L'émission "Affaires sensibles", diffusée sur France 2 ce mercredi 7 décembre 2022 (et présentée par Fabrice Drouelle), a passé un documentaire intitulé "" Dans une situation où les tensions s'exaspèrent, le cynisme et les calculs politiciens décrédibilisent la parole politique et la puissance publique. Quand l'État devient à ce point incohérent, la société se morcelle et le débat tourne à la confusion. " (Jean-Pierre Le Goff, le 24 octobre 2013, "Le Monde").
Dans la fureur de l'actualité, certains événements prennent le dessus sur d'autres, agitant le bocal médiatique et politique pendant quelques jours, puis, la tension baisse et le sujet tombe dans les oubliettes de l'histoire. Pourtant, souvent, il y a des suites. C'est le cas de l'adolescente Leonarda. Enfin, ancienne adolescente. Elle avait 15 ans en octobre 2013. Elle a maintenant 24 ans.
Leonarda, l'adolescente qui a défié le Président". Sa réalisatrice Marine Haah a rencontré longuement Leonarda qui vit désormais en Croatie.
Rappelons très succinctement les faits et la polémique. Leonarda fait partie d'une famille de six enfants, arrivée en France quatre ans auparavant. On a refusé à ses parents le 19 juin 2013 un titre de séjour en France. Sous le coup d'une mesure d'expulsion, la famille est assignée à résidence depuis le 22 août 2013 dans le Doubs. Elle habite à Levier. Le père a déjà été expulsé auparavant, au Kosovo, le 21 août 2013, après un séjour au centre de rétention administrative de Geispolsheim, dans le Bas-Rhin.
Le mercredi 9 octobre 2013, la police a interpellé tôt le matin la famille dans sa résidence. Mais il manquait un enfant, Leonarda, élève du collège André-Malraux de Pontarlier, qui était partie tôt en car scolaire pour une sortie scolaire à Sochaux. Le car s'est finalement arrêté dans un collège à proximité et Leonarda a été récupérée par la police, venue après le car sur place, discrètement, à l'abri de la vue de ses camarades. Tout s'est fait sans violence, mais son interpellation a traumatisé l'adolescente (qui en cauchemarde encore aujourd'hui) car elle s'était demandé ce qu'elle avait fait de mal.
La famille réunie fut alors conduite à Lyon où un avion les attendait en fin de matinée pour le Kosovo. Une expulsion qui a été menée sans violence malgré la présence d'un comité de soutien à la famille. Considérée comme sensible car il y avait des enfants, cette expulsion a été décidée et supervisée par le préfet du Doubs avec son secrétaire général.
Le premier problème a été que la famille ne provenait pas du Kosovo sauf le père qui y est né et qui a évoqué cette origine seulement pour obtenir plus facilement l'asile en France, après avoir demandé l'asile en Italie : " J'ai brûlé mon permis de séjour en Italie et celui de ma femme. J'avais demandé la nationalité italienne pour mes enfants, mais on m'a répondu qu'il fallait attendre qu'ils aient 18 ans. ". Leonarda, comme sa mère et ses frères et sœurs, sont nés en Italie et n'ont jamais connu le Kosovo !
Comme souvent dans le cas d'enfants scolarisés expulsés, les enseignants ont protesté, ont fait des lettres ouvertes, des pétitions. En effet, les enseignants qui ont eu Leonarda comme élève ont tenté de l'insérer au mieux, de l'aider au mieux et tout ce travail (long et délicat) a été réduit à néant par son inutilité en raison de son expulsion (elle vivait en France depuis quatre ans).
Les turbulences du droit de vote des étrangers.
Ce fut le 14 octobre 2013 que la polémique s'est développée, à l'occasion d'un article sur un blog de Mediapart. Très vite, la situation s'est enflammée, chez les lycéens et les étudiants, scandalisés par l'interpellation dans un cadre scolaire, supposé devant les camarades de classe (ce qui n'était pas exact). Le 17 octobre 2013, à l'appel du syndicat lycéen FIDL, vingt-quatre lycées étaient bloqués, le 18 octobre 2013, une cinquantaine de lycées étaient bloqués. Le Ministre de l'Intérieur Manuel Valls était mis en cause, alors qu'il était en déplacement pour un voyage long aux Antilles qu'il a dû raccourcir pour revenir en catastrophe le 18 octobre 2013 et y lire le rapport de l'inspection générale de l'administration sur les conditions d'éloignement de Leonarda.
Ce rapport, instruit et rédigé en deux jours, a conclu que tout avait été fait selon la réglementation en vigueur et qu'aucune contrainte physique n'a eu lieu, mais que les forces de l'ordre ont manqué de discernement en opérant en temps scolaire et a recommandé de " proscrire plus explicitement toute intervention dans les espaces et le temps scolaires et périscolaires ". Il a rappelé aussi que le séjour a été refusé par les autorités françaises par le manque de bonne volonté d'intégration de la famille, en particulier du père mais aussi de Leonarda, qui ont posé plusieurs soucis aux autorités italiennes, puisqu'ils venaient d'Italie. En particulier, le père refusait la scolarisation de ses enfants en bas âge afin de les amener mendier dans les rues. De plus, il aurait été violent sur deux de ses enfants, dont Leonarda (qui aurait démenti ce fait).
La polémique a enflé sur le plan politique. Une certaine gauche était indignée et considérait que la politique de François Hollande était similaire à celle de Nicolas Sarkozy sur l'immigration (ce qui était en partie vraie). Parfois, les réactions ont été très violentes et complètement disproportionnées, au point d'insulter les victimes de la Shoah. Ainsi, la sénatrice écologiste Esther Benbassa a manqué de se taire en balançant : " Moi qui pensais que la France n'avait pas perdu la mémoire de sa sombre histoire, j'étais loin d'imaginer qu'en 2013, en tant que parlementaire, élue du peuple, je serais témoin d'une rafle. " (17 octobre 2013).
Mais c'était aussi sur fond de profondes divisions politiques au sein même du gouvernement, avec un Ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, qui prônait la fermeté et qui voulait Matignon, face à Premier Ministre Jean-Marc Ayrault sans colonne vertébrale et un Ministre de l'Éducation nationale Vincent Peillon électron libre, qui, tous les deux, se révoltaient d'une expulsion en milieu scolaire (notez bien que pour eux, c'étaient les conditions de l'interpellation qui étaient en cause et pas la nature même de l'expulsion).
Tout a pris des proportions démesurées. Manuel Valls n'était bien sûr pas au courant de l'expulsion de Leonarda, c'était de la responsabilité du préfet du Doubs. Même s'il voulait se montrer ferme, aucun des ministres n'était impliqué dans cette affaire mais chacun voulait y montrait ses convictions. Le plus troublant, évidemment, a été le comportement du Président de la République François Hollande. Lui n'a jamais été à l'aise avec les problèmes de société, et j'aurais tendance à dire qu'il est "sans morale", c'est-à-dire, "amoral", pas "immoral", en clair, qu'il n'a jamais senti ce qui était de l'ordre moral ou pas (il est toujours resté sur un registre très politique pour ne pas dire politicien : que disent les sondages ? qu'en pensent mes amis ? etc.). On l'observa également plus tard, avec la déchéance de la nationalité.
Or, voici que François Hollande a convoqué Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls et Vincent Peillon, trois parmi les plus influents ministres du gouvernement, à son bureau de l'Élysée le samedi 19 octobre 2013, pour une affaire de sous-préfet ! À l'évidence, malgré un an et demi d'ancienneté, François Hollande ne s'était encore pas coulé dans ses fonctions de Président de la République. Il fallait une réaction du gouvernement, et refusant de laisser l'un ou l'autre ministre s'exprimer sur le sujet, afin de ne pas trancher, de ne pas donner raison à l'un ni désavouer l'autre, il a décidé de communiquer lui-même, et dans la forme la plus stupide et la plus inappropriée, une allocution télévisée en direct le samedi en milieu de journée.
Dans son allocution, à la surprise de tous, il a proposé à Leonarda de l'accueillir en France... mais seule, sans sa famille ! Ses mots exacts : " Si elle le demande, un accueil lui sera réservé, et à elle seule. ". Parallèlement, une équipe de BFMTV était sur place, à Mitrovica, au Kosovo, qui a filmé Leonarda et la famille en train d'écouter l'allocution de François Hollande. La réaction de Leonarda, en direct, a été de refuser la proposition, considérant (avec raison) qu'elle ne pouvait pas revenir en France seule, à 15 ans, sans sa famille, ni ses frères et sœurs à scolariser. Et en ajoutant qu'il n'avait pas de cœur et qu'elle n'était pas un chien !
François Hollande s'est pris ainsi un râteau en direct et cette affaire a plombé, jusqu'à la fin, son quinquennat, mettant en lumière son indécision, son incompétence, son manque d'autorité, et surtout, son "amoralisme". Non seulement l'ancien Président a été la risée de tout le monde en France, mais aussi des médias étrangers, à l'instar de la Deutsche Welle qui dénonçait le 22 octobre 2013 cette " décision qui choque tout le monde et ne satisfait personne ".
Il faut noter que ce qui a été principalement reproché à François Hollande fut sa communication présidentielle désastreuse, se faire répondre par une adolescente expulsée pour sa situation irrégulière (dont elle n'était bien sûr pas responsable, à cause de ses parents) ; cela valait largement la tirade "casse-toi-pauvr-con" tant moquée de son prédécesseur adressée à un agriculteur hostile au Salon de l'Agriculture.
À part quelques bonnes âmes, on a moins critiqué ce qui était l'absolue scandale moral de vouloir accueillir une adolescente de 15 ans sans sa famille ! Rappelons que les forces de l'ordre qui étaient chargées d'interpeller et d'expulser la famille avaient pour consigne de le faire la famille unie et l'absence de Leonarda au domicile faisait que l'opération risquait d'être remise à un autre jour pour ne pas séparer l'un des enfants à la famille. François Hollande, allègrement, violait ce principe élémentaire de ne pas séparer la famille. Pourtant, il est le père de quatre enfants, il n'a pas dû s'en occuper beaucoup pour sortir une telle ineptie. Je n'ai d'ailleurs jamais entendu la réaction de Ségolène Royal.
Et c'était aussi un scandale juridique, alors que le Président de la République est le magistrat suprême et le garant de notre État de droit, puisque l'article 9 de la Convention internationale des droits de l'enfant, ratifiée par la France, précise : " Les États parties veillent à ce que l'enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré. ".
Parmi les critiques les plus dures, on peut retenir celle du sociologue Jean-Pierre Le Goff, publiée le 24 octobre 2013 dans "Le Monde" : " Ce qu'on appelle l'affaire Leonarda a fait apparaître une nouvelle fois l'opposition qui existe depuis longtemps entre une gauche politique et sociale et un gauchisme sociétal qui s'est approprié le magistère de la morale. Ce dernier accentue la coupure de la gauche avec les couches populaires et mine sa crédibilité. En refusant de rompre clairement avec ce courant, la gauche au pouvoir récolte les fruits amers de ce qu'elle a semé. Des représentants du gauchisme sociétal appellent les lycéens à reprendre la lutte, multiplient les leçons de morale envers le gouvernement et un peuple considéré comme des "beaufs" fascisants. Par un paradoxe historique et la grâce électorale du parti socialiste, certains, toujours prompts à jouer la société contre l'État, à considérer l'idée de nation comme xénophobe et ringarde, se retrouvent ministres et représentants de la nation. De nouveaux moralistes au pouvoir entendent éradiquer les mauvaises pensées et comportements en changeant les mentalités par la loi. Ils sont relayés par des militants et des associations qui pratiquent la délation, le lynchage médiatique et multiplient les plaintes en justice. La France vit dans un climat délétère où l'on n'en finit pas de remettre en scène les schémas du passé : "lutter contre le fascisme" toujours renaissant, "faire payer les riches" en se présentant comme les porte-parole attitrés des pauvres, des exclus et des opprimés de tous les pays du monde, en développant un chantage sentimental et victimaire contre la raison. ".
Et que devient aujourd'hui cette ancienne adolescente ? Leonarda ne parle plus le français par manque de pratique. Elle vit de petits boulots dans l'hôtellerie et habite en Croatie, mariée depuis cinq ans avec un Croate. Elle regrette de ne pas avoir continué ses études en France alors qu'elle aurait voulu être avocate (après son expulsion, elle n'a plus suivi d'études). Elle a montré à Marine Haag son passeport croate et ne désespère pas retourner en France.
Elle en aura bientôt la possibilité légale puisque les ministres de l'intérieur de l'Union Européenne ont effectivement donné ce jeudi 8 décembre 2022 leur quitus pour autoriser la Croatie, membre de l'Union Européenne depuis le 1er juillet 2013, à entrer le 1 er janvier 2023 dans l'Espace de Schengen (ce qui n'a pas été le cas pour la Bulgarie et la Roumanie à cause du veto autrichien). Cela signifiera que la désormais Croate Leonarda pourra se déplacer comme elle le voudra en Europe, en particulier en France où elle ne sera plus en situation irrégulière. La Croatie, par ailleurs, entrera dans la zone euro ce même 1 er janvier 2023.
Quant à François Hollande, il n'a plus jamais voulu reparler de cette triste affaire, même avec ses plus proches amis, et celle-ci a pris une part non négligeable dans sa réflexion lorsqu'il a décidé de ne pas solliciter le renouvellement de son mandat.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 décembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Leonarda, expulsée sous François Hollande, va retourner en France !
L'Ocean Viking et la défense de la patrie.
François Hollande : si j'étais Président...
Jusqu'où descendra-t-il ?
Leonarda : la lepénisation de François Hollande.
Rapport du 18 octobre 2013 sur l'expulsion de Leonarda (à télécharger).
La dignité humaine n'est pas une variable d'ajustement.
Le Kosovo a bon dos.
Le jugement de Salomon.
Message de Benoît XVI pour la journée mondiale des migrants et des réfugiés (12 octobre 2012).
Koztoujours sur Leonarda (18 octobre 2013).
Dominique Quinio sur Leonarda ("La Croix" du 16 octobre 2013).
Le candidat François Hollande et les "Roms" (27 mars 2012).
Les valeurs de la République à Grenoble (30 juillet 2010).
Hollande et Sarkozy, même combat (23 avril 2012).
Le syndrome bleu marine.
Lampedusa (3 octobre 2013).
La gauche dans le piège (Gérard Grunberg le 22 octobre 2013).
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221207-leonarda.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/leonarda-expulsee-sous-francois-245402
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/12/07/39737634.html