Histoire de la broderie, partie 2

Publié le 02 décembre 2022 par Anniecac @AnnieCdeParis

La dynamique de la broderie – Ce procédé allait, dès lors, présenter deux aspects – l’un byzantin, l’autre sassanide, c’est-à-dire perse – aux Européens qui le découvrirent par le cheminement des croisades. La broderie des pays du Moyen-Orient avait pris une avance extraordinaire sur celle des pays du Nord. Les motifs sassanides les plus fréquent étaient les suivants : lignes tangentes ou isolées, motifs répétés et disposés en semis, roues, médaillons, carrés, losanges, hexagones et octogones, ainsi que les animaux tels que griffons, oiseaux, aigles, lions et éléphants. Parfois, un texte sacré, en lettres coufiques ou en cursives souples et déliées, constituait la seule décoration.

La religion manichéiste pratiquée en Perse reposait sur la coexistence des forces opposées du bien et du mal. Ainsi, les animaux qui s’affrontent expriment-ils les principes de la dualité et de la complémentarité. Un autre élément prépondérant était l’arbre de vie ou hôm, l’un des symboles de la religion de Zoroastre, le mazdéisme, dont dérive le manichéisme. Les tissus brodés mettaient ainsi en scène des guerriers et des chasseurs à cheval. De nombreux auteurs arabes ont montré à quel point les modes sassanide et byzantine rivalisèrent, s’imitant et s’influençant réciproquement. Triomphant finalement de cette concurrence, Byzance devint le haut lieu de l’art textile.

Depuis longtemps, les étoffes de soie arrivaient de Chine. Le voisinage des contrées centrales de l’Asie, les communications par caravanes donnaient à la Perse le moyen d’exercer un monopole, dont Byzance ne se libéra qu’au VIème siècle. A cette époque, la culture du ver à soie s’y développa, au point d’en faire le centre d’une véritable civilisation textile. Une légende prétend que deux moines auraient rapporté de Kohtan (centre du bouddhisme dans le bassin du Tarim, en Chine) des graines de mûrier dans des bâtons creux.

La représentation de Justinien et Théodora avec leur cour, sur les mosaïques de la basilique Saint-Vital de Ravenne, prouve la diversité des étoffes, dont les décors étaient obtenus par les techniques du tissage façonné et de la broderie. Les suivantes de l’impératrice sont vêtues de robes d’or semées de fleurs ou de grands médaillons ; le manteau de Théodora est orné d’une bordure qui figure l’adoration des mages, se détachant en or sur un fond pourpre. On trouve souvent de telles parures dans la représentation de scènes du Nouveau Testament ; un évêque de l’époque s’est indigné au spectacle de ces « orgueilleux qui portent l’Evangile sur leur manteau au lieu de le porter dans leur coeur ».

Les invasions musulmanes successives contribuèrent à répandre en Europe les pratiques orientales du tissage et de la broderie, d’abord en Espagne, quand les arabes – dénommés aussi Sarrasins ou Maures – envahirent le pays, en 711. Leur influence ne tarda pas à se manifester, si bien qu’au IXème siècle, les étoffes espagnoles étaient déjà célèbres et le commerce des textiles et des broderies très développé entre l’Espagne et l’Italie. Des artisans venus de Perse contribuèrent au succès des tissus ornementés réalisés en Andalousie, notamment à Almeria, où fut brodée en 1116, dans l’un des huit cents ateliers de la ville, la chasuble de Sir Thomas Beckett ; ce bel exemple de broderie espagnole d’influence musulmane représente des scènes de la vie de cour : éléphants, aigles, gazelles au milieu de princes et de dames…

L’autre pôle d’attraction de l’histoire de la broderie à cette époque se situa en Sicile. Envahie d’abord par les Sarrasins (IXème siècle) puis par les Normands, elle fut le creuset de ces deux influences. Les premiers importèrent l’industrie des tissus, que le roi normand Roger II encouragea plus tard à Palerme. En 1145, lors d’une expédition en Grèce, il ramena prisonniers d’habiles brodeurs ainsi que des tisserands de Corinthe et d’Argos, afin qu’ils se fixent en Sicile. Les draps sarrasins entaillés, formés de deux étoffes de couleurs différentes découpées et cousues, jouissaient d’une grande réputation. Depuis l’invasion arabe, la Sicile fournissait l’Europe en tissus de soie. La conquête de l’île par les Normands et la formation du royaume de Sicile favorisèrent le commerce des précieuses étoffes, particulièrement appréciées par la noblesse ; elle en avait acquis le goût durant les croisades, et possédait de somptueux tissus importés de l’Empire byzantin et des ateliers du Proche-Orient.

Un exemple typique du travail des ateliers siciliens, d’où provenaient les « tissus palermitains », est un manteau de sacre du Saint Empire roman germanique, datant de 1133-1134 et conservé à Vienne. Ce vêtement semi-circulaire montre deux lions adossés, terrassant chacun un dromadaire. Sans doute destiné au roi Roger II, ce manteau fit partie, par la suite, des ornements de couronnement des rois et des empereurs allemands.

Ces ateliers connurent leur plus grande activité au cours du XIIIème siècle. Les artistes angevins, qui s’installèrent dans l’île à la suite de Charles d’Anjou, après 1266, introduisirent dans l’ornementation des tissus un style français qui s’imposa en Europe : dessins de feuilles de vigne au milieu d’animaux fantastiques, lys royal fleurissant parmi des motifs musulmans…

Les « vêpres siciliennes » (1282) – ainsi appelées parce que les cloches de l’île sonnèrent le massacre des Français – provoquèrent la ruine des ateliers siciliens et ce furent les villes italiennes de Lucques, Venise, Gènes, Sienne et Florence qui devinrent, par la suite, des centres de production textile. Les origines orientales de certains motifs décoratifs restèrent sensibles jusqu’au moment où chaque ville commença à se spécialiser. Mais la circulation des idées et des arts continua à être assurée par le véhicule extraordinaire des croisades.

Les pèlerinages en Terre Sainte étaient entrés dans les moeurs en Occident et, au début du XIème siècle, le grand élan des croisades entraîna les forces vives de l’Europe vers le monde oriental. Si les seigneurs partaient pour la Palestine tout bardés de fer, ils en revenaient le plus souvent parés d’étoffes rutilantes, séduits par le luxe de Byzance et des villes d’Asie Mineure. Ils rapportaient, tels des trophées, des vêtements, harnais, bottes, chaussures, fourreaux de sabre et de poignard, tapis, tous objets qui, dans ces pays, pouvaient alors être brodés.

Lors de la prise de Constantinople, les richesses de toutes sortes recelées dans la capitale furent partagées entre les conquérants. La piété de nombreux croisés conduisit les broderies orientales jusque dans les églises de l’Occident. Offertes en présent, elles étaient principalement destinées à recouvrir les châsses des saints martyrs lors des fêtes solennelles. Les trésors de Sens, Liège, Maestricht, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coire, Saint-Maurice-en-Valais et de la Sancta Sanctorum au Vatican conservent encore quelques-uns de ces précieux tissus.

L’Europe allait désormais prendre le relais de la production de broderies. Les croisades avaient fait évoluer dessinateurs et brodeurs, permettant à cette technique d’ennoblissement du tissu de franchir une étape nouvelle et d’acquérir, par le jeu des matériaux employés et la savante disposition des motifs, un raffinement dont elle ne se départirait plus.

A lire sur le site http://www.anniecicatelli.com