" L'arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s'interrogeaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d'argent pour se les payer immédiatement. Ils s'habituaient à rédiger des chèques, découvraient les "facilités de paiement", le crédit Sofinco. " (Annie Ernaux, "Les Années", 2008, éd. Gallimard).
À ceux qui seraient déconnectés de la réalité commerciale, disons-leur immédiatement que ce vendredi 25 novembre 2022, c'est le Black Friday. Cela fait une dizaine d'années que ce phénomène est arrivé en France, d'abord principalement par des campagnes très polluantes d'emails si jamais vous aviez eu le malheur (ou le bonheur de consommateur) d'être inscrit dans des sites marchands.
Le Black Friday consiste en une journée de promotions commerciales pour démarrer la période de Noël. Il a lieu le quatrième vendredi du mois de novembre, ou plutôt, le vendredi qui suit le quatrième jeudi du mois de novembre. En effet, l'origine de cette fiesta commerciale est américaine. Le Black Friday a lieu le lendemain de Thanksgiving, une fête très importante aux États-Unis (fête familiale équivalente à Noël) qui a lieu le quatrième jeudi du mois de novembre, et donc, généralement, les gens ne travaillent pas le vendredi qui suit et font le pont, si bien que les commerçants ont compris que cela pourrait être une journée de shopping.
Aux États-Unis, cette fête commerciale a commencé dans les années 1950. C'est un événement économique majeur, puisqu'en 2015, par exemple, les consommateurs américains ont consommé près de 70 milliards de dollars rien que pour cette journée (ces journées en fait, car cela s'étale sur quelques jours, selon les commerces).
En France, le phénomène n'a commencé vraiment qu'à partir de 2013, il y a une dizaine d'années, et exclusivement sur les sites de e-commerce et pour du matériel informatique, électroménager, audio, vidéo, photo, etc. Mais très rapidement, les enseignes commerciales "classiques", les grands distributeurs, ont pris le relais pour tenter de profiter de l'aubaine. Car il s'agit d'une aubaine, double aubaine en principe, celle des marchands et celle des consommateurs à la recherche de la "bonne affaire".
Parmi les précurseurs en France, on peut citer, sans en faire nécessairement la publicité (ou contre-publicité pour les "anti-consuméristes"), la Fnac, Darty, Cdiscount, Amazon, Auchan, Leclerc, Casino, La Redoute, SFR, Leroy Merlin, etc. Aujourd'hui, quasiment toutes les marques font le Black Friday, sinon, leur absence avantagerait la concurrence. En 2019, cette fête commerciale représentait plus de 56 millions de transactions enregistrées en une seule journée.
L'agenda commercial est assez marqué par ces échéances : la rentrée scolaire en fin août et début septembre se caractérise par une surconsommation de papeteries et autres ustensiles pour bien commencer la scolarité des écoliers, puis continue avec Halloween en fin octobre, où les jouets, les farces et attrapes et autres déguisements et décorations sont en vogue, et tout le mois de décembre pour les cadeaux de Noël et de nouvel an. Après, en plus des deux périodes de soldes (janvier et juillet), il y a la Saint-Valentin (très ciblée, car c'est une fête qui énerve les célibataires et qui rend indifférents les amoureux au long cours), et enfin Pâques et les cloches en chocolat (ou pas). L'arrivée du Black Friday est donc une nouvelle échéance commerciale en fin novembre qui permet de démarrer la période la plus lucrative de l'année.
En 2018, certaines enseignes françaises de e-commerce avaient même organisé une autre période commerciale en fin mars, appelée les French Days (allez savoir pourquoi en anglais ! enfin, si, je sais) pour concurrencer l'hégémonique Amazon, mais même les enseignes étrangères comme Amazon les ont finalement imitées. Cela ne correspond toutefois à une augmentation du trafic que de 15% en 2017 à comparer aux 112% pendant la période du Black Friday (selon une étude d'Idealo).
Au fil des années, le Black Friday s'est étalé sur toute la semaine (Cyber Week), voire le week-end et le lundi suivants (le Cyber Monday, principalement sur les sites de e-commerce). En 2015, les commerces en France avaient changé ce nom commercial (juste cette année-là) en raison des attentats qui avaient eu lieu le vendredi 13 novembre 2015, qui était déjà, pour les victimes et leurs proches, un vendredi particulièrement très noir. En 2020 et 2021, le Black Friday a été minoré en raison des vagues successives de la pandémie de covid-19, ce qui fait que pour 2022, la fête commerciale tente de prendre une très grande ampleur, pour compenser les deux années de (pseudo-)disette (commerciale).
Le ressort psychologique est le même que pour les autres périodes de promotion ou les périodes de soldes : l'idée que le consommateur y gagne, fait une bonne affaire, paie moins cher ce qu'il n'aurait pas acheté si c'était au prix ordinaire. Cette frénésie d'achats, surtout en période inflationniste et en période où la pauvreté gagne du terrain, se renforce paradoxalement afin d'acquérir à plus bas prix des choses ordinaires du quotidien (vêtements, ustensiles de cuisine, etc.) voire des cadeaux pour Noël.
Bien entendu, comme dans toutes les promotions commerciales, hors arnaques classiques de faux sites commerciaux, faux sites de paiement (phishing, c'est-à-dire hameçonnage), même avec des enseignes connues, il peut y avoir de la tromperie, des faux rabais, des rabais qui n'en sont pas, ce qui, en France, est illégal et frauduleux. L'association UFC-Que choisir avait étudié les prix une semaine avant et pendant le Black Friday en 2016 sur les vingt plus grands sites de e-commerce en France, et avait conclu que les rabais étaient globalement à peine de 2% sur chaque article. En fait, seuls un nombre très restreints d'articles sont en promotion (l'association avait ainsi constaté par exemple que seulement 26 offres de PC portables sur les 3 813 étudiées bénéficiaient d'une réduction de prix supérieure ou égale à 20%).
Le site du Ministère de l'Économie rappelle d'ailleurs les conseils de bon sens délivrés par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) dont je ferais grâce au lecteur, comme bien vérifier la réalité des rabais (en vérifiant les prix avant la période en question), se garder de se précipiter pour acheter, bien comparer avec la concurrence, préférer faire confiance aux sites déjà connus, vérifier les conditions d'achat, de paiement, de garantie et de livraison, etc.
La DGCCRF donne aussi ces conseils aux commerçants, qui sont d'autant de droits pour les consommateurs qui nous sommes : " Veillez à éviter toute pratique commerciale déloyale ou trompeuse pour le consommateur. En particulier, les réductions de prix que vous proposez doivent être réelles : elles doivent être calculées par rapport à un prix de référence clairement mentionné, et vous devez pouvoir justifier qu'il a bien été pratiqué avant la période de promotion. Les articles que vous présentez en promotion doivent bénéficier des mêmes garanties en matière de défauts de fabrication non apparents, de défauts de conformité ou de service après-vente que tout autre article. Par ailleurs, dans le cas de vente en ligne, plusieurs règles spécifiques doivent être respectées, notamment en matière d'information du consommateur (identité du e-commerçant, les caractéristiques des biens et services vendus etc.) et de délai rétractation, qui ne peut être inférieur à quatorze jours. ".
Au-delà des critiques sur les risques d'arnaques, nombreuses, ce sont des critiques quasi-philosophiques que doivent essuyer aussi les commerçants qui pratiquent le Black Day, représentant le symbole de la société de consommation. Ainsi, au-delà des très rares marchands militants qui contre-réagissent (par exemple, la CAMIF ferme son site Internet le vendredi-là), il y a tout un mouvement contre la surconsommation, pour la décroissance, pour la sobriété écologique qui commence à prendre de l'importance depuis environ cinq ans, avec des campagnes de publicité du genre : n'achetez rien au Black Friday ! (Ce que je vais faire, ou plutôt, ne pas faire, car je n'en ai pas l'occasion et ne la recherche pas).
Des initiatives de Green Days (Jours verts) sont proposées, avec des encouragements au recyclage, et même un site marchand comme TradeDiscount (pour prendre un exemple) tente d'être positionné sur les deux côtés à la fois, en proposant des rabais ordinaires pour un Black Friday et en proposant une Green Week (Semaine verte), cette marque étant bien placée dans ce domaine puisqu'elle a pour principale activité de recycler des ordinateurs d'occasion, donc avec une certaine éthique mise en avant dans sa publicité.
Ce genre d'initiatives devrait se multiplier avec cette période de sobriété énergétique qui s'ouvre et cette idée que la frénésie surconsommatrice, si elle fait tourner l'économie (plus les économies étrangères que nationale d'ailleurs), elle vient en opposition frontale aux nouveaux réflexes écologiques que de nombreux citoyens commencent parallèlement à adopter. C'est la schizophrénie du citoyen consommateur. Heureusement, le contribuable essoré saura y mettre un terme !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 novembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le Black Friday.
28 juillet 2022 : jour du dépassement de la Terre.
Essence : le chèque de 100 euros.
Heure d'hiver : le dernier changement ?
L'industrie de l'énergie en France.
Le scandale de Volkswagen.
Le Jour du Seigneur.
L'aspirine, même destin que les lasagnes ?
Le Plan France 2030 qui prépare l'avenir des Français.
Le plan quantique en France.
Jouer avec les Lego.
Xi Jinping et la mondialisation.
La génération du baby-boom.
La réforme des sociétés anonymes.
L'investissement productif en France.
La France est-elle un pays libéral ?
La concurrence internationale.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221125-black-friday.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/11/24/39721956.html