Bien avant les jérémiades des auteurs contemporains français qui se répandent dans des récits de l’auto-fiction confondants de bêtise, de nombrilisme et d’atteinte à la littérature, sous la bénédiction des journaux branchés et collabos dont les chroniqueurs sous valium vantent les mérites, de l’autre côté de l’Atlantique, encore une fois, l’Amérique nous donnait une leçon. Nous sommes à la fin des années 20, juste avant la terrible année du krach boursier qui allait précipiter l’économie du monde dans le chaos, quelques années avant l’année 1933 dont John Fante, en son temps, allait donner sa vision littéraire dans un toujours très bon roman éponyme (1933 was a bad year) – oui je sais, je déconne complet dès qu’il s’agit de Fante, je n’ai plus de libre arbitre. Mais il y a des auteurs à qui je passe tout : Fante, Harrison, et maintenant Wolfe.
Or donc, dans les bureaux des éditions Scribner, l’éditeur Maxwell Perkins qui allait rester dans les annales pour avoir contribué à la découverte d’Hemingway et de Fitzgerald, se penche sur le manuscrit tentaculaire d’un inconnu originaire de Caroline, un certain Thomas Wolfe, géant par la taille et par le talent – mais cela, il ne le sait pas encore notre bon vieux éditeur. Perkins découvre le manuscrit torrentiel de « Look Homeward, Angel », premier volet de ce qui n’est pas encore un cycle autobiographique romancé de quatre volumes que Thomas Wolfe, titan de la littérature américaine, aura le temps d’écrire avant de mourir prématurément. Mais cela non plus, Perkins ne le sait pas encore. Ce que l’éditeur sait, en revanche, c’est qu’il tient dans les mains un manuscrit qui possède quelque chose de plus que les autres, quelque chose de différent. Les autres maisons d’édition de New-York n’en ont pas voulu mais Perkins va accepter d’éditer ce roman fleuve malgré les centaines de pages en trop, les paragraphes agités et sauvages comme des cours d’eau qu’aucun barrage ne peut retenir. Parce qu’il est comme ça Wolfe, un hyper actif de l’écriture, un fou littéraire comme il en nait trop peu ou comme il nous en arrive trop peu, la faute aux Fourches Caudines du marché de l’édition, formaté, petit esprit, rabougri sur ses convictions, refusant la folie sauf quand elle est vulgaire ou politisée.
Wolfe porte bien son nom. C’est un être solitaire dont le hurlement retentit dans la nuit depuis 1929. Bientôt un siècle que Scribner a publié « Look Homeward, Angel » et pourtant son auteur reste inconnu de la plupart des lecteurs du monde qui, en revanche, sont abreuvés d’écrivaillons minables et arides comme des déserts mazoutés. Au moment où on honore du prix Nobel de littérature une représentante de l’auto-fiction dans ce que ce genre a de plus mauvais, de plus anti-littéraire et de plus sec, il est bon de se rappeler que Wolfe, en son temps, donnait au récit autobiographique ses lettres de noblesse. Voilà que de l’autre côté de l’océan, à côté de Melville et de Faulkner qui publie en cette même année 1929 « le bruit et la fureur », une autre étoile dingue et folle illumine le ciel de la littérature américaine.
Thomas Wolfe écrit comme Motorhead jouait du rock and roll : fort, très fort. Et Wolfe, comme Lemmy, était un punk sans école, avant-gardiste et dément. Un punk avant même la création du mot, avant même la conception du genre. Malgré ses défauts, ses dialogues parfois à peine passables, ses exclamations sentimentales parfois niaises, Wolfe est un auteur de l’excès et ses phrases possèdent ce que des milliers d’écrivaillons minables ne parviendront jamais à produire : des tripes et du volume, du charisme et de la personnalité et cette musique qui nous charme l'oeil, voire l'oreille pour peu qu'on les lise à haute voix. Peu importe ce que Wolfe nous raconte dans les aventures de la famille Gant, ses mots nous touchent dans ce que nous avons de plus intime et de plus profond, il plonge sa rame dans le lac de nos tripes et il nous attrape pour nous embarquer avec lui. Peu importe l’épaisseur de l’ouvrage (la version poche éditée dans les années 1980 tutoie les mille pages), les phrases coulent comme une musique familière qui nous rappelle la fragilité et le miracle de la langue, celle que parlent les grands noms de la littérature, celle qui nous émeut et nous transporte, celle qui nous fait nous sentir vivant et nous donne envie de pousser la porte d’une librairie en espérant trouver un autre miracle. Cela tombe bien puisqu’en janvier 2023, va paraitre aux éditions Bartillat une nouvelle édition de « Of time and the river » le deuxième roman de Wolfe publié en 1935 et dont la dernière adaptation française date de 1984… Achat obligatoire pour soutenir l'initiative et lecture obligatoire pour lire de la bonne et véritable littérature. Nous en avons plus que jamais besoin en ces temps d'obscurantisme pédant où n'importe quel crétin analphabète et déraciné peut vendre sa dysenterie textuelle aux maisons de la rive gauche qui s'en feront des gorges chaudes, relayées par d'autres sombres ayatollah du mauvais goût sévissant dans les pages littéraires des Inrocks ou de Télérama. Fuck the System, lisez Wolfe !