La société des abeilles est bien plus ancienne et évoluée que celle des hommes. Qui sait par quels stades elle a passé pour en arriver à cette organisation si parfaite de la vie et du travail? Qui sait si une des conditions de cet état de perfection ne fut pas la mise hors-jeu, méthodiquement voulue et opérée, des mâles trublions.
Jeanne Bornand écrit ces lignes dans son journal, pour elle seule. À les lire le lecteur pourrait croire qu'elle a une piètre et définitive opinion des hommes. C'est un peu plus compliqué que ça.
Le fait est qu'elle croit ne plus aimer son mari, Philippe, et qu'elle apprécie justement de se retrouver seule, afin justement de ne pas l'être. Car, au fond, quand il s'absente, elle se retrouve.
Comme beaucoup de femmes, à son époque, et à la nôtre, elle travaille tout le jour. Une fois rentrée à la maison comme lui, elle prépare le repas tandis que lui commence à se détendre.
Comme d'autres femmes, ce qu'elle n'aime pas, ce n'est pas le travail, mais l'injustice: cela la révolte de n'avoir jamais de moments de loisirs, et cela à cause de lui qui se dit plus fort...
Pourtant, elle préfère les travaux du ménage à ceux du bureau. Cela ne la rend pas joyeuse d'avoir tapé une page sans faute à la machine à écrire. Ce n'est après tout qu'une page sans faute:
Tandis que si j'ai nettoyé les vitres, que toute la chambre en est illuminée, je me sens satisfaite, contente...
Jeanne n'a pas eu de bébé et - c'est là le seul point où elle et Philippe sont du même avis - elle n'en aura sûrement jamais: Je n'admire pas assez la race humaine pour vouloir la perpétuer...
Ce qu'elle cherchait dans le mariage, ce n'était pas de fonder une famille, mais de trouver l'amour. Or mariage et amour s'avèrent incompatibles. Pour l'amour, elle s'intéresse aux autres hommes:
En dehors de l'amour, c'est à peine si je vois les hommes. C'est comme s'ils n'existaient tous qu'en fonction des relations amoureuses qui pourraient ou non nous rapprocher de l'un d'eux un jour ou l'autre.
Finalement, se rapprocher de l'un d'eux ne peut se faire qu'en rêve. Le rêve est en effet le seul chemin pour accéder au ravissement, qu'elle est bien incapable d'atteindre dans la réalité:
Car il n'est d'amour que rêvé.
Francis Richard
La Paix des ruches, Alice Rivaz, 144 pages, Zoé (première édition: en 1947)
Livre de la même auteure:
Sans alcool et autres nouvelles (première édition: en 1961)