Au XXe siècle, les relations entre chrétiens et communistes ont oscillé de l’anticléricalisme à la main tendue. Mais, entre la vision d’une nouvelle société terrestre et celle d’un paradis des cieux, de réelles zones de convergence existaient.
«L’amour du prochain que prêchait le christianisme antique, que certains reconnaissent comme la réalisation du communisme, est une des sources d’où découle l’idée des réformes sociales.» Quand il s’agit d’embrasser l’Histoire, Karl Marx a toujours réponse à tout. De fait, le christianisme fut dès son origine une sorte de «religion» des esclaves, des opprimés, des originaux, des exclus et de ceux qui, sensibles à la crise du monde antique, recherchaient une nouvelle façon de vivre. Dès lors, de nombreux communistes du XXe siècle, singulièrement en France, théorisèrent ainsi le rôle potentiellement révolutionnaire du christianisme. Avaient-ils tort?
Nous nous souvenons comment, avec une étonnante audace théorique et pratique, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, dépassa l’anticléricalisme avec son appel «à la main tendue», en 1936. Dans la même logique matricielle, le philosophe et dirigeant communiste Jean Kanapa déclarait, dans les années 1970: «Nous ne parviendrons à construire le socialisme en France que lorsque nous saurons intégrer réellement les données positives de la culture chrétienne à celle du marxisme.» Sur cette base, et parce que beaucoup y virent comme les «fils» d’une même histoire et d’un «patrimoine» de valeurs nullement figées, il existerait toujours un parcours, une expérience spécifique «à la française» par la formation de l’identité nationale, un curieux mélange où cohabiteraient Jeanne d’Arc et son inspiration religieuse, mais aussi la Révolution française et les Lumières, mais aussi la démocratie du peuple et le club des Jacobins, la Commune, les combats ouvriers, etc. Bref, l’improbable rencontre d’une France «fille aînée de l’Église» et d’une France où, plus que partout ailleurs, les luttes de classes sont poussées jusqu’au bout pour ouvrir des voies inédites, spécifiques, originales, vers une société à concevoir et à construire.
Le philosophe André Moine, l’un des artisans du dialogue entre chrétiens et communistes depuis le concile de Vatican II, n’hésitait pas à écrire: «Dans les fondements, les communistes seraient-ils des chrétiens sans le savoir et sans le vouloir? Et les chrétiens fidèles au Christ seraient-ils des communistes sans le savoir et sans le vouloir?» Et il ajoutait, singeant presque Marx: «Le rêve chrétien des premiers siècles d’une société fraternelle et égalitaire ne peut-il pas trouver, dans le socialisme, une certaine incarnation terrestre, laissant à chacun ses motivations propres, son éthique, éventuellement ses espérances dans un au-delà, sa foi ? Tout cela au nom des combats acharnés contre les misères du monde et les injustices, vers l’espérance innée, inaltérable, en un monde meilleur.»
Cette tradition «sociale» mena au combat des générations entières, comme celles de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), organisée sur une base de classe ; sans parler des prêtres-ouvriers liés aux organisations populaires, héritiers d’un Jésus «primitif», fidèles à un Christ «des pauvres» n’admettant pas le triomphe et la richesse d’une Église «établie».
Tout ne date pas de la théologie de la libération ou de Vatican II, quand, enfin, l’Église ne prétendait plus s’imposer sans exclusive au monde mais se déclarait servante de l’humanité, ici sur Terre. À y regarder de près, ne soyons donc pas étonnés des références au Christ ou aux évangiles chez les philosophes et nombre de révolutionnaires, comme du reste dans le domaine de la production, les références se font au droit romain. Rousseau et d’autres philosophes tentent de transformer des idéaux chrétiens en une sorte de religion civile: Dieu se transfère dans la Raison! Comme si les thèmes de la Révolution – liberté, égalité, fraternité –, aux fondements philosophiques, avaient une « reconnaissance » chrétienne dont les sources vont jusqu’aux Écritures. Cité par Jean Jaurès, Robespierre n’assure-t-il pas: «La lumière du Christ n’était que l’aube annonçant la lumière divine de la liberté»? Et dans son «Histoire de la Révolution française», Jaurès observe: «C’est jusqu’au bout le mélange de libre exaltation chrétienne et de ferveur révolutionnaire.»
Friedrich Engels disait: «Comme les autres grands mouvements révolutionnaires, le christianisme est l’œuvre des masses.» Reste-t-il un «chemin» commun entre chrétiens et communistes, ou doit-on désormais conjuguer cette histoire au passé? Comme un symbole, n’oublions pas la figure de Chris Hani, compagnon de Nelson Mandela, martyr du mouvement de libération en Afrique du Sud. Dans le pays de l’apartheid vaincu, il était chrétien et secrétaire général du Parti communiste.
[ARTICLE publié dans l'Humanité Magazine du 22 décembre 2022.]