" Et puis un jour, c'est notre tour, on arrive au bout du rouleau. Plus de vin, plus de bol, plus rien. Fini le crédit chez la logeuse et chez le marchand de vin. Je mets le réveil à 5h30 pour aller me présenter à l'embauche. Mais le réveil déconne ! J'ai essayé de le réparer en raccourcissant le ressort. Vous voulez savoir comment marche un réveil au ressort raccourci ? Plus le ressort est court, plus les aiguilles tournent vite. Maintenant, quand on est crevé à force de baiser pour oublier et qu'on veut se distraire, on regarde le réveil et on essaie de deviner quelle heure il est en fixant l'aiguille des minutes qui trotte, ça nous amuse un moment.
Au bout d'une semaine, on a compris le truc : en douze heures, le réveil tourne de trente heures, et il faut le remonter toutes les sept ou huit heures. En se réveillant, on se creuse la tête.
" Écoute, poupée, c'est pas sorcier, ce réveil marche deux fois et demie plus vite que la normale, fais le calcul.
- Ouais, mais quelle heure était-il la dernière fois qu'on l'a réglé ?
- J'en sais foutre rien, j'étais bourré
- Remonte-le toujours, sinon il va s'arrêter.
- O.K "
Je le remonte, et puis on baise.
Donc, le matin où je voulais chercher de l'embauche, le réveil n'a pas sonné. On a réussi à trouver une bouteille de vin et on l'a bue à petites gorgées. Comme j'avais peur de rater le petit matin suivant, je n'ai pas dormi de la nuit. Puis je me lève, je m'habille et je marche jusqu'à San Pedro Street. Tous les types ont l'air d' attendre quelque chose. Il ya a des tomates qui traînent partout, j'en mange deux ou trois. Un gros camion s'arrête, on demande des types pour la cueillette des tomates. Merde, ça m'embête de laisser Linda, elle peut pas rester seule au lit très longtemps. Tant pis, j'y vais. Tout le monde se met à grimper dans le camion. Je laisse monter les dames, et il y en a de grosses comme j'aime, je monte en dernier, mais un Mexicain costaud, sûrement le contremaître, ferme les portes.
"Désolé, senor, on est complet."
Et le camion part sans moi..."
Charles Bukowski, extrait de "Trois femmes", nouvelle parue dans le recueil "Contes de la folie ordinaire", Éditions Grasset Le Sagittaire, 1977