Dans les oeuvres chrétiennes, l’immense majorité des couples Soleil-Lune se trouve dans les Crucifixions. Cet article regroupe d’autres cas, soit antérieurs à l’apparition de l’iconographie de la Crucifixion, soit figurant dans d’autres contextes.
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Iconographies chrétiennes précédant la Crucifixion
L’art paléochrétien a longtemps reculé devant la représentation directe de la Crucifixion, remplacée par des abstractions.
Les symboles cosmiques dans les sarcophages de la Passion
Sarcophage de la Passion (détail), 325-50, N°71, Museo Pio Cristiano, Vatican
Dans ce sarcophage qui a donné son nom au « type de la Passion », deux soldats sont assis de part et d’autre d’une croix ; au dessus, une couronne bordant un chrisme est picorée par deux colombes, lesquelles symbolisent peut-être les fidèles qui bénéficient de la Résurrection [1]. Elles picorent la couronne, sans s’effrayer de l’aigle qui la tient dans son bec.
Les figurations du Soleil et de la Lune, tout en haut, sont en tout cas le plus ancien exemple connu d’association entre les luminaires et la croix.
Les scènes ne sont pas disposées selon la chronologie, mais selon des considérations de symétrie :
- le compartiment central (4) comporte deux soldats ;
- les compartiments 2 et 1a comportent chacun un soldat et Jésus ;
- les compartiments latéraux (3 et 1b) sont centrifuges, entre Jésus sortant à gauche vers le calvaire, et Pilate à droite regardant dans l’autre sens.
On notera l’insistance sur les couronnes de lauriers (en vert). Celle de la scène 3 se substitue à la couronne d’épines, remplaçant l’outrage par l’hommage. La couronne au dessus de la Croix peut avoir un double sens :
- lorsque, comme souvent, c’est la main de Dieu qui l’amène ici-bas, elle symbolise la Victoire qui l’emporte sur le Martyre ;
- lorsque, comme ici, c’est le bec de l’aigle qui l’emporte vers les hauteurs, elle symbolise la Résurrection qui l’emporte sur la Mort.
« C’est lui qui délivre ta vie de la fosse, qui te couronne de bonté et de miséricorde. C’est lui qui comble de biens tes désirs ; et ta jeunesse renouvelée a la vigueur de l’aigle.
Psaume 103,4-5
Cet aigle aux ailes déployées apparaît dans plusieurs sarcophages de la série ( [2], [3] ) mais c’est le seul cas où il forme comme un firmament portant le Soleil et la Lune. Pour Gerke [3], les trois renvoient au symbolisme du pouvoir cosmique impérial :
Auguste de Prima Porta, détail de la cuirasse [4
- à gauche, SOL conduit son quadrige ;
- au centre, CAELUS étend son voile ;
- à droite, AURORA tient sa cruche de rosée devant LUNA qui éclaire la nuit avec son flambeau.
Cette symbolique du Jour et de la Nuit est endossée par les deux soldats assis sous le patibulum :
- celui qui veille, du côté du Soleil et de Jésus partant vers le supplice : le Croyant ;
- celui qui dort, du côté de de la Lune et de Pilate regardant dans le vide : l’Incroyant ( [5], p 59).
La série des sarcophages de la Passion, assez tardive, a peu de représentants, dont seulement quatre avec les luminaires.
Le sarcophage de Julia Latronilla
Sarcophage de Julia Latronilla, Bible Lands museum, Jerusalem
Très proche du sarcophage du Museo Pio Cristiano, ce sarcophage présente des personnifications plus nettes : Sol tient les rênes de son char et Luna une torche. Le lien avec le soldat réveillé et le soldat endormi est confirmé.
Le sarcophage de Manosque
Sarcophage de l’Anastasis, 5ème siècle, Eglise Notre Dame de Romigier, Manosque
Etat restauré (d’après un dessin de Péreisc), Deustch. Archeol. Institut 60.1572
Répartis des deux côtés de la croix, les douze apôtres élèvent leur bras droit dans un geste d’acclamation. Les deux soldats aujourd’hui supprimés (tout comme les autres restaurations) n’étaient pas assis, mais debout en miroir, comme les apôtres. Solennelle et éloignée de tout aspect narratif, la composition illustre le Triomphe de la Croix. Pas d’aigle pour emporter dans les airs le chrisme et sa couronne : ornée de lemnisques, elle est posée en haut de la croix comme un trophée de la Victoire, gardée par les deux soldats [6].
Représentés par leurs personnifications, comme dans les deux autres cas, les luminaires évoquent un au-delà divin, réservé au Christ seul ; représentés par leur symboles , ils s’inscrivent dans la continuité des douze étoiles des Apôtres, formant un firmament continu, accessible aux humains.
Le sarcophage disparu de Saint Rémy de Provence
Musée des Alpilles, Saint Rémy de Provence ( [7], N° 504)
Dans cette composition très similaire, les luminaires ne sont pas inversés. On note que leur position est cohérente avec celle des deux soldats, l’un réveillé et l’autre assis, mais pas avec les deux scènes du couvercle : le soleil est au dessous de la scène négative (les Mages devant Hérode) et la lune au dessous de la scène positive (la Nativité avec l’Etoile). Il faut donc bien considérer les luminaires comme partie intégrante de la scène du bas.
L’inversion du sarcophage de Manosque (SCOOP !)
La particularité du sarcophage de Manosque est que les deux soldats sont debout dans des attitudes parfaitement symétriques : ils perdent donc toute notion d’Eveil et de Sommeil.
Comme l’a noté F.Benoit [8], cette posture les apparente aux Dioscures « conservateurs », parfois représentés à pied, montant la garde avec leur lance. Dans l’iconographie païenne, ils sont associés à la préservation du cycle du Jour et de la Nuit (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain). Ici, ils accompagnent les luminaires dans une sorte de garde d’honneur autour de la Croix.
L’inversion Lune-Soleil signifie très certainement qu’à la Nuit de la Mort succède la Lumière de la Résurrection.
Les étoiles sans les luminaires
Cathédrale de Palerme, 375-400
Ce sarcophage présente lui aussi les deux soldats debout, regardant vers le haut et retournant leur lance vers le bas, manière sans doute de souligner la victoire écrasante du Christ. Les douze étoiles, situées cette fois en avant de chaque apôtre, n’ont pas laissé de place au centre pour rajouter les luminaires.
Sarcophage de l’Anastasis, Musée d’Arles
Ce sarcophage démultiplie les étoiles, avec une alternance une/deux pour chaque apôtre.
Les luminaires dans une autre scène
Sarcophage du Christ au Globe, Arles [9]
Le Soleil et la Lune apparaissent dans les écoinçons au dessus du Christ, à l’issue d’une gradation de motifs illustrant la récompense céleste : oiseau becquetant, corbeille de fruits, couronne. Les luminaires ont subi un embellissement graphique qui leur a fait perdre leur aspect cosmique : on ne reconnaît le soleil qu’à ses sept rayons, et la lune, englobant une étoile à six banche, a pratiquement perdu sa forme en croissant. On peut pratiquement les considérer ici comme des éléments de Majesté qui complètent le globe céleste sur lequel le Christ est assis. Dans les sarcophages de l’Anastasis, ils s’inscrivaient dans le Ciel étoilé qui unifiait les douze apôtres ; ici au contraire, ils contribuent à isoler le Christ, en magnifiant le compartiment central.
Le panneau de Sainte Sabine
422-432, panneau de la porte de Sainte Sabine, Rome
La composition du panneau est claire :
- en haut une scène de Majesté : le Christ entouré du Tétramorphe, entre l’Alpha et l’Omega, écarte le bras droit et tient dans la main gauche un rouleau (la principale différence avec les futures Majestas domini est la posture debout, et non trônant) ;
- en bas un groupe de trois personnes, un homme tenant un rotulus, une femme voilée et un homme chauve, regardent vers le haut, les deux hommes élevant le bras vers un objet cruciforme.
C’est l’assemblage unique de ces deux scènes qui pose problème, et a donné lieu à de nombreuses interprétations. Celles encore propagées par la plupart des livres sont :
- l’Ascension : la femme est Marie regardant Jésus monter au ciel ;
- l’Assomption : la femme est Marie se préparant à le rejoindre ;
- le Triomphe de l’Eglise : la femme est l’Ecclesia entre ses deux chefs Pierre et Paul, attendant de rejoindre le Christ son époux.
D’autres propositions, la femme est Sainte Sabine, ou bien l’Eglise de Rome couronnée par le Christ, sont aujourd’hui abandonnées.
Le rouleau et son texte mélangé (SCOOP !)
Vues de près, les choses se compliquent encore. Un premier casse-tête est le texte sur le rouleau du Christ, en écriture onciale grecque (avec le sigma lunaire) :
on lit verticalement ΙΧΥΘΣ (la sixième lettre, un P ou un K, est probablement un artefact ( [10], p 84]) , assez proche de IΧΘΥΣ (ichtus, le Poisson) mais avec une inversion inexpliquée, gênante pour un acronyme chrétien aussi célèbre : Iêsoûs Khristòs Theoû Huiòs Sôtếr, Jésus-Christ De Dieu Fils Sauveur.
Mosaïque de l’abside (détail) 6eme siècle, Sant Appolinare in classe, Ravenne
Dans cette mosaïque représentant la Transfiguration, l’inscription IΧΘΥΣ en haut de la Croix (à l’emplacement du panonceau) est au contraire mise à l’honneur pour sa symétrie, qui s’étend aux autres inscriptions :
- ΙΧ (Jésus-Christ) à gauche, du côté de la lettre alpha et du mot Salus ;
- Θ (Théos) au centre, à l’aplomb du gemme portant le visage du Christ ;
- ΥΣ (Fils Sauveur) à droite, du côté de la lettre oméga et du mot Mundi.
Il est probable qu’à Sainte Sabine, les deux lettres ont été interverties pour exploiter d’une autre manière cette symétrie :
- ΙXY (Jésus-Christ Fils) à gauche, du côté de la lettre alpha,
- ΘΣ (Dieu Sauveur) à droite, du côté de la lettre oméga.
La moitié gauche de l’inscription correspond ainsi au commencement de l’histoire (alpha, Jésus crucifié) et à la moitié droite à sa fin (oméga, le retour en tant que Dieu Sauveur).
L’objet en suspension
Un second casse-tête est l’objet cruciforme au dessus du trio : une couronne à la forme bizarre ? un lustre suspendu à rien ?
Dans un article brillant, Kantorowicz [11] a montré qu’il s’agissait tout bonnement d’une croix entourée d’un halo circulaire : symbole courant, mais ici inversé verticalement. Il en a conclu qu’il s’agissait de la croix dont l’apparition précède le retour du Christ, lors de la Parousie : dans son trajet vers le bas, elle est en train de revenir vers les trois principaux protagonistes de l’événement inverse, l’Ascension : à savoir Marie et les deux principaux apôtres :
On peut remarquer, par ailleurs, que le halo autour de la croix fait écho à la grande couronne de lauriers qui forme comme une gloire autour du Christ.
Entre Pierre et Paul
Le seul attribut distinctif, la calvitie de l’homme de droite, incite à y reconnaître l’apôtre Paul. Le chef des Apôtres et de l’Eglise, Pierre, est donc à gauche, à la place d’honneur par rapport à la femme voilée, qu’il s’agisse de Marie ou d’Ecclesia. [12]
Garrucci, Raffaele, 1812-1885 Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche IX
Au moins un fond de verre doré des Catacombes (N°7) montre entre Pierre et Paul une femme voilée en orante, nommée Maria. On la trouve également seule, entre deux arbres. D’autres fonds de verre du même type [13] présentent dans la même posture Sainte Agnès entre Pierre et Paul.
La Vierge-Marie, ministre du Temple de Jérusalem
vers 375 Basilique de Sainte-Marie Madeleine, Saint-Maximin La-Sainte-Baume ( [14], p 80)
Pour Ally Kateusz, cette posture de femme en orante serait la trace, censurée par la suite, du rôle sacerdotal qu’auraient tenu certaines femmes au début de la Chrétienté. L’interprétation officielle est qu’il s’agit d’une défunte (orantes anonymes des catacombes) ou d’Ecclesia. Mais on voit que rien ne s’oppose, iconographiquement, à interpréter l’orante voilée de Sainte Sabine comme étant Marie.
Le Christ entre Pierre et Paul
422-432, panneau de la porte de Sainte Sabine, Rome
Un petit panneau de la porte montre Pierre et Paul avec les mêmes caractéristiques physiques, cette fois debout autour du Christ. Les spécialistes considèrent cette scène comme une « Traditio legis » un peu bizarre (voir [15] , p 63) (voir 2 Epoque paléochrétienne). Elle s’en écarte pourtant sur plusieurs points essentiels :
- le Christ est de plain-pied, au lieu d’être au sommet d’une petit tertre ;
- le Christ tient dans sa main gauche un objet indistinct (perle, morceau de pain ?) au lieu de tenir un rouleau ;
- Pierre est à gauche et tend ses mains voilées, au lieu d’être placé à droite pour recevoir le rouleau ;
les trois sont auréolés, tandis que seul Jésus l’est (parfois) dans les « Traditio legis ».
Sarcophage de Probus, Grottes de Saint Pierre, Vatican Pierre et Paul autour du Christ, Vatican
Ces deux exemples sont ceux qui se rapprochent le plus de la scène, bien que le Christ soit distingué par sa surélévation (la montagne du paradis, avec ses quatre fleuves) ou son auréole. Dans le sarcophage, Pierre est privilégié par sa position, à la droite du Christ et de la Croix ; dans le fond de verre s’ajoutent deux autres éléments de distinction : son geste qui imite celui du Christ, le regard que celui-ci lui accorde.
On en est conduit à supposer que le panneau de Sainte Sabine, avec son parti-pris d’égalité dans la Sainteté (les trois auréoles), représente une iconographie dont il ne reste aucun autre exemplaire : le Christ accueillant Pierre et Paul au Paradis (les palmiers sont souvent le symbole de la félicité éternelle et l’objet oblong dans les mains du Christ pourrait être une datte).
Mosaïque de Sainte Sabine, 5ème siècle, dessin de Ciampini, 17ème siècle
Notons qu’au revers du mur d’entrée de Sante Sabine, se trouve une mosaïque contemporaine à la porte, dont la partie haute ne nous est plus connue que par ce dessin : elle montrait une troisième fois le couple Pierre et Paul, dans le même ordre, l’un au dessus de l’Ecclesia ex Circumcisione (église s’adressant aux Juifs), l’autre de l’Ecclesia ex Gentibus (église s’adressant aux non-juifs). [16]
Les deux compositions « entre Pierre et Paul » de la porte de Sainte Sabine partagent avec les verres des catacombes leur caractère synthétique, sans rapport avec un événement précis. Ils composent une sorte de pendant, où le Christ (auréolé, au Paradis) fait écho à Marie (sans auréole, sous le firmament).
PASTOR et MARIA, Reliquaire de Novalje , fin 4ème siècle, Zadar Museum([14], p 121)
Ally Kateusz a rassemblé un certain nombre de composition fonctionnant sur ce principe d’appariement, vertical ou horizontal, entre la Mère et son Fils.
Parousie ou Dormition ?
Ascension du Christ Parousie
Une autre type de dialogue, thématique cette fois, s’établit entre ces deux grands panneaux.
Dans celui de gauche, tout le monde s’accorde à reconnaître l’Ascension du Christ, accueilli au ciel par des anges.
Celui de droite représente, selon Kantorowicz, le mouvement inverse de descente du Christ vers la terre au moment de la seconde Parousie :
- pro : cela explique la Croix, signe précurseur, dirigée vers le bas, ainsi que les signes cosmiques ;
- anti : aucun texte parousiaque ne précise la présence, sur Terre, de Marie, Pierre et Paul.
Selon Ally Kateusz ( [17], p 292), dans certains apocryphes orientaux, Jésus descend du ciel chercher sa mère au moment de sa mort, en présence de tous les disciples, dont Pierre et Paul. Voici la partie du texte qui mentionne des phénomènes cosmiques survenus au moment de la Dormition :
« Et quand ils y arrivèrent (les gardes), voici, ils virent les portes du ciel ouvertes et des anges de Dieu descendre et entrer dans la maison de Marie. Et des éclairs et des tonnerres sortirent aussi de la maison de Marie et montèrent au ciel. Puis ils virent les disciples s’occuper de la sainte. Et ils virent aussi des nuages venant du ciel et répandant de l’humidité et de la brume sur Bethléem. Et ils virent aussi des étoiles descendre du ciel et se prosterner devant sainte Marie. Et ils virent aussi le soleil et la lune, qui illuminaient le monde entier, descendre du ciel et se prosterner devant Marie. Et ils virent aussi la sainte allongée sur son cercueil, avec l’ange Gabriel debout à sa tête et Michel au pied de son lit, et ils éventaient la sainte avec les éventails à la main. Et alors ils virent les apôtres debout près de son cercueil avec crainte et tremblement, levant les mains au ciel. » Dormition syriaque dite des Six Livres), manuscrit éthiopien [18]
Un peu plus loin dans le texte, le Christ descend enfin du Ciel sur un chariot de feu, accompagné d’une multitude qui fait des allers-retours avec le ciel.
Expliquer le panneau de Sainte Sabine par l’apocryphe de la Dormition, c’est sélectionner les détails qui nous arrangent et évacuer tous les autres phénomènes merveilleux surnuméraires où on peut trouver à peu près tout, sauf le détail-clé de la croix descendant du ciel.
J’en resterai donc à l’opinion de Kantorowicz : le panneau de sainte Sabine est une des premières tentatives pour représenter la Parousie, d’une manière schématique et conceptuelle, très imprégnée par l’esthétique symétrique des verres dorés des catacombes
L’inversion Soleil-Lune (SCOOP !)
Le Tétramorphe et les lettres Alpha et Omega sont des signes apocalyptiques. Le soleil, la lune, et les cinq étoiles aussi, surtout si l’on remarque, comme Maser ( [19] , p 37), leur taille démesurée.
Personne ne s’est appesanti sur le dessin très particulier des deux astres : la Lune est un disque contenant un petit croissant, et le grand soleil contient en lui-même un autre soleil plus petit et avec moins de rayons (ce n’est pas une main de Dieu, comme on le lit parfois). Si on y rajoute la pluie d’étoiles, on est tout de même très proche des phénomènes célestes décrits par un des textes sur la Parousie :
« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec grande puissance et gloire ». Matthieu 24,29-3O
Comme Kantorowitz, je proposerais une chose très simple : retourner non seulement la croix, mais toute la zone qui l’environne :
Tel que le voit le Christ lors de son atterrissage, le Monde retrouve sa hiérarchie, Soleil à gauche de la croix et Lune à gauche. Les deux astres, comme avalés par eux-mêmes, sont une première tentative de figurer l’extinction des luminaires, avant la solution, plus satisfaisante, des personnifications tenant un voile devant elles.
Le Soleil et la Lune dans le psautier d’Utrecht
Ce manuscrit, daté des années 820, est la copie d’un manuscrit perdu datant probablement du début du 6ème siècle [20]. Les deux luminaires y sont employés de diverses manières, illustrant le texte des psaumes d’une manière créative, cohérente et étonnamment logique : ce qui donne la clé des quelques cas d’inversion Lune-Soleil.
Psaume 19 (inversion)
- « Le jour crie au jour la louange, la nuit l’apprend à la nuit« . Psaume 19,3
- « C’est là qu’il a dressé une tente pour le soleil« . Psaume 19,5
Le soleil et la lune illustrent le jour et la nuit, les médaillons doubles traduisant les monologues de chaque entité avec elle-même. L’inversion Lune-Soleil sert à ce que la « tente » soit encadrée par deux représentations solaires, l’une en médaillon, l’autre en buste sortant des nuages.
Psaume 30
Fol 16 v
- Seigneur, vous avez tiré mon âme du séjour des morts. Psaume 30,4
- « Le soir viennent les pleurs, et le matin l’allégresse ». Psaume 30,6
Le soleil au dessus du personnage joyeux signifie ici le matin, la lune au dessus du personnage qui pleure, le soir.
Plutôt que d’inverser les luminaires pour suivre l’ordre du texte, le copiste a privilégié l’ordre logique où le matin vient avant le soir. Mais ce choix permet surtout de placer l’Allégresse au dessus du Christ tirant le mort de la tombe, scène qui ne peut se trouver qu’en bas à gauche pour créer une lecture ascensionnelle, du séjour des morts à la main de Dieu.
Cette image inaugure une dissymétrie dans le couple que nous rencontrerons à plusieurs reprises dans le manuscrit : tandis que le soleil est personnifié dans un médaillon, la lune est montrée de manière réaliste, comme un croissant entouré d’étoiles.
Nous verrons que le copiste emploie indifféremment toutes les formules graphiquement valides :
- pour le soleil, la personnification (dans un médaillon ou sans), afin d’éviter la confusion avec une simple étoile ;
- pour la lune, quatre possibilités : la personnification (toujours dans un médaillon) ou le croissant, avec ou sans étoiles.
Je n’ai pas trouvé de « grammaire » cohérente pour ces combinaisons, qui relèvent plutôt d’un souci purement graphique de lisibilité et de variété.
Psaume 49
Fol 28v
« Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé; il a convoqué la terre du levant au couchant« . Psaume 49,1
Les deux demi-soleils illustrent le levant (le soleil avec sa torche qui entre dans l’image) et le couchant (le soleil qui en sort).
Psaume 55 (inversion)
Fol 31r
- « La crainte et l’effroi m’assaillent, et les ténèbres m’enveloppent. Et je dis: Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, pour prendre mon vol et trouver un lieu de repos ? » Psaume 55,6-7
- « Le soir, le matin, au milieu du jour, je me plains, je gémis, et il entendra ma voix. » Psaume 55,18
Le croissant entouré d’étoiles illustre les ténèbres du verset 6, et la colombe qui s’envole vers la droite le verset 7.
Le soleil a été rajouté au couple pour signifier le soir et le matin, inversés pour suivre l’ordre du verset 18. Le troisième moment, « au milieu du jour« , est évoqué par la main de Dieu au milieu du ciel.
Tandis que la colombe vole en plein ciel, le soleil est englobé dans le même nuage que la lune : c’est sans doute pour insister sur l’idée de ténèbres que l’artiste a représenté, unique cas dans le manuscrit, le soleil sans son médaillon : preuve que celui-ci vu comme une sorte de mandorle lumineuse.
Psaume 72 (inversion)
Fol 40v
- « Que son empire subsiste tant que brillera le soleil, tant que la lune donnera sa lumière, d’âge en âge ». Psaume 72,5
- « Qu’en ses jours apparaisse la justice, avec l’abondance de la paix, jusqu’à ce que la lune ait cessé d’exister« Psaume 72,7
Face aux contradictions du texte, le copiste a trouvé une solution graphique tortueuse :
- pour illustrer la luminosité pérenne du verset 5, il a fusionné les deux personnifications en une seule, sans aucune caractéristique (rayons ou croissant) ;
- pour illustrer la disparition de la lune du verset 7, il a placé cette mandorle indifférenciée là où la lune devrait se trouver : tout se passe en somme comme si le soleil s’était déplacé à droite pour l’absorber.
Psaume 73
Fol 41v
« Tout le jour je suis frappé, chaque matin mon châtiment est là « . Psaume 73,14
Sans surprise, le soleil illustre le matin.
Psaume 74
Fol 42r
« A toi est le jour, à toi est la nuit; c’est toi qui as créé l’aurore et le soleil. C’est toi qui as fixé toutes les limites de la terre; l’été et l’hiver, c’est toi qui les a établis ». Psaume 74 16,17
Le dessin suit strictement l’ordre du texte :
- le jour et la nuit,
- l’aurore et le soleil (la pluie de rayons représente la rosée),
- l’été (personnage dévêtu) et l’hiver (personnage emmitouflé).
Psaume 91
Fol 53v
- « Celui qui s’abrite sous la protection du Très Haut repose à l’ombre du Dieu du ciel.« Psaume 91, 1
- « Tu n’auras à craindre ni les épouvantes de la nuit, ni la flèche qui vole pendant le jour, ni les complots qui s’ourdissent dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi. » Psaume 91, 5-6
Le verset 1 est illustré par le Temple en haut à gauche (la protection du Très Haut) et par le soleil juste au dessus (à l’ombre du Dieu du ciel).
Le soleil et la lune représentent le matin et le soir (non cités dans le psaume), ce qui permet de placer en dessous des ces deux bornes les archers qui illustrent « la flèche qui vole pendant le jour« . Très logiquement, le démon de midi est positionné entre le matin et le soir.
Psaume 96
Fol 56r
Chantez à Yahweh, bénissez son nom! Annoncez de jour en jour son salut. Psaume 96,2
Les deux soleils illustrent de jour en jour.
Psaume 103
Fol 59r
Autant l’orient est loin de l’occident, autant il éloigne de nous nos transgressions. Psaume 103,12
Le soleil illustre l’orient et la lune l’occident.
Psaume 104
Fol 59v
Vous avez fait la lune pour marquer les temps, et le soleil qui connaît l’heure et le lieu de son coucher. Vous amenez les ténèbres, et il est nuit. Psaume 104,19-20
Les luminaires suivent l’ordre du texte. De plus, la lune environnée d’étoiles illustre les ténèbres.
Psaume 110
Fol 64v
Du sein de l‘aurore vient à toi la rosée de tes jeunes guerriers. Psaume 110,3
Comme le psaume ne cite pas le soleil, le copiste a suivi littéralement le texte pour aboutir à une représentation très précise de l‘aurore : une étoile à huit branches (dont c’est la seule apparition dans le manuscrit) d’où pleuvent des rayons (la rosée), lesquels allument en bas les torches des jeunes guerriers.
Psaume 148
Fol 82v
« Louez-le, vous tous, ses anges; louez-le, vous toutes, ses armées. Louez-le, soleil et lune; louez-le, brillantes étoiles. Louez-le, ciel des cieux, et vous, eaux suspendues dans les régions célestes » Psaume 148, 2-4
Le géant barbu qui présente chaque luminaire est probablement une manière d’imager le « ciel des cieux ».
Le Soleil et la Lune chez les Wisigoths
Ermitage de Quintanilla de las Vinas, Burgos, VIIème ou IXème siècle
Cette église est particulièrement frustrante puisque deux datations s’affrontent : selon la thèse aujourd’hui dominante, l’édifice serait wisigothique ; selon la thèse alternative, il serait mozarabe, deux ou trois siècles plus tard. La présence de la Lune et du Soleil de part et d’autre de l’arc triomphal n’a pas éclairci la situation : certains ont cru y déceler une survivance de l’hérésie manichéene (Vème siècle), voire du culte de Mithra (IIème-IIème siècle) [21].
Eglise de Mar Tadros, 13ème siècle , Behdidat, Liban
La présence des luminaires sur l’arc triomphal n’a pratiquement aucun équivalent, mis à part deux églises libanaises (Behdidat, Kfar Chleymane) où ils encadrent le médaillon de l’Emmanuel, tout en haut de l’arc triomphal.
Le couple Luna-Sol
Côté Lune, le visage semble porter une discrète barbiche. Selon certains, cette Lune masculine renverrait à la langue germanique des Wisigoths ; mais l’inscription LUNA est bien du genre féminin.
Le bas-relief du Soleil comporte en plus une palmette (ou un épi) et une lyre (ou une coupe) : on peut donc y voir, au choix, une référence à Apollon ou au Christ.
Les deux luminaires s’inscrivent dans un clipeus porté par deux anges.
Autel de Ratchis, VIIIème siècle, Oratoire de Santa Maria in Valle, Cividale del Friuli
Le rapprochement s’impose avec cette « Majestas Dei » lombarde, où la couronne de lauriers, tenue en haut par la main de Dieu, est elle-aussi en sustentation angélique.
L’inscription votive
A Quintanilla, le bas-relief du Soleil se distingue par une inscription votive :
L’infime dame Flammola offre cet infime présent à Dieu
HOC EXIGVVM EXIGVA OFF(ert) DO(mina) FLAMMOLA VOTUM D(eo)
Le répétition rhétorique de l’adjectif « exiguus » ne se retrouve que dans la dédicace d’un édifice beaucoup plus important, la Cathédrale d’Oviedo, par le roi des Asturies Alphonse II le Chaste en 812 (ce qui pourrait être un argument en faveur de la datation tardive) :
Les travaux déjà achevés de ce temple, moi Alphonse, ton infime serviteur, je te les dédie comme une infime offrande.
Uius perfectam fabricam templi exiguus servus tuus Adefonsus exiguum tibi dedico muneris votum.
En général, les tenants de la datation précoce considèrent que la Lune et le Soleil symbolisent l’Eglise et le Christ, en puisant dans un traité dédié au roi wisigoth Sisebut :
« Mais parfois aussi, la lune est encore considérée comme l’Eglise parce qu’elle est éclairée par le Soleil comme l’Eglise par le Christ » Isidore de Séville, De natura rerum, 18,6
Une Majestas Dei primitive
Christ au dessus de l’arc triomphal, photo Enrique Domínguez Perela [22]
Les deux impostes font système avec la figure bénissante au dessus de l’arc, qui ne peut être que le Christ Pantocrator.
Il semble donc plus raisonnable de considérer que les luminaires ne représentent rien d’autre qu’eux même (plus peut être un hommage discret à la donatrice, dont le prénom est très proche du latin flammula, petite flamme). Le sculpteur de Quintillina semble avoir voulu réaliser une sorte de Majestas Dei primitive, où Dieu règne du haut du ciel sur Luna et Sol dument christianisés, puisque propulsés par des anges.
Cette intention cosmique explique amplement l’inversion, le Soleil se trouvant ainsi côté Sud, qui est aussi le côté réservé aux hommes à l’intérieur de l’église (voir 1-3 Couples irréguliers ).
Couple céleste, couple terrestre (SCOOP !)
Deux autres bas-reliefs, dont on ne connaît pas l’emplacement initial, montrent eux-aussi des anges, mais cette fois sans auréole et ne tenant pas de clipeus : il ne sont pas ici pour véhiculer dans le ciel, mais plutôt pour escorter sur la terre.
Ces deux « portraits terrestres », l’un sans attribut, avec une chevelure et des vêtements symétriques, l’autre tenant un crucifix, avec une chevelure à double torsade et un manteau dissymétrique, sont dans le même rapport de gradation que les deux médaillons célestes.
D’où mon hypothèse qu’il s’agisse des portraits d’une soeur et d’un frère, homologue au couple céleste.
On remarquera que, côté homme, les deux croix ne sont pas identiques : l’une est en lévitation au dessus de la main de l’ange tandis que l’autre est brandie par l’homme, comme si l’une descendait du ciel à la rencontre de l’autre. Si l’on rattache cette scène au calice et à la palme dans le bas-relief du luminaire masculin, on ne peut manquer d’imaginer une allusion à une mort « en martyre ».
Ainsi, plutôt qu’une hypothétique résurgence manichéenne ou mithraïque, l’iconographique si particulière de l’église de Qunitillina pourrait tout aussi bien s’expliquer par un objectif très ambitieux par rapport aux capacités graphiques du sculpteur : réaliser un monument commémoratif, dédié par Flammola à un frère disparu.
Le Soleil et la Lune dans quelques tympans espagnols
Monastère de San Pietro de Ansemil, Silleda (Galice), photos Antonio Vidal [23] Porte de la Chapelle comtale de don Diego Gomez de Deza
La chapelle comtale gothique a été rajoutée sur le côté Sud de l’église abbatiale, en créant une grande arcade pour la communication intérieure. La façade de la chapelle, dissymétrique, remploie des éléments romans. Il est probable que le linteau avec l’agneau provient d’une porte latérale qui se trouvait sur le mur sud (avant l’ouverture de l’arcade), ce qui expliquerait la position du Soleil, vers l’Est. Quoi qu’il en soit, la position des astres est également liée au sens de progression de l’Agneau, qui va de la Nuit vers le Jour.
En aparté : les chrismes trinitaires en pierreEglise d’Azpa (Navarre) Eglise de Puilampa (Aragon)
Selon Francisco Matarredona Sala [24], qui a établi un recensement complet de ce motif, son développement commence en Navarre sous le roi Sancho Ramírez (1076). Il résulte de la fusion de l’anagramme utilisé dans la chancellerie de Sancho III el Mayor, où figure déjà le S de Sauveur (Soter) , avec la roue, symbole trinitaire courant (avec son moyeu, ses rais et sa jante). Installé à la porte des églises, le chrisme trinitaire devient pendant deux siècles un instrument de lutte contre les hérésies et un étendard du Christianisme, essentiellement en Navarre et en Aragon.
Parmi les centaines de chrismes recensés, ceux qui sont entourés des symboles solaire et lunaire sont très rares. En ne retenant que les cas indubitables (la lune représentée par un croissant, et non évoquée par une étoile ou une fleur), on trouve en Navarre quatre cas, tous dans la configuration Lune-Soleil, et en Aragon sept cas, dont six sont dans la configuration Soleil-Lune [25].
L’inversion est donc clairement une préférence navarraise.
Le chrisme de la Oliva
Tympan, XIIIème siècle, Monasterio de la Oliva, Carcastillo (Navarre)
Ce chrisme tardif, un des plus complexes, se situe tout en haut du tympan de cette abbatiale cistercienne, à la façade pratiquement dépourvue d’ornements. Il présente l’inversion navarraise Lune-Soleil.
La lecture Début (en bleu clair) / Fin (en jaune), suggérée par l’alpha et l’oméga, explique les deux scènes latérales : l’Enfant-Jésus en majesté, avec ses parents, et le Christ en Majesté, avec le Tétramorphe.
La lecture Nuit (en bleu sombre) / Jour (en orange), suggérée par la Lune et le Soleil, explique les deux symboles du haut : l’étoile nocturne et le coq, qui annonce le retour du Jour. A noter que les deux symboles s’intègrent aussi dans la lecture Début/Fin, si on y voit l’Etoile de Noël et le coq dont le chant annonce le Reniement de Pierre et le jour de la Passion.
Le lion et le griffon
Les deux animaux du bas, un lion et un griffon affrontés, ne s’inscrivent pas directement dans ces binarités.
A première vue, leur position inférieure pourraient en faire des symboles négatifs, ceux du démon vaincu par l’Agneau :
« Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon. » Psaume 90,13.
En fait, leur voisinage avec les scènes latérales exclut cette connotation négative : tout comme le Tétramorphe escorte le Christ en Majesté, les deux quadrupèdes escortent l’Agneau en Majesté, tout en s’intégrant à la dialectique Début-Fin :
- le lion, côté Nativité, pour évoquer l’ascendance royale du Christ (le Lion de Juda),
- le griffon, côté Majestas, en tant que symbole habituel de la Résurrection.
Tympan de la cathédrale de Jaca, XIème siècle
Pour être complet, signalons qu’il existe deux tympans aragonais antérieurs (Santa Cruz de la Serós et Jaca), où le chrisme est accosté par des quadrupèdes, en l’occurrence des lions affrontés. Leur symbolique n’a rien à voir : au tympan de Jaca, ils jouent le rôle d’intercesseur (à gauche) et de protecteur (à droite), comme l’indiquent les inscriptions :
Le lion sait pardonner aux humbles, et le Christ à ceux qui l’implorent
Le lion est fort en piétinant l’Empire de la Mort
PARCERE STERNENTI: LEO SCIT XPSQ PETEND.
IMP(ER)IVM MORT(I)S CON CVLCANS E(ST) LEO FORTIS
A gauche, le pénitent est représenté par un homme chassant un serpent ; à droite, les périls mortels par un lion et un basilic.
Le texte qui entoure le chrisme prétend en expliquer les composants, d’une manière très énigmatique :
P=Pater, alpha=Genitus, « duplex »= Spiritus Sanctus.
Le terme « duplex » est interprété par certains comme signifiant l’oméga ([25], p 63), par d’autres comme signifiant le X, l’ensemble donnant le mot PAX ( [26], p 129).
Inversions purement graphique
Les ivoires du Baptême
Trône de Maximien, Ravenne
British Museum
Le Baptême du Christ, 6ème siècle, Méditerranée orientale
Ces deux ivoires contemporains suivent le même schéma : un Saint Jean baptiste géant, le pied gauche sur un rocher, bénit un Jésus-enfant plongé dans l’eau jusqu’à mi-corps, avec en bas à droite une personnification du fleuve Jourdain. Au-dessus de Jésus la colombe descend du ciel, accompagnée dans le second ivoire par la main de Dieu et une patène. A droite deux anges préparent les serviettes : la composition suit donc, de gauche à droite, la chronologie de l’épisode.
Le Baptême du Christ, ivoire du 6ème siècle, Est méditeranée, Musée des Beaux Arts, Lyon
Le troisième ivoire de la série est le seul à comporter les deux luminaires personnifiés, chacun tenant le globe cosmique quadriparti (voir 1 Epoque romaine). Leur inversion s’explique évidemment par les nécessités de la composition : le Soleil se place au dessus du personnage principal, Jésus.
Pour R. Jensen ( [27], p 100), les deux luminaires serviraient à évoquer le phénomène cosmique de l’ouverture des cieux :
« Jésus ayant été baptisé sortit aussitôt de l’eau, et voilà que les cieux s’ouvrirent pour lui, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voilà que des cieux une voix disait: » Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. « Matthieu, 3,16-17
On peut aussi remarquer que les deux astres se substituent aux deux anges, qui conféraient à la scène un caractère divin. Reste qu’il en résulte une composition profondément symbolique :
- d’une part le couple Lune/Soleil fonctionne, vis à vis de la lumière céleste, comme le couple Précurseur/Christ vis à vis de la Lumière évangélique : l’un la reflète, l’autre l’accomplit ;
- d’autre part la partie droite de l’image conserve la même superposition trinitaire qu’au centre de l’ivoire du British Museum : la main du Soleil (à la place de la main du Père) , la Colombe, et le Fils.
Pour R. Jensen ([27], p 28), la représentation du Christ comme un enfant, fréquente dans l’iconographie paléochrétienne du baptême, évoquerait le retour, grâce au sacrement, à l’innocence originelle. Le caractère trinitaire de ces deux ivoires renverse la problématique : dans cette scène où nous est dit que Jésus est le Fils de Dieu, la taille géante de Saint Jean Baptiste fait voir ce Père qui se contente de parler.
Le trésor de Karavas
Trésor de Karavas, Chypre 629–30, MET et Musée archéologique de Nicosie, reconstitution de Steven H. Wander [28]
Ce trésor se composait de neuf plats d’argents de trois tailles différentes, racontant des épisodes de l‘histoire de David. Les scènes ont été identifiées par Steven H. Wander, qui a montré qu’elles se disposaient en croix autour du médaillon principal, le Combat de David et Goliath. Les médaillons 1,3 et 8 présentent, en haut, le couple Soleil-Lune, inversé dans le médaillon 1. Les deux petits médaillons, qui présentent une rencontre entre David et un messager, sont composés en pendant, avec David alternativement à droite et à gauche. La position du soleil suit simplement celle de David :
« Ces trois compositions similaires ont pour thème la sélection de David par rapport à une autre personne, en présence de symboles cosmiques. Le soleil suspendu au-dessus de sa tête marque l’acceptation par les cieux de ce statut d’élu ». [28]
Le couronnement de la Vierge
Dans le Couronnement de la Vierge, Marie est systématiquement en position d’honneur, à la droite de son fils. Lorsqu’on souhaite rajouter un aspect cosmique à la scène, l’inversion Lune-Soleil s’ensuit.
Couronnement de la Vierge, Jacopo Torriti, 1295-96, mosaïque de Santa Maria Maggiore, Rome
Jacopo Torriti, dans cette mosaïque d’esprit très byzantin, est un précurseur isolé de la formule que Millard Meiss dénomme « surnaturelle » ( [29], p 43), dans laquelle le couple divin surplombe les autres personnages. Cette formule ne se développera à Venise qu’au beau milieu du Trecento, dans une sorte de « renaissance » byzantinisante.
En aparté : la Vierge de l’Humilité « magnifiée »Vierge de l’Humilité « magnifiée »
Roberto d’Oderisio, vers 1345 , Capodimonte, Naples (provient de l’église San Domenico Maggiore)
C’est exactement la période où on a l’idée, à Naples, de rajouter un croissant de lune sous les pieds de la Vierge de l’Humilité, pour magnifier Marie en l’identifiant à la Femme de l’Apocalypse.
Vierge de l’Humilité magnifiée
Andrea da Bologna, 1372, Pinacoteca parrocchiale, Corridonia
Cette innovation va se développer un peu partout en Italie pendant la seconde moitié du Trecento Jésus (voir 3-3-1 : les origines). Dans de très rares cas, comme ici, elle frôle l’idée d’associer Marie avec la Lune et Jésus avec le Soleil (le médaillon solaire à côté de la tête de l’Enfant), mais il s’agit en premier lieu de traduire visuellement « la femme vêtue de soleil, et avec le croissant sous ses pieds »)
Les Couronnements des Veneziano
Couronnement de la Vierge, Paolo Veneziano, vers 1350, Musée des Beaux-Arts, Tours
Tout autre est la démarche qui se fait jour à Venise à partir de 1350, dans plusieurs Couronnements de la Vierge de l’atelier des Veneziano : les luminaires sont placés sous les pieds du couple divin, au départ de manière discrète, parmi les décorations du carrelage.
Paolo Veneziano, vers 1350, panneau central du Polyptyque de Santa Chiara, Accademia, Venise Paolo et Giovanni Veneziano, 1358, Frick Collection, New York
Mais bientôt on en arrive à des compositions où les luminaires deviennent des attributs à part entière de chacune des deux Personnes.
La justification théologique
Prise métaphoriquement, la comparaison ente les deux couples peut s’appuyer sur un vieux texte d’Albert le Grand :
« Jésus-Christ était le soleil, Marie était la lune; le soleil s’est obscurci, parce que Jésus-Christ a perdu la vie ; mais la lune s’est changée en sang et est devenue comme du sang, parce que Marie, étant au pied de la croix et voyant son Fils pendu à ce gibet avec sa tête couronnée et percée d’épines, fut noyée dans un déluge de douleur. » Albert le Grand, Sermon sur le deuxième dimanche de l’Avent
Mais la métaphore avait été expliquée plus récemment, et d’une manière moins tragique, par Saint Bonaventure, le grand prédicateur qui avait succédé à Saint François à la tête de l’Ordre franciscain :
» Marie est comparée à la Lune parce qu’elle reçoit toute sa lumière du soleil, et qu’elle répand la lumière qu’elle reçoit. » Saint Bonaventure, Sermon 1 in ordine 37
Ce texte s’adapte comme un gand à l’iconographie du Couronnement : la transmission de la couronne, en haut, matérialise la transmission de la lumière, en bas.
Mariage de Ste Catherine, Lorenzo Veneziano, 1360, Gallerie dell’Accademia, Venise
Lorenzo Veneziano, qui avait introduit à Venise la formule de la Vierge d’Humilité magnifiée, tente même d’ajouter les luminaires sous une Vierge à l’Enfant, formule qui restera sans lendemain.
Mis à part cette brève mode vénitienne, tous les Couronnements italiens qui suivront omettront les luminaires [30]. Sans doute parce que, lue au premier degré, la composition pouvait produire l’impression fâcheuse, contraire à la notion de co-royauté dans le Ciel, que la Mère et le Fils se partageaient les luminaires. Les artistes se contenteront donc des anges, des nuages et des étoiles pour signifier que la scène se passe dans les Cieux.
Giovanni dal Ponte, 1420-1430, panneau central du polyptyque du Couronnement de la Vierge, Gallerie dell’Accademia, Venise
Où bien ils se limiteront au Soleil, à équidistance diplomatique entre les deux.
Couronnement de la Vierge, vers 1260, Gâble du portail central, façade occidentale, Cathédrale de Reims
C’était déjà la solution retenue à Reims, avec le Soleil illuminant la couronne tandis que la Lune, fichée tout en bas sous les pieds de Marie, reflète à distance sa lumière. Contrairement à une croyance urbaine, il ne s’agit pas d’un boulet de la guerre de 14 [31].
Références : [1] Anne Flammin « L’iconographie de la croix sur les sarcophages du haut Moyen Âge en Gaule » https://journals.openedition.org/cel/19130 [2] Hans Freiherrn von Campenhausen « Die Passionssarkophage: zur Geschichte Eines Altchristlichen Bildkreises » Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft 5. Bd. (1929), pp. 39-85 [3] Gerke,. F., “Die Zeitbestimmung der Passionsarkophage”, Archaeologiai Értesitö, LII, Berlín, 1940, pp. 1-130 Budapest, 1939, N° 52 (en hongrois) http://real-j.mtak.hu/339/1/ARCHERT_1939_uf_052.pdf [4] https://eduscol.education.fr/odysseum/augustus-imperator [5] Erich Dinkler, « Signum crucis. Aufsätze zum Neuen Testament und zur christlichen Archäologie », 1967,Article suivant : Lune-soleil : le Quatrième Jour
https://archive.org/details/signumcrucisaufs0000dink/page/59/mode/1up?q=mond&view=theater [6] Leclecq et Cabrol, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie , Astres, fig 1044 https://gallica.bnf.fr/services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&collapsing=disabled&query=dc.subject%20adj%20%22Antiquit%C3%A9s%20chr%C3%A9tiennes%22%20and%20dc.relation%20all%20%22cb37011748q%22&rk=107296;4 [7] Brigitte Christern-Briesenick « Repertorium der christlich-antiken Sarkophage ». Band 3 [8] F.Benoit « Fouilles du Vieux-Port à Marseille » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1947 p. 247 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4297 [9] F.Benoit , « Sarcophages paléochrétiens d’Arles et de Marseille », 1954, cat 10 p 37 fig VI,1 [10] Gisela Jeremias; Franz Xaver Bartl « Die Holztür der Basilika S. Sabina in Rom » Bilderhefte des Deutschen archäologischen Instituts Rom, 1980 [11] Ernst H. Kantorowicz « The « King’s Advent »: And The Enigmatic Panels in the Doors of Santa Sabina » The Art Bulletin Vol. 26, No. 4 (Dec., 1944), pp. 207-231 https://www.jstor.org/stable/3046963 [12] Sur la position prédominante de Pierre et ses exceptions dûes à des causes complexes, voir Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2021 chapitre 6, p 136-37 notamment. [13] Garrucci, Raffaele, 1812-1885 « Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma » (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche XXI https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=gri.ark:/13960/t44r49v81&view=1up&seq=183&skin=2021 [14] Ally Kateusz « Mary and Early Christian Women: Hidden Leadership » https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/978-3-030-11111-3.pdf [15] Jean-Michel Spieser « Le programme iconographique des portes de Sainte-Sabine » , Journal des Savants Année 1991 1-2 pp. 47-81 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1991_num_1_1_1543 [16] Patricia Krupinski (2016) « Synagoga Under Erasure: Ecclesia And Text In Santa Sabina, » Art Journal: Vol. 2016: Iss. 1, Article 9 https://digitalcommons.providence.edu/art_journal/vol2016/iss1/9/ [17] Ally Kateusz « Ascension of Christ or Ascension of Mary? Reconsidering a Popular Early Iconography » 2015, Journal of Early Christian Studies https://www.academia.edu/14189231/Ascension_of_Christ_or_Ascension_of_Mary_Reconsidering_a_Popular_Early_Iconography [18] Stephen Shoemaker « The Ancient Traditions of the Virgin Mary’s Dormition and Assumption » 2003 p 384 [19] P.Maser “Parusie Christi oder Triumph der Gottesmutter. Anmerkungen zu einem Relief der Tür von S. Sabina in Rom”, Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte 77 (1982) [20] Le psautier, avec des commentaires détaillés, est intégralement disponible sur le site de l’Université d’Utrecht https://psalter.library.uu.nl/ [21] Pour une synthèse des différentes hypothèses, voir JEAN-MARIE HOPPE Le décor sculpté sur pierre des monuments chrétiens de l’Espagne visigothique. Représentations anthropomorphes. v. 1 https://www.academia.edu/13235179/Le_d%C3%A9cor_sculpt%C3%A9_sur_pierre_des_monuments_chr%C3%A9tiens_de_lEspagne_visigothique_Repr%C3%A9sentations_anthropomorphes_v_1 [22] http://marcelodelcampo.blogspot.com/2012/09/quintanilla-de-las-vinas-otro-ejemplo.html [23] https://historiadeza.wordpress.com/2015/04/05/monasterio-de-san-pedro-de-ansemil/ [24] Francisco Matarredona Sala « Crismones trinitarios medievales. Un símbolo pétreo genuino de los reinos de Aragón y Navarra Épocas románica y protogótica (siglos XI – XIII) » https://www.academia.edu/20021465/Crismones_trinitarios_medievales._Un_s%25C3%25ADmbolo_p%25C3%25A9treo_genuino_de_los_reinos_de_Arag%25C3%25B3n_y_Navarra_%25C3%2589pocas_rom%25C3%25A1nica_y_protog%25C3%25B3tica_siglos_XI_-_XIII_
Base de données en ligne : http://www.claustro.com/Crismones/Webpages/Catalogo_crismon.htm [25] Avec la numérotation du catalogue de Francisco Matarredona Sala, ces cas sont :
– en Navarre (Lune-Soleil) : Azpa (33) Fot. 26, Beorburu (350) Fot 72, La Oliva à Carcastillo (73), S. Miguel à Ujué (297) fot 75.’
– en Aragon (Soleil-Lune) : Cambrón (64), Ejea de los Caballeros (99) Fot. 46, El Bayo (100) Fot 42, Layana (167) Fot 43, Mallén (132), Puilampa (231) Fot 44.
La seule exception Lune-Soleil est San Juan de los Panetes à Saragosse, mais où le chrisme est clairement de type navarrais. [26] Calvin Kendall « Allegory of the Church » https://books.google.fr/books?id=dV9_kQkUvuQC&pg=PA129 [27] R. Jensen, « Living Water, Images, Symbols, and Settings of Early Christian Baptism » [28] Steven H. Wander « The Cyprus Plates: The Story of David and Goliath » Metropolitan Museum Journal Vol. 8 (1973), pp. 89-104 https://www.jstor.org/stable/1512675 [29] Millard Meiss « Painting in Florence and Siena After the Black Death: The Arts, Religion, and Society in the Mid-fourteenth Century » https://books.google.fr/books?id=QwFMpYG9gdQC&pg=PA44 [30] José María Salvador-González « THE ICONOGRAPHY OF THE CORONATION OF THE VIRGIN IN LATE MEDIEVAL ITALIAN PAINTING. A CASE STUDY » https://www.researchgate.net/publication/305641360_THE_ICONOGRAPHY_OF_THE_CORONATION_OF_THE_VIRGIN_IN_LATE_MEDIEVAL_ITALIAN_PAINTING_A_CASE_STUDY [31] https://www.francebleu.fr/culture/patrimoine/les-mysteres-de-la-cathedrale-de-reims-le-boulet-de-canon-episode-6-1607419930