Je ressens aujourd'hui la nécessité de relater l'aventure de ma création poétique, cette longue route par laquelle, contre marées et vents, j'ai rejoint le chant français.
Le premier jalon de cette route est, pour un concours, une prose poétique que François Cheng rédige en chinois à la fin de 1944, à quinze ans, et qu'il consacre à L'eau.
En 1948, il part pour Paris, seul avec son père, qui doit y assister à une conférence internationale, sans connaître un traître mot de français, pas même "bonjour" ni "merci".
Ce bachelier chinois, voyageur sans grand bagage linguistique, nourrit pourtant la folle ambition de se consacrer à la création littéraire et pas dans n'importe quelle langue:
À mesure que l'idée d'exil s'impose en moi, s'impose l'évidence: la terre française sera ma terre; la langue française sera ma langue.
Il lit avec une avidité, qui s'apparente à de la gloutonnerie, de grands écrivains français mais aussi des écrivains secondaires, et, bien sûr, des poètes français, petits et grands:
L'important est que s'offrent à moi les mots, dans leur vivante plasticité, chargée d'une sonorité, d'un parfum, d'une saveur inconnus, magiques.
Accompagnant un étudiant chinois qui doit lui remettre une missive de son traducteur et un sceau gravé, il rencontre Gide dont, adolescent, il a dévoré tous les livres en chinois.
En poésie, il suit la voie orphique tracée par Rilke, qui prône une vision de la vie dans son entièreté, c'est-à-dire y compris la mort, et se met de toute [son] âme dans sa continuité.
Tout au long de sa vie, il fait nombre de rencontres extérieures, mais il se rend compte très vite qu'elles ne le mèneront à rien tant qu'il ne maîtrisera pas vraiment le français.
Qui plus est, il n'a aucun diplôme, ce qui est rédhibitoire: En France, rien ne marche sans diplôme, lui dit Gaston Berger qui le prend néanmoins volontiers sous son aile.
En raison de son passé calamiteux, il comprend que seules des rencontres d'être à être lui permettront de se frayer un chemin dans l'existence et met en pratique le précepte.
Dans les années 1980, il entre résolument dans la création poétique en français, reconnaissant envers ceux qui en ont bouleversé le contenu puis la forme au XIXe, au début du XXe.
Venu d'un très vieux pays, où l'on sait que notre verbe nous permet de fonder nos sociétés humaines et, au-delà, de nous relier au divin, il rend cet hommage d'autant plus précieux:
Par la rigueur de sa structure ou son souci de style, le français incarne toujours une exigence éveillée de l'esprit. Ce dernier trouve en lui son meilleur refuge.
Il ajoute avec une grande lucidité:
Une menace pour la langue française ne pourrait venir que des Français eux-mêmes. La langue évoluera, il dépend d'eux que ce ne soit pas dans le sens d'un avachissement.
Francis Richard
Une longue route pour m'unir au chant français, François Cheng, 252 pages, Albin Michel
Livres précédents chez Albin Michel:
Assise-Une rencontre inattendue (2014)
De l'âme (2016)
Livre précédent chez Gallimard:
Enfin le royaume (2018)