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La dentelle (2)

Publié le 26 décembre 2022 par Anniecac @AnnieCdeParis

Les conditions de fabrication – A ses origines, la dentelle était l’œuvre de femmes issues de différentes classes sociales, qui confectionnaient chez elles les garnitures de leurs robes de cérémonies. A l’aide des livres de modèles, de grandes dames de l’aristocratie s’adonnèrent aussi à ce nouveau passe-temps ; on sait ainsi que Catherine de Médicis pratiquait les arts de l’aiguille (entre autres le filet) et qu’elle les enseigna à sa belle-fille Marie Stuart, reine d’Ecosse.

Au XVIIème siècle, la demande en dentelle s’accrût considérablement et la confection de ces articles de luxe d’une grande difficulté d’exécution devint un travail de professionnelles. Les religieuses des couvents, secondées d’orphelines et d’autres personnes nécessiteuses, de même que les ouvrières à domicile, travaillaient pour un salaire dépendant de nombreux facteurs : exigences de la mode, rapidité d’adaptation à la vogue nouvelle, degré d’originalité et de complexité du modèle travaillé, concurrence souvent à l’origine de baisses des prix et enfin habilité du commerçant à écouler sa marchandise.

Les manufactures s’organisaient selon deux modes de fonctionnement distincts : d’une part, pendant tout le XVIIIème siècle notamment, la direction répartissait l’ouvrage entre des ouvrières opérant à domicile ; elle ne conservait en atelier que le personnel requis pour les finitions, indispensables pour la réalisation de la dentelle à l’aiguille. Le travail pouvait également être entièrement réalisé dans des locaux fournis par le fabricant, ce qui permettait de regrouper et de surveiller les ouvrières, particulièrement les jeunes apprenties. Au cours du XIXème siècle s’affirma le règne des marchands-fabricants, dont Ernest Lefébure est sans doute le plus célèbre représentant. Sa prestigieuse maison de Bayeux stimula considérablement l’activité dentellière aux fuseaux comme à l’aiguille.

Même lorsque les ouvrières utilisaient des fils d’or et d’argent, ou encore du fil de lin de bonne qualité – qui valait très cher -, le coût du matériel ne constituait qu’une partie du prix de vente du produit fini. Ce dernier était déterminé également par le salaire versé aux employées, la marge de bénéfice prélevée part le commerçant, ainsi que par les taxes, les frais de transport et de douanes.

Il incombait toujours au manufacturier-marchand de faire réaliser les modèles par des dessinateurs professionnels, mais le prix des matériaux était retenu sur le salaire des ouvrières ; on les payait en espèces et l’employeur estimait lui-même la valeur du produit fini. Contrairement aux tisserands et aux brodeurs, les dentellières n’étaient pas réunies en corporation et leurs conditions de vie furent souvent difficiles, notamment à partir de la fin du XVIIIème siècle.

Le marchand assumait les risques financiers face aux mauvais payeurs, aux changements de mode, aux guerres et à l’instabilité politique sous toutes ses formes. Produit de luxe par excellence, la dentelle a toujours été vivement sensible, en effet, aux fluctuations politiques. Ainsi, connut-elle en France de graves revers lorsque l’édit de Nantes, qui assurait la liberté de culte, fut révoqué en 1685, obligeant les huguenots à fuir le pays. La Révolution de 1789 paralysa cette production, synonyme d’élégance aristocratique, mais Napoléon s’attacha plus tard à la faire revivre, encourageant principalement les centres d’Alençon et de Bruxelles. De 1830 à 1870 s’ouvrit à nouveau pour la dentelle une grande ère de prospérité : sous le Second Empire, elle fut très abondamment utilisée. La guerre franco-allemande et la chute de Napoléon III entraînèrent ensuite des changements radicaux dans le domaine de la mode : la disparition des crinolines, par exemple.

La crise la plus sévère éclata avec le succès de la mécanisation. La lutte désespérée qui s’engagea prit dans certaines régions l’aspect de véritables émeutes. En Angleterre, le mouvement ouvrier des Luddites se constitua dans le but de combattre la mécanisation – responsable selon lui du chômage et de la baisse de qualité des produits ; au début du XIXème siècle, il s’en prit directement aux machines textiles, dont celles destinées à la dentelle. Le Parlement réagit en instituant la peine de mort pour destruction de matériel. La modernisation eut pour conséquence d’aggraver considérablement la situation de l’ensemble du secteur artisanal car, dans une ultime tentative pour concurrencer la production mécanique, les salaires furent encore réduits.

Au XIXème siècle, les conditions de vie des dentellières changèrent. Le travail, de plus en plus morcelé et réparti sur des journées de labeur très longues, était essentiellement assuré en atelier et les ouvrières n’en voyaient jamais le résultat final. L’organisation du travail assujettissait totalement les ouvrières à leur patron. Souvent très mal payées, elles connaissaient des conditions de travail pénibles et les problèmes de santé propres à cette profession : dégradation de la vue et déformation de la colonne vertébrale essentiellement.

Evolution de la main-d’oeuvre – Il est difficile d’imaginer à l’heure actuelle l’importance économique que revêtait l’activité dentellière du XVIIème au XIXème siècle. Aujourd’hui, le nombre des employés de Vorarlberg en Autriche, de Saint-Gall en Suisse, de ceux du nord de la France et du centre de l’Angleterre, additionné à celui des ouvriers asiatiques, demeure dérisoire comparé au volume de la main-d’oeuvre d’autrefois. Autour du noyau formé par les ouvrières et les fabricants gravitaient en effet maintes professions indispensables à cette chaîne textile : fournisseurs et industries annexes (filatures, fabricants d’aiguilles, tourneurs de fuseaux), entreprises de finition et de distribution, fabricants de lingerie, marchands de mode et merceries.

En France, le nombre de personnes travaillant dans l’industrie dentellière en 1669 était officiellement de 17 300, mais ce recensement semble très inférieur à la réalité car, quelques années auparavant, on chiffrait à 8 000 les seules dentellières d’Alençon et à 22 000 celles de la région du Havre. Au XVIIIème siècle, ces ouvrières très spécialisées étaient 14 000 autour de Valenciennes, 20 000 dans le pays de Caux, 25 000 sur Dieppe, Arras et Lille et 100 000 en Auvergne. Au milieu du siècle suivant, la France comptait un total de 240 000 dentellières sur une population de 35 millions d’habitants. A la même époque, Friedrich Engels compta 3 546 machines à dentelle en Angleterre ; dix ans plus tard, le nombre de dentellières dans le centre de l’Angleterre avoisinait 18 500. Au milieu du XVIIIème siècle, Bruxelles comptabilisaient 200 marchands et 9 à 10 000 dentellières. Cent ans plus tard, il y avait en Belgique 50 à 60 000 ouvriers ; l’importance économique de la dentelle belge semble avoir dépassé celle de la tapisserie à son apogée.

Le nombre d’ouvriers dentelliers dans le monde fut évalué, vers le milieu du XIXème siècle, à 535 000 ; mais ce chiffre étaient en diminution constante alors que celui des machines augmentait, dans une évolution inexorable.

De nos jours, les 5 000 ouvrières allemandes d’Annaberg constituent un record européen. En 1974, il ne restait que 200 à 300 dentellières en France dans la région du Puy-en-Velay, dont l’âge moyen était de 75 ans. La fabrication manuelle s’effectue principalement aujourd’hui dans les pays asiatiques, qui produisent en abondance des dentelles bon marché. Incapables de concurrencer sur ce terrain leurs collègues orientaux aux salaires très bas, les dentelliers européens se sont spécialisés dans la fabrication artisanale à caractère touristique, ainsi que dans le marché de haut luxe et de l’art. le nombre d’artistes qui travaillent actuellement dans le domaine de la dentelle à l’aiguille ou aux fuseaux est d’ailleurs en augmentation. D’un prix élevé, ces oeuvres sont souvent des pièces uniques, considérées comme des objets d’art et exposées comme tels.

Un apprentissage précoce – Le travail de la dentelle exige une certaine formation qui avait lieu jadis en famille, en apprentissage ou, au XIXème siècle, dans des écoles spécialisées. Dans les régions à tradition dentellière, l’enfant s’initiait à cet artisanat vers sept ans, parfois déjà dès sa cinquième année ; les carreaux ou coussins aux dimensions réduites étaient aussi courants que les modèles miniatures de fers à repasser. L’éducation des fillettes avait souvent pour but principal – voire exclusif – l’apprentissage des techniques de la dentelle aux fuseaux ou à l’aiguille.

Dans les orphelinats administrés par l’Eglise ou par l’Etat, les petits pensionnaires se livraient à cette activité en contrepartie de leur entretien. Le travail des enfants était alors fréquent, notamment dans les manufactures anglaises ; en Suisse également, les plus jeunes – dès six ou sept ans – apportaient une contribution au budget familial en oeuvrant chez eux sur des machines à broder. Comme dans les autres secteurs de l’économie, les conditions de travail occasionnaient diverses maladies et une mortalité précoce.

Au XIXème siècle, l’enseignement tenta de s’organiser pour permettre aux ouvriers des manufactures de rivaliser avec les machines. Des écoles d’Etat se mirent à assurer la formation des professeurs. De nombreux dessinateurs de modèles firent leur entrée dans l’industrie à cette époque. La scolarisation obligatoire jusqu’à douze ans fut, à la fin du siècle, l’un des facteurs du déclin de la production dentellière, au même titre que la mécanisation et le désintérêt général pour une profession difficile et mal rétribuée. L’Etat français se préoccupa au tout début du XXème siècle de stimuler l’enseignement dentellier, en particulier en Normandie et en Auvergne, mais il ne put empêcher le coup de grâce porté à la dentelle par la première guerre mondiale.

Un certain nombre d’écoles ont survécu à toutes ces vicissitudes, notamment à Alençon, Valenciennes, Bailleul et au Puy, où s’est ouvert en 1976 le Conservatoire national de la dentelle du Puy, rattaché aux manufactures d’Etat. En Belgique et en Angleterre, des structures ont été mises en place pour sauvegarder l’enseignement de la dentelle. L’intérêt du public pour cet artisanat se fait plus marqué depuis les années 1970, comme l’indique, dans les régions dentellières, le succès de nombreux cours du soir et des stages, souvent prévus pendant les périodes de vacances.

Dentelle et culture – En Occident, la dentelle n’a pas seulement joué un rôle dans le domaine économique et dans celui plus frivole de la mode. Elle fait partie de notre héritage culturel et a exercé sur les arts une influence non négligeable.

C’est à la peinture tout d’abord que nous devons une grande partie de nos connaissances sur la dentelle. Il est fascinant d’étudier par exemple les portraits de la reine Elisabeth Ier d’Angleterre, qui tenait à ce que les pierres précieuses, les broderies et les dentelles ornant ses costumes fussent représentées de manière réaliste. Les sculpteurs ont su, également, et avec un talent extrême, exprimer dans des matériaux rigides la finesse et la légèreté des dentelles garnissant les costumes de leurs modèles.

Dans le domaine musical, la dentelle a inspiré des compositeurs aussi différents que Johann Strauss (Le Mouchoir de dentelle de la Reine) et Henry Purcell. La littérature n’est pas restée insensible non plus aux charmes de ces ouvrages délicats. Ainsi, Shakespeare (1564-1616), qui était originaire du centre de l’Angleterre, était-il à même de les connaître et de les apprécier. Protestant contre l’interdiction proférée par Louis XIV d’importer des dentelles étrangères, Mademoiselle de La Trousse rédigea un pamphlet intitulé Révolte des passements, dans lequel elle décrivit les dentelles de son époque. Outre-Rhin, Louise Otto-Peters (1819-1895) conduisit à la plume un combat acharné pour la défense des misérables dentellières d’Erzgebirge, mais c’est sans doute son compatriote Rainer Maria Rilke (1875-1926) qui sut avec la plus grande sensibilité capter sur le papier la nature aérienne de l’oeuvre de dentelle.

Innombrables furent aussi les témoignages anonymes des chansons de dentellières de tous les pays. Ces compositions, souvent chantées sur le rythme du croisement des fuseaux, évoquaient le saint patron local : saint Nicolas à Lille, saint Louis à Arras, saint François-Régis en Auvergne, sainte Anne à Bruges.

Cette production fut également marquée par l’instauration de fêtes liées à l’activité dentellière ; on célébrait les saints patrons, ainsi que la limite des périodes où la chandelle était indispensable. Bien peu d’entre elles sont parvenues jusqu’à nous.

Les services postaux de nombreux pays, enfin, représentent parfois sur leurs timbres des vêtements ou des personnages historiques vêtus de dentelles, ou bien célèbrent directement leur gloire, à l’imagine de la très fameuse dentellière de Vermeer.

Source : « Autour du fil, l’encyclopédie des arts textiles », Editions Bonnier, Paris, 1989, volume 8.


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