" C'était l'une de ces journées de galère. Nous avons remonté en bateau l'estuaire d'un grand lac sur une petite dizaine de kilomètres, mais la pêche était si mauvaise que nous somme allés à terre, avant de gravir une haute crête délicieusement sauvage. Le problème, c'est que depuis cette crête nous avons vu une énorme ligne de nuages très noirs arriver de l'ouest avec la pluie. Et lorsque nous somme retournés au bateau, Uncas a dit : "On a même les couilles trempées."
Les sandwichs aussi - capicola, provolone, mortadelle - étaient trempés, mais les deux bouteilles de côtes-du-rhône n'avaient pas souffert. Debout sous un arbre, nous les avons vidées toutes les deux avant de retourner vers le bateau échoué sur la rive, dans un vent violent et par une température qui avait brusquement chuté de 21 à 4°C
Il est lassant d'entendre rabâcher que peu importe de rentrer bredouille, c'est l'expérience qui compte. Bon, d'accord, l'expérience compte et nous jouissons spirituellement de ce contact intime avec la terre, mais c'est quand même vachement mieux d'attraper de la poiscaille que de ne rien rapporter du tout. On ne peut pas faire frire une rêverie, et comme mes grands-parents, mon père et mes oncles avant moi j'adore faire frire du poisson dans un chalet. Je pense même que parfois on atteint une palette d'émotions que l'on partage intimement avec nos ancêtres encore plus éloignés.
J'ai sans doute remis à l'eau quatre-vingt-dix-neuf pour cent des poissons que j'ai attrapés dans ma vie d'adulte. Je ne dis pas "remis à l'eau sans avoir souffert", car la lutte d'un être vivant pour ne pas mourir le fait inévitablement souffrir. Sur ce sujet, nous devrions éviter de nous prendre pour des parangons de vertu. Car l'affaire est entendue : pour la survie de l'espèce, la torture est moins nocive que le meurtre. Un vieil adage veut que le prédateur ménage sa proie. "Attraper et relâcher" est raisonnable, un adjectif qu'il ne faut pas confondre avec vertueux. "Je t'ai salement dérouillé, mais je t'ai pas tué ", voilà une formule que le poisson ne comprend pas pleinement. C'est un sport sanglant : si vous tenez à faire un sport politiquement correct, et bien, remettez-vous au golf. Le fait de déguster parfois quelques truites sauvages vous rappellera utilement que ce ne sont pas des jouets mis dans la rivière pour vous permettre d'utiliser votre luxueux équipement
Jim Harrison, extrait de " La recherche de l'authentique", Éditions Flammarion, 2021. Du même auteur, dans Le Lecturamak :