemment par Magali Guénot ( [33] p 287) est l’influence d’un verset d’Habacuc :
« Le soleil s’est élevé, et la lune s’est arrêtée à son rang » Habacuc 3;1 (Septante)
Dans un Sermon sur l’Ascension (SC 522, p 216), Grégoire le Grand commente ce verset, en interprètant le soleil comme le Christ qui monte au ciel, et la lune comme l’Église qui « une fois fortifiée par son ascension, prêcha ouvertement ce qu’elle avait cru en secret ».
Comme l’a montré Magali Guénot, ce sermon connu, qui établit un lien entre l’Ascension et Hababuc, explique la présence du prophète dans trois Ascensions du XIIème, où par ailleurs la Lune et le Soleil ne figurent pas.
Il est cependant difficile d’appliquer rétrospectivement le sermon de Grégoire le Grand, professé à Rome vers 590, à l’Ascension de Rabula, réalisée en Syrie vers 500, et où la Lune et le Soleil ne sont pas l’une au dessous de l’autre, mais exactement au même niveau.
Une explication très simple (SCOOP !)
Dans cette figuration réduite au strict minimum, la présence du Soleil et de la Lune s’explique très simplement par la prière pour l’Ascension, inscrite juste en dessous :
CONCEDE quaesumus omnipotens deus ut qui hodierna die unigenitum tuum redemptorem nostrum ad caelos ascendisse credimus
Les luminaires illustrent à la fois la notion d’omnipotence (comme lorsqu’ils apparaissent dans une Majestas Dei) et la destination du mouvement : le Ciel.
C’est ici l’aspect « destination » qui prime, puisque les luminaires apparaissent dans un registre séparé, en pendant au registre terrestre où sont plantés les douze apôtres. Le fait qu’il s’agisse bien de l’Ascension du Christ est confirmé par une inscription ([4], p 61).
Un motif sporadique
Il n’existe en tout et pour tout que quatre cas connus de luminaires dans une Ascension : deux cas orientaux et précoces (Rabula et Baouît), deux cas au XIIème siècle en Allemagne du Sud (Ottobeuren) et dans les Grisons (fresque de Müstair, voir 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines ).
Des cas aussi dispersés ne peuvent s’expliquer que par une idée simple, qui a pu venir à des artistes isolés sans créer de tradition iconographique : les luminaires expriment à la fois l’omnipotence du Père et son lieu de séjour, le Ciel où il attend son fils.
Le bifolium de Rabula (SCOOP !)
L’analyse en bifolium des deux images de l’Evangile de Rabula revèle une conception d’ensemble très élaborée : deux registres, chacun divisé en trois compartiments (en bleu), avec des liens étroits entre les deux registres (flèches jaunes) invitant à une lecture verticale :
Dans la Crucifixion :
- de A1 à A2, la douleur de Marie et Jean, sous le Bon Larron, est remplacée par la consolation apportée par l’Ange à Marie de Magdala (auréolée) et « l’autre Marie » (Matthieu 28,1-10)
- de B1 à B2, la croix est remplacée par le tombeau vide, les luminaires sans rayons par la porte rayonnante, les soldats actifs par les soldats endormis ;
- de C1 à C2, la douleur des Saintes Femmes est remplacée par la consolation du Christ apparaissant à Marie de Magdala, comme descendu directement de sa croix.
Dans l’Ascension :
- dans les compartiments latéraux, l’ange posé sur terre conduit aux deux anges dans le ciel ; chaque groupe de six apôtres correspond à un luminaire rayonnant ;
- dans les compartiments centraux, Marie reste sur terre (B3) au dessous de son Fils qui s’élève (B4).
On remarquera que, dans les deux pages, le contour de l’arrière-plan est conçu pour faciliter cette lecture ternaire :
- dans la Crucifixion, les montagnes jumelles Agra et Gareb ;
- dans l’Ascension, les cinq rochers qui isolent les deux groupes d’apôtres, les deux anges, et Marie (évoquant probablement le Mont des Oliviers).
Une rhétorique de la lumières (SCOOP !)
Lus dans l’ensemble du bifolium, les éléments lumineux composent une histoire cohérente :
- les luminaires s’éteignent à la mort du Christ (absence des rayons en B1) ;
- la Lumière réapparaît au moment de la Résurrection (rayons en B2) ;
- les luminaires à nouveau allumés se séparent dans les deux directions du ciel (A4 et C4).
En s’associant non plus au Christ, mais aux deux groupes d’apôtres, ils évoquent probablement leur mission d’apporter la Lumière aux deux moitiés du monde, l’Occident et l’Orient.
Le couple Paul / Pierre
Dans le groupe sous la Lune, Saint Paul est caractérisé par son livre ; dans le groupe sous le Soleil, Saint Pierre est reconnaissable à ses clés et à sa croix de procession.
La première association entre Saint Paul et la Lune d’une part, Saint Pierre et le Soleil de l’autre, se trouve chez Hughes de Saint Victor vers 1130-40 ( [34], p 66). Mais bien auparavant on lit dans un Sermon de Saint Léon, vers 440-460, une comparaison entre les deux apôtres majeurs et « deux grands luminaires que Dieu a institué dans le corps de l’Eglise, tels la double lumière des yeux » ([34], p 410).
Il est donc tout à fait possible que l’artiste de Rabula ait intégré la Lune et le Soleil dans son Ascension :
- en général pour évoquer la mission universelle des apôtres,
- en particulier celle des « deux grands luminaires » que sont, parmi eux, Paul et Pierre.
Ascension et Traditio legis (SCOOP !)
Dans la quasi-totalité des couples Pierre et Paul en Occident, Pierre se trouve, en tant que chef de l’Eglise, à la place d’honneur à la droite du Christ (donc à gauche par rapport au spectateur). C’est seulement dans l’iconographie très particulière de la traditio legis (transmission de la Loi) (voir 2 Epoque paléochrétienne ) que les positions s’inversent.
Comme l’a très bien vu Anton Baumstark dès 1903 [30], la présence de Paul élevant le bras droit, et de Pierre tenant la croix et abaissant ses bras du côté du rouleau du Christ, constitue une « traditio legis » dans laquelle le Christ se trouve simplement plus haut que le monticule habituel.
En aparté : Ascension de Jésus ou de Marie ?C’est l’idée commune de transmission de l’autorité aux Apôtres qui justifie théologiquement cette fusion graphique entre l’Ascension du Christ et la traditio legis.
Les deux couples de « luminaires », ceux de Dieu (Lune et Soleil) et ceux de l’Eglise (Paul et Pierre) sont simultanément et délibérément inversés.
Une théorie fracassante a été proposée par Ally Kateusz [29], selon laquelle l’Ascension de Rabula, ainsi que d’autres compositions apparentées, représenteraient en fait l’« Ascension de Marie« , d’après des textes apocryphes qui auraient été oubliés par la suite.
Fol 13r à 14v, Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56
Les Evangiles de Rabula comportent un second bifolium recto-verso : apparition du Christ à quatre moines, puis Pentecôte avec Marie bien vivante au centre, ce qui semble exclure que le folio 13v représente la mort de Marie. Cependant, comme les deux folios ne sont pas de la même main, on pourrait soutenir que l’anomalie chronologique vient de ceux qui, bien plus tard, ont relié les deux pages.
Un des arguments clés d’Ally Kateusz est que la présence de Paul (portant un livre) au moment de l’Ascension du Christ est impossible, sa conversion étant largement postérieure ; alors que sa présence lors de la mort de Marie est validée par les textes. Comme nous venons de le montrer, la présence du couple Paul / Pierre a une cause iconographique bien précise : la superposition de l’Ascension et de la « traditio legis », pour illustrer la mission donnée aux Apôtres. Par ailleurs, les deux anges en blanc ne peuvent être que les deux « hommes en blanc » dont parle le texte de l’Ascension du Christ.
La théorie d’Ally Kateusz doit donc être abandonnée, du moins en ce qui concerne l’Ascension de Rabula. Pour celle de Saint Sabine, voir la discussion dans Lune-soleil : thèmes chrétiens.
Josué, le soleil et la lune
Evangiles de Rabula, vers 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4r (détail)
De part et d’autre des pages des Canons, les figures marginales souvent se répondent. Ici deux figures d’autorité :
- à droite, Josué arrêtant le soleil et la lune ;
- à gauche, Samuel élevant la corne d’huile pour l’onction du roi David.
Cette page montre bien l’importance du sens de l’écriture puisque, chronologiquement, Josué vient avant Samuel. Le fait que les luminaires ne soient pas inversés contredit le texte (dans Josué 10-12, le soleil est cité avant la lune) mais satisfait la logique de l’image : le geste de commandement se faisant de la main droite, il est naturel que l’astre en chef, le soleil, se trouve à côté de cette main.
C’est la même logique qui conduit à une inversion dans cette composition occidentale de la même époque : les deux astres se trouvent du côté du camp ennemi, et Josué arrête en priorité le danger principal, le soleil, la lune restant à distance.
Bible syriaque, 7ème s, BNF Syriaque 341
Cette autre bible syriaque retient la même option. La comparaison avec la figure de Jérémie met en évidence deux conventions graphiques :
- une ombre à gauche de la figure, servant à lui donner du relief ;
- des ombres sur le sol, partant en oblique depuis les pieds.
Le fait que les ombres partant des pieds de Josué soient dédoublées suggère qu’elles proviennent des deux luminaires.
250, synagogue de Doura Europos
Par comparaison, ce prophète très controversé [35] a été identifié de manière convaincante comme étant Isaïe [36], à cause de son ombre unique sur le sol, qui donc ne peut pas provenir des deux luminaires :
« Ce ne sera plus le soleil qui t’éclairera le jour, ni la lune qui te prêtera le reflet de sa lumière : l’Éternel sera pour toi une lumière permanente, et ton Dieu une splendeur glorieuse. Ton soleil n’aura jamais de coucher, ta lune jamais d’éclipse ; car l’Éternel sera pour toi une lumière inextinguible, et c’en sera fini de tes jours de deuil. » Isaïe, 19,21
La composition de Sainte Marie Majeure sera reprise pratiquement à l’identique par des manuscrits byzantins jusqu’au XIIème siècle [35a].
Les inversions byzantines
Contrairement à ce qu’on lit souvent, les inversions Lune-Soleil sont tout aussi rares dans l’art byzantin que dans celui d’Occident [37].
Les ampoules de pélerinage
Ampoule de pèlerinage vers 600, Dumberton Oak Byzantine collection
Les Crucifixions les plus anciennes, celles des ampoules de pèlerinage, ne présentent pas d’inversion, que les luminaires soient représentés par leur symbole ou par leur personnification. Sans soute parce que, dans ces images très schématique, ils servent à différencier le bon et le mauvais larron.
Une inversion dans une icône du Sinaï ?
Trois très anciennes icônes de Couvent Sainte Catherine du Sinaï sont des Crucifixions avec luminaires.
Dans la plus ancienne, il n’y a pas de raison de douter que les deux astres allumés, projetant leurs rayons vers l’extérieur, ne soient le Soleil et la Lune avec leurs couleurs traditionnelles, le rouge et le bleu.
Dans cette Crucifixion plus récente ont été ajoutés les deux larrons : le seul conservé, juste sous la main droite du Christ, est nommé Gestas, donc le Mauvais Larron selon l’Evangile de Nicodème. Non seulement sa position est inversée, mais aussi son sexe, avec ses seins et sa longue chevelure. Weizmann ( [38], p 62 et 80) suppose que cette féminisation est l’expression de la misogynie des moines qui ont conçu cette composition déconcertante, mais il n’explique pas l’inversion de la position du Mauvais Larron, ni le fait qu’il regarde ostensiblement vers le Christ, au lieu de se détourner de lui.
Une caractéristique très particulière de cette icône est que le Christ a les yeux fermés : nous sommes après sa mort, ce qui empêche d’interpréter comme un dialogue le regard du Mauvais Larron. L’idée, qui dépassait les capacités du peintre, était probablement de montrer le contraste entre le regard méchant de cette fausse femme aux cheveux dénoués, et le regard douleureux de Marie, tête voilée et tenant un mouchoir dans sa main gauche.
Dans cette logique sexuée, il semblerait logique que les luminaires aient été également inversés : à gauche le luminaire féminin, Seléné, avec sa couleur apocalyptique (la lune couleur sang), et à droite Hélios, malheureusement disparu. La discrétion des quatre rayons et le fait qu’ils soient cette fois dirigés vers l’intérieur pourrait être une manière d’exprimer l’éclipse de la lumière.
Crucifixion, 741-52, fresque de Santa Maria Antiqua Cependant, le seul élément de comparaison pour cette époque lointaine est cette fresque, où l’astre rouge, représenté de la même manière avec ses rares rayons vers la droite, est nécessairement le soleil, puisque l’autre astre est un croissant blanc aux rayons eux-aussi dirigés vers l’intérieur. Ce rapprochement rend peu probable l’hypothèse d’une inversion des luminaires dans l’icône du Sinaï.
Pour être complet, précisons qu’il existe une autre icône du Sinaï, un peu plus récente, qui est étroitement apparentée à la B.36 : Christ yeux fermés, Mauvais Larron inversé et féminisé, avec bizarrement une ébauche de barbe. Une autre contradiction interne, relevée par Weizmann, est l’ajout des paroles du Christ (Voici ta mère, Voici ton fils) alors que celui-ci est mort. La taille minuscule du Mauvais Larron, et son visage détourné montrent que l’artiste s’est inspiré du modèle sans reprendre (ou comprendre) l’idée de concurrence des regards, entre le monstre féminisé et la mère éplorée : ici, Marie et Saint Jean se regardent l’un l’autre, manière d’exprimer qu’ils se reconnaissent mutuellement comme mère et comme fils.
Quant aux luminaires, comme dans le modèle, ils ne sont probablement pas inversés : le disque du Soleil et le demi-disque de la Lune (coupé intentionnellement par le bord) sont assortis aux couleurs rouge et bleu des vêtements de Marie et de Jean.
Les deux inversions du Psautier Chludov
Dans ce célèbre manuscrit, l’inversion se produit dans les deux crucifixions qui comportent les luminaires (ils sont absents dans les deux autres Crucifixions, folio 20r et folio 67r).
Les nations s’agitent, les royaumes s’ébranlent; il fait entendre sa voix et la terre se fond d’épouvante. Psaume 46, 7
Dans cette première Crucifixion avec luminaires, la position de la lune n’est pas logique, puisqu’elle se situe au dessus du Bon Larron. A noter cependant que celui-ci est suffisamment caractérisé par son échange de regards avec le Christ, tandis que le Mauvais Larron est mort.
C’est Malickij qui a trouvé l’explication de l’inversion, en déchiffrant le mot Hellenes qui désigne le groupe des trois personnes de droite, et le nom Dyonisios pour l’homme en bleu tenant des rouleaux. Nous avons donc ici une représentation indiscutable et très précise de l’histoire de la vision de l’éclipse par Dyonisos : les deux hommes l’interrogent sur le miracle de la lune qui a pris la place du soleil, et Dyonisos avoue son impuissance à trouver l’explication dans ses livres astronomiques ( [39], p 84)
Pourtant Dieu est mon roi dès les temps anciens, lui qui a opéré tant de délivrances sur la terre. Psaume 74,12-14
Nous avons déjà vu la même Crucifixion illustrant le même psaume 74,12 (psautier Théodore, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction) mais sans inversion : ce qui valorisait, en le plaçant sous le Soleil, Longin frappé par le jet de sang et retrouvant la vue. Ici l’inversion répond peut être à un souci de cohérence avec l’image du folio 45v, qui tombe elle-aussi dans la marge gauche. Mais elle corrige surtout un problème de préséance :
- Longin, placé nécessairement en position d’honneur à cause de la plaie au flanc droit, est déprécié par sa place sous la Lune, en contrebas et au bord de la page ;
- Marie et Saint Jean sont au contraire magnifiés par leur place sous le Soleil, en haut de la colline et du bon côté de la marge, tout contre le texte sacré.
On notera l’effet de contraste entre le centurion aux yeux guéris et le Pharaon [39a], juste en dessous, aux yeux crevés par un corbeau , qui illustre la suite du psaume :
C’est toi qui as divisé la mer par ta puissance, toi qui as brisé la tête des monstres dans les eaux.
C’est toi qui as écrasé les têtes de Léviathan, et l’as donné en pâture au peuple du désert. » Psaume 74,13-14
Autres inversions byzantines
L’inversion liée au centurion (SCOOP !)
Ivoire byzantin, 10ème siècle, Walters Art Museum Baltimore
Cette plaque met en parallèle en haut l’Ascension (ANALEPSIS) et en bas la Crucifixion (STAUROSIS). Cette dernière présente deux inversions : celle des luminaires, mais aussi celle de Stéphaton le porteur de roseau, ici placé à gauche. Le soldat sur la droite, qui tient un glaive au lieu d’une lance, n’est pas le Longin porteur de lance (et donc contraint de se placer du côté gauche, celui de la plaie au flanc), mais le centurion qui s’écrie, une fois le Christ mort :
« Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! « Marc 15,39.
Ce centurion est souvent assimilé à Longin, bien que les textes les distinguent clairement.
L’inversion Lune-Soleil signifie ici que le centurion est du côté du Jour, tandis que l’homme à l’éponge et au vinaigre est du côté de la Nuit.
L’inversion de l’icône de Pelendri
La Crucifixion de Pelendri figure la dernière étape du Christ lors de son chemin de Croix : ligoté, il entre par la gauche et un Juif lui intime de monter sur la croix (noter les quatre clous en attente, près du marteau de l’ouvrier qui finit d’enfoncer les coins dans le sol). La présence des astres dans cette scène étant unique [39b], il est difficile de comprendre la raison de l’inversion. Face à cette composition inhabituelle où Marie se trouve déportée à droite de la Croix, le peintre a peut être voulu que le soleil se trouve à sa place habituelle, au dessus d’elle. De plus, il n’y avait pas de raison lui donner la position d’honneur par rapport à la Croix, puisque Jésus n’y est pas encore monté.
Quelques inversions sporadiques
On ne connaît pas la raison de ces inversions isolées.
Les luminaires sont discrets, mais le Soleil à droite se distingue par sa forme en étoile.
Cette église à la décoration byzantine était celle de chrétiens réfugiés dans les Pouilles, en provenance de diverses régions de l’empire byzantin.
Une inversion qui n’en est pas une
Il ne s’agit pas d’une inversion : l’intaille servait de sceau et même les inscriptions en grec sont inversées (Voici ton Fils, Voici ta Mère).
Les inversions byzantines en Cappadoce
Le Soleil et la Lune dans les absides de Cappadoce
La règle immuable est l’absence d’inversion lorsque la composition s’articule autour du Christ en Majesté : les luminaires participent à sa gloire, le Soleil en position d’honneur, du côté de la main bénissante [40].
Les luminaires personnifiés figurent dans des médaillons juste derrière l’arc triomphal, le Soleil de couleur rouge et la Lune de couleur blanche ou grise.
En général accolés, les médaillons sont ici placés de part et d’autre d’une main de Dieu, au sommet de l’arc triomphal.
Cette disposition se retrouve à de nombreuses reprises : Çavuşin (Saint Syméon de Zelve, Ivéphore Phocas, Saint Jean-Baptiste), Güllü Dere (église 1, 3, 4 chapelle N et chapelle S), Zindanönü (Saint Georges), Göreme 8 (Saint Eustathe), Göreme 29 (Kiliçlar Kilisesi), Urgup (Babayan, Mustafapasa Sinasos, Tavçanli Kilise, Pankarlik Kilise), Pürenli Seki Keliseski
Elle vaut aussi lorsque le motif central est non pas une Majesté, mais l’Ascension du Christ (église d’Iltas).
Une inversion absidale (SCOOP !)
La seule exception est cette abside très archaïque, centrée autour de deux croix, avec Saint Jean Baptiste à gauche et la Vierge à l’Enfant à droite : on constate une inversion Lune-Soleil, logique pour que le Soleil soit du côté de l’Enfant. Elle est également cohérente avec la comparaison traditionnelle entre Jean Baptiste et la Lune, car il a reflété la lumière qui allait venir :
« Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. » Jean 1, 8
Une inversion absidale exceptionnelle (SCOOP !)
Cette composition est très intéressante, puisque le sommet de la croix se trouve juste derrière l’arc triomphal : selon la logique absidiale que nous avons vue jusqu’ici, il ne devait donc pas y avoir d’inversion. Les luminaires sont ici deux disques sans inscription, qui ne se différencient que par leur couleur. Celui de gauche est gris blanc, celui de droite est noir, malgré que tous le commentateurs y reconnaissent la lune rouge. La comparaison avec l’auréole de Saint Jean montre qu’il a pu être initialement peint en jaune sur une sous-couche sombre. Nous sommes donc très vraisemblablement en présence d’une inversion Lune-Soleil.
Les textes inscrits sous les bras de la Croix se font pendant [41], et concernent les trois personnages auréolées :
- au dessus de Marie et de Jean : « il dit à sa mère : ‘Voici ton fils’, puis il dit à son disciple : ‘Voici ta mère’ » (Jean 19, 26-27)
- au dessus du centurion « en vérité celui-ci était le fils de Dieu ».
Il est donc probable que l’inversion Lune-Soleil répond au même objectif que dans l’ivoire de la Walters Art Museum : mettre en exergue la conversion du centurion en plaçant le Soleil au dessus de lui.
- au centre, deux mouvement vers le bas : l’un sombre (1, la Déposition) et l’autre glorieux (4, l’Anastasis, la Descente aux limbes) ;
- marginalement deux scènes impliquant les Saintes femmes : l’une de deuil (2, la Mise au tombeau), l’autre de victoire (3, l’ange qui les accueille dans le tombeau vide).
Dans la seconde Croix, celle de la Déposition, les luminaires sont également inversés, mais cette fois le disque de droite est rouge-sang. S’agit-il du soleil ou de la lune ?
Soleil blanc, lune rouge
Dans l’ancienne église de Tokali, des luminaires blanc et rouge encadrent les deux croix, côte à côte, de la Crucifixion et de la Déposition. Les textes, pratiquement les mêmes dans les deux cas, reprennent les termes d’Actes 2,20 : « le soleil obscurci » (O HΛΙΟΣ E ΣΚΟΤ IΣTI) et la « lune changée en sang » (Η ΣEΛIΝI I Σ EMA METEBLITI) [42]. Il n’y a donc pas d’inversion : le disque blanc de gauche est le soleil ayant perdu sa lumière, le disque rouge de droite est la lune sanglante.
Apparue après l’iconoclasme, l’iconographie de la Déposition se calque étroitement sur celle de la Crucifixion : c’est ce qu’on observe à Tavsanli Kilise, où il n’y a pas d’inversion.
A Tokalı, il est probable que la Déposition de l’Eglise neuve, pour autant qu’on puisse en juger par ce qu’il en reste, recopiait celle de l’Eglise vieille : il est donc pratiquement certain que le disque rouge de droite est la Lune.
En revanche, les Crucifixions sont très différentes :
- à l’Eglise vieille (Tokali 1), les paroles du Christ sont réparties symétriquement : « Voici ta mère » côté Marie et « Voici ton fils » côté Jean , et il n’y a pas de centurion (seulement Longin à gauche et Esopos, le porteur d’éponge, à droite) :
- à l’Eglise neuve (Tokali 2), Marie et Saint Jean sont du même coté de la Croix, et le centurion fait son apparition de l’autre.
La composition de l’Eglise neuve combine trois raretés : la présence du centurion, la position de Marie et Jean à gauche de la croix, et la Crucifixion dans une abside. Cette dernière circonstance a probablement favorisé la déconnexion entre la dichotomie latérale Bon Larron / Mauvais Larron et la dichotomie centrale Lune/Soleil, qui sert ici un discours très original, étayé par les textes :
- la Lune désigne saint Jean l’Evangéliste comme « reflet » du Christ (« mère voici ton fils ») ;
- le Soleil désigne le centurion comme celui qui a reconnu la Lumière.
Les luminaires, sans inscription ni forme distinctive, sont probablement encore un soleil blanc et une lune rouge. En effet, un texte très original court dans la coupole, exprimant le discours des anges :
« La terre est ébranlée et toute la création tremble. <> La mère se lamente,
ainsi que le disciple, qui pleure, En voyant sur la <croix> le Seigneur de gloire. »
Γῆ κλονῆτε κὲ πᾶσα κτήσης τρέμη· <μ(ή)τηρ> δὲ θρηνῆ
κὲ μαθητὴς δακρύον ὁρõντες ἐπὴ <σταβροῦ> τῆς δόξης τὸν Κύριον.
Comme le remarque Catherine Jolivet-Lévy [41], la typographie est très étudiée : le tercet est réparti sur deux lignes, de sorte que, pour la croix (<σταβροῦ>), le mot est coupé par la chose. Une autre conséquence brillante de cette typographie est que le mot « mère » se trouve du côté de Saint Jean, et le mot « disciple » du côté de Marie. Ainsi le texte dans sa forme exprime ce dont il parle : le bouleversement général de la création, dont témoignent également le soleil éteint et la lune rouge.
Dans la cette église très proche d’Elmali Kilise (du même type dit « à colonnes »), le disque rouge se trouve également à droite. Il doit s’agir de la Lune, puisque les deux scènes peintes au dessus de la Crucifixion s’inscrivent dans la dialectique Jour / Nuit : à gauche la scène diurne et triomphale de l’Entrée à Jérusalem, à droite la scène nocturne et négative de la Trahison de Judas.
Une seconde inversion
Dans cette fresque très dégradée, les bustes de la Lune grise et du Soleil rouge sont identifiés par les inscriptions déchiffrées par Jerphanion [43]. L’iconographie est proche de celle des églises de Göreme, avec la présence du centurion.
Soleil rouge, lune blanche
Pour les Crucifixions, une autre formule est avérée, où les couleurs rouge et blanc sont inversées sans que les positions ne le soient.
Dans ce manuscrit impérial produit à Constantinople une cinquantaine d’années avant Tokali 2, les luminaires non inversés, reconnaissable par leur forme (lune en croissant), sont disposés de la même manière dans la Crucifixion et la Déposition. La comparaison rend évidente la sophistication des deux mêmes scènes de Tokali 2, avec leurs luminaires à trois couleurs, de forme indifférenciée et sans texte, ambiguïté délibérée pour inviter le spectateur à le réflexion [44].
Crucifixion avec les Larrons, vers 900
Lorsque les larrons sont présents, cette disposition Soleil rouge / Lune blanche semble privilégiée. Dans ces deux Crucifixions précoces, les luminaires sont nommés.
On notera à Koskar une discordance entre le texte et les couleurs : « soleil obscurci » désigne le disque rouge, et « lune de sang » le disque blanc.
Pour une raison inconnue, la troisième et dernière église « à colonnes » suit également cette formule : le luminaire de gauche ne peut être que le Soleil, puisque l’astre blanc arbore une face dessinant un croissant à l’intérieur du disque.
Soleil noir, lune noire
Pour être complet, signalons cette troisième formule cappadocienne : le soleil et la lune sont deux disques noirs. L’éclipse est ici traduite non par le changement de couleur, mais par le nuage blanc qui les couvre à demi.
Soleil noir, lune rouge
Fresque par Georgios Kalliergis, 1315, Eglise du Christ Sauveur, Veria, Macédoine
C’est seulement assez tardivement qu’apparaît, hors de Cappadoce, le couple d’Apocalypse 6, 12-13, le soleil noir et la lune rouge.
La non-influence du centurion
Les scènes comportant le centurion sont, à l’époque, assez rares. Dans cet évangile arménien copiant un modèle byzantin, contrairement à Tokali 2, c’est une lune en croissant qui se trouve de son côté. La crucifixion de Sakli Kilise comporte également le centurion, mais sans aucune indication permettant d’identifier les luminaires.
Ce schéma synoptique regroupe tous les cas que nous avons vus. Les points d’interrogation signalent les cas douteux. Les lettres M et J (en vert) désignent les deux cas où Marie et Jean sont tous deux situés à gauche de la croix. La lettre L (en bleu) indique la présence des larrons.
Le schéma démontre le caractère unique de la Crucifixion de Tokali 2 : seul cas où les luminaires ne sont pas blanc et rouge. La présence du centurion n’explique pas l’inversion, puisqu’on ne la constate pas à Karabas Kilise, où le centurion est présent et qu’on la trouve à Cavusin, justement dans celle des deux Crucifixions où le centurion est absent.
A Tokali 2, la causalité va probablement de bas en haut :
- d’abord on a eu l’idée de répartir les quatre scènes selon une dichotomie négatif / positif (blanc / jaune)
- puis on a interverti les luminaires pour les inscrire dans cette même thématique (douleur de Marie et Jean, salut du centurion), en sacrifiant la corrélation avec les larrons, que la forme de l’abside éloignait de la scène centrale.
La présence du centurion n’est donc pas la cause unique de l’inversion, mais elle y participe.
Le contraste entre les deux couples de luminaires est voulu :
- en bas, dans la Déposition, leur couleur contre-nature traduit le bouleversement du cosmos causé par la Mort du Christ, tel que l’explicitera un siècle plus tard le verset dElkali Kilise ;
- en haut, dans la Crucifixion, leur couleur redevenue naturelle exprime que la Mort, suivie par la Résurrection, est comme l’Obscurité qui précède la Clarté.
Scènes de la Vie du Christ, Ancienne église (Tokali 1) La complexité de lecture de Tokali 2 n’est possible que par Tokali 1, qui est à la fois son antichambre (les deux églises communiquent) et son prototype : les quatre scènes qui, à Tokali 1, suivaient chronologiquement la Crucifixion, ont été savamment redispatchées à Tokali 2, en dessous de la Croix, selon la dichotomie négatif / positif : d’où le fait que cette disposition n’existe nulle part ailleurs.
Les inversions syriaques médiévales
Crucifixion, Evangiles syriaques
Ces deux manuscrits syriaques contemporains illustrent toute la difficulté des considérations liées au sens de l’écriture.
Dans la première image, pour Jules Leroy ([4], p 353), la place d’honneur est à droite (du point de vue des spectateurs) en raison de l’écriture de droite à gauche. Ceci explique la position de Judas (dans le registre du haut) et du Soleil (dans le registre du bas). A contrario, dans le registre du haut, Jésus avance de gauche à droite , et dans celui du bas, le Bon Larron reste à gauche (il porte une barbe moins fournie et son ange le touche de la main). En outre, comme le note Ewa Balicka-Witakowska ([7], p 85), le copiste s’est trompé en laissant le porte-lance pieds-nus et en affublant le porte-éponge d’un habit de soldat (tunique courte et bottines). Il est donc pour le moins hasardeux de supposer l’existence d’une « inversion syriaque » qui expliquerait à la fois les deux images très sophistiquées de l’évangile de Rabula et cette composition hésitante, six siècles plus tard.
La seconde image, où les luminaires sont nommés ([4], p 315), suit quant à elle la formule byzantine du soleil obscurci et de la lune rougie .
Il se trouve que parmi les six Crucifixions médiévales syriaques étudiées par Jules Leroy [4], seule celle de la British Library présente l’inversion : preuve que le particularisme éventuel lié au sens de l’écriture pesait peu par rapport à la convention de la civilisation dominante, du moins à l’époque médiévale.
Les inversions arméniennes
A la différence des Crucifixions byzantines, le Soleil et la Lune sont pratiquement toujours présents dans les Crucifixions arméniennes ( [45], p 160), et assez souvent inversés, comme ici.
La formule du Soleil obscurci et de la Lune rouge (Evangiles de Pilate) a été renforcée dès le 4ème siècle par un texte très populaire de l’évangélisateur du pays :
« Car le soleil a protesté en obscurcissant sa lumière, en révélant à tous le Seigneur sur la croix ; et ne pouvant supporter cette vision, il devint sombre, car il ne pouvait supporter de voir les outrages au Seigneur. La lune a également manifesté des merveilles car, telle un miroir, elle a montré à toutes les créatures le sang en lui-même, là-haut dans les hauteurs – le salut de toutes les terres qui recevront en esprit ce sang comme leur royaume. Mais de ceux qui méprisent et refusent un tel don, la lune montre le sang qui coule en permanence de leur cadavre, produisant les vers éternels des tourments continus de leur destruction en enfer. » Cathéchisme de Saint Grégoire l’Illuminateur, paragraphe 677 ( [46], p 169)
Constantin de Skevra, 1193, Mechitarists’ Library, San Lazaro, Venise
Ici le soleil éteint et la lune rouge ont exactement la même forme étoilée, pour bien souligner que la lune était pleine.
Crucifixion, Toros Roslin
Dans ses Crucifixions, le plus grand miniaturiste de la période, Toros Roslin, représente lui aussi la pleine lune, les deux astres étant réduits à deux visages identiques. En l’absence de de toute inscription, il n’y pas de raison de douter qu’il ne s’agisse du soleil éteint et de la lune rouge .
Les inversion arméniennes
Au milieu du XIIème siècle, un Commentaire de l’Evangile de Matthieu, par Nerses Shnorhali and Yovhannes Dsordsoretsi réactive la tradition de l’aller-retour de la Lune, qu’avait décrit le Pseudo-Denys :
Le jour de la Crucifixion, « la lune avait quatorze jours et était sous la terre, car lorsque le soleil s’est retiré, la lune s’est levée à l’est, mais s’est précipitée et a atteint le soleil et a assombri le soleil et après trois heures sur les talons et près du soleil, elle s’est levé de nouveau à l’est ». ( [47] , p 70)
C’est peut-être à cette tradition qu’on doit les inversions, nettement plus fréquentes que dans l’art byzantin, qui apparaissent dans les Crucifixions arméniennes. Mais elles peuvent tout aussi bien être simplement des erreurs, favorisées par l’habitude de dessiner les deux astres de manière identique.
Melisende Psalter, 1131-1143, BL Egerton MS 1139 fol 8r
Le visage, qui n’apparaît qu’à gauche, évoque un croissant de lune. Il est très possible que l’inversion soit dûe à une mauvaise interprétation de la couleur bleue par le copiste, comme signifiant la nuit (et donc la lune), et non pas l’extinction du soleil.
Le même effet se retrouve dans cette Crucifixion, où l’astre de gauche évoque plutôt un croissant et celui de droite une couronne. Il n’est pas exclu que l’ambiguïté soit délibérée, afin que le regard du spectateur oscille entre les deux possibilités, imitant le va-et-vient de la Lune décrit par le Pseudo-Denys.
Ici l’astre de gauche ressemble très discrètement à un croissant, cette fois ci rouge : nous serions donc en présence d’une inversion à la fois de la position et des couleurs : lune rouge / soleil obscurci.
Ces deux Crucifixions du 14ème siècle différentient les luminaires par leur forme et assument totalement l’inversion.
Les inversions éthiopiennes
Elles sont tout aussi rares qu’ailleurs : la spécialiste des « Crucifixions sans crucifié », Ewa Balicka-Witakowska ([7] p 18, 68, 70 et note 428) n’en relève qu’une, celle de gauche, où les textes mentionnent « la lune lorsqu’elle obscurcit sa lumière » et « le soleil devint du sang » ; celle de droite, sans aucun texte, est incertaine.
La position du Soleil n’est pas liée à la direction de dépacement de l’agneau : il existe des exemples où l’agneau est inversé, comme ici, sans que les luminaires ne le soient.
Crucifixion, Saintes femmes au tombeau
Evangiles d’or de Däbrä Sahel, 14ème s, folio 6v 7r
La disposition standard, ici répétée deux fois, suit la formule « pilatienne » du Soleil obscurci et de la Lune rouge.
En synthèse sur les inversions orientales :
- Evangiles de Rabula : composition spécifique (rhétorique de la lumière, mission universelle des apôtres)
- Art byzantin : quelques rares compositions spécifiques :
- une icône du Sinaï ;
- deux Crucifixions du psautier Chludov ;
- une inverxion liée au centurion
- Eglises de Cappadoce :
- deux inversions absidales dans des compositions spécifiques (Hagios Stephanos de Cemil, Tokali 2 de Göreme) ;
- deux cas isolés (Karabas Kilise, Cavusin) ;
- Art syriaque médiéval :
- une inversion seulement, les cinq autres suivent le modèle byzantin standard
- Art arménien:
- Quatre inversions certaines, trois douteuses
- Art éthiopien :
- Une seule inversion.
Cette synthèse montre bien, mis à part l’exception arménienne, la grande rareté des inversions dans le monde oriental. Il reste dominé par la rigidité des deux modèle byzantins, tous deux sans inversion :
- soleil rouge / lune bleue ou blanche (Cappadoce) ;
- soleil obscurci / lune sanglante (influence des Evangiles de Pilate).
Article suivant : Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident
http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2016/guenot_m/pdfAmont/guenot_m_corpus.pdf [34] Pierre de Saint-Joseph, « Théologie du temps enseignée selon les règles de la véritable théologie » 1647 https://books.google.fr/books?id=YNxIQpccqbgC&pg=PA269 [35] https://fr.wikipedia.org/wiki/Synagogue_de_Doura_Europos [35a] On peut rajouter entre les deux Vatican Gr 747 fol 225r, du XIème siècle. [36] Kurt Weitzmann, Herbert L. Kessler « The Frescoes of the Dura Synagogue and Christian Art » p 128 [37] On s’en convaincra facilement en feuilletant le catalogue réalisé par Sonja Haberl, « Das byzantinische Kreuzigungsbild » https://docplayer.org/43323661-Diplomarbeit-titel-der-diplomarbeit-das-byzantinische-kreuzigungsbild-verfasserin-sonja-haberl-angestrebter-akademischer-grad.html [38] WEIZMANN , K. , The Monastery of Saint Catharine at Mount Sinai [39] Kathleen Corrigan « Visual Polemics in the Ninth-Century Byzantine Psalters: Iconophile Imagery in Three Ninth-Century Byzantine Psalters » https://archive.org/details/visual-polemics-in-the-ninth-century-byzantine-psalters.-iconophile-imagery-in-t/page/n49/mode/1up?q=%22moon%22 [39a] Maria Evangelatou « The illustration of the ninth-century Byzantine marginal psalters: layers of meaning and their sources » p 84 https://www.academia.edu/2104510/The_illustration_of_the_ninth_century_Byzantine_marginal_psalters_layers_of_meaning_and_their_sources [39b] Marina Toumpouri «No cat. 34, Icône biface : Elkoménos (revers) et Vierge et l’Enfant (face)», «No cat. 127, Icône bilatérale : Crucifixion (revers) et Vierge et l’Enfant (face)» in Chypre médiévale: entre Byzance, l’Orient et l’Occident, Paris, Musée du Louvre, October 2012 – January 2013 https://www.academia.edu/2283357/_No_cat_34_Ic%C3%B4ne_biface_Elkom%C3%A9nos_revers_et_Vierge_et_l_Enfant_face_No_cat_127_Ic%C3%B4ne_bilat%C3%A9rale_Crucifixion_revers_et_Vierge_et_l_Enfant_face_in_Chypre_m%C3%A9di%C3%A9vale_entre_Byzance_l_Orient_et_l_Occident_Paris_Mus%C3%A9e_du_Louvre_October_2012_January_2013 [40] Je me suis basé sur le catalogue de C.Jolivet-Levy, « Les églises de Cappadoce : le programme iconographique de l’église et de ses abords » [41] Catherine Jolivet-Lévy, « Inscriptions et images dans les églises byzantines de Cappadoce : Visibilité / lisibilité, interactions et fonctions » dans « Visibilité et présence des inscriptions dans l’image médiévale », https://books.openedition.org/psorbonne/39871?lang=fr#bodyftn48 [42] Sur la restitution de ces inscriptions très abrégées et leurs sources textuelles, voir Jerphanion, « Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce », Tome I partie 1 p 282 notes 2 et 3 [43] Jerphanion, « Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce », Tome II partie 1 p 346 [44] Sur le caractère exceptionnel de la Crucifixion de Tokali 2, voir l’ensemble des rapprochements possibles dans Jean-Michel Spieser et Manuela Studer-Karlen « REMARQUES SUR LA DATATION DE L’ÉGLISE DE TOKALI 2″ https://core.ac.uk/download/pdf/162133897.pdf [45] Thomas F. Mathews « Armenian gospel iconography: the tradition of the Glajor Gospel » [46] « The teaching of Saint Gregory : an early Armenian catechism by Agatʻangeghos », traduction anglaise , Thomson 1970 [47] Vrej Nersessian, « Treasures from the Ark : 1700 years of Armenian Christian art »
https://archive.org/details/bub_gb_2vxGAgAAQBAJ