La matinée se passe à Meudon ; souvent, dans les différents ateliers, plusieurs ouvrages entamés sont tour à
tour entrepris et quelque peu avancés ; viennent s'y mêler, importunes et inévitables, toutes les relations d'affaire, dont le souci et l'ennui ne sont pas épargnés au maître, étant donné que presque aucune de ses œuvres ne passe par les marchands. Généralement, , un modèle l'attend en ville dès deux heures, modèle professionnel ou client posant pour un portrait commandé, et c'est seulement en été que Rodin réussit à regagner Meudon avant que tombe le crépuscule. La soirée là-bas est courte et toujours identique ; car c'est à neuf heures régulièrement, qu'on se retire pour la nuit.
Et, si vous vous enquérez des distractions, des exceptions : au fond il n' en existe pas ; le " travailler, ça repose " de Renan ne s'est peut-être jamais aussi bien appliqué que dans ce cas. Mais la nature allonge parfois inopinément ces jours extérieurement si uniformes et y ajoute des moments, des vacances entières qui se situent avant la journée de travail. L' ami de la nature ne laisse rien échapper. Il est des matins pleins de bonheur qui le réveillent, et alors il partage avec eux. Il va voir son jardin ou bien il arrive à Versailles pour le somptueux réveil des parcs, comme on venait au lever du roi. Il aime ce qu'ont d'intactes ces premières heures . " On voit les animaux et les arbres chez eux", dit-il gaiement, et il remarque tout ce qui est sur son chemin et respire la joie. Il ramasse un champignon, il est ravi, il le montre à Mme Rodin qui, comme lui, n'a pas renoncé à ces promenades matinales et lui dit, tout réjoui : " Regarde, et ça ne prend qu'une nuit ; c'est fait en une seule nuit, toutes ces lamelles.C'est de la belle ouvrage."
En bordure du parc s'étend le paysage agricole. Un attelage de quatre bœufs de labour tourne en bout de sillon, lentement, et déplace sa masse sur la glèbe fraîche. Rodin admire la lenteur, la minutie de cette lenteur, sa plénitude. Puis : "C'est tout obéissance." Ses pensées, procèdent de même à travers son travail. Il comprend cette image, comme il comprend les images des écrivains sur lesquels il se penche quelquefois le soir. (Ce n'est plus Baudelaire, c'est encore parfois Rousseau , très souvent c'est Platon.) Mais quand alors, depuis les terrains d'exercice de Saint-Cyr, par-dessus les calmes travaux des champs, retentissent les sonneries belliqueuses et rapides, il sourit : car il voit le bouclier d'Achille.
Et au prochain tournant c'est la chaussée qui s'étend devant lui, " la belle route ", longue et unie et semblable à la marche elle-même. Et la marche, elle aussi, est un bonheur. C'est ce que lui ont appris ces années en Belgique. Exécutant habile que son associé d'alors, pour diverses raisons, n'utilisait qu'à moitié, il parvenait à passer des journées entières dehors. Il emportait bien une boîte de peinture, mais il s'en servait de moins en moins, s'apercevant qu'en s'occupant d'un seul endroit, il se détournait de la joie que lui procureraient mille autres choses, qu'il connaissait encore si peu. Ce devint donc une époque du regard. Rodin dit que ce fut sa plus riche. Les grandes hêtraies de Soignes, les longues routes brillantes qui en sortent pour courir au devant du vaste vent des plaines, les clairs estaminets où repos et repas sont comme une fête dans leur simplicité (généralement du pain trempé dans le vin : " une trempette ") : tel avait été longtemps l'horizon de ses impressions, dans lequel chaque petit fait surgissait comme accompagné d' un ange : car derrière chacun d'eux Rodin distinguait t les ailes d'une souveraine splendeur. Il a certainement raison de se remémorer avec une gratitude sans égale ces années de marches et de regard. C'était sa préparation au travail qui allait venir ; c'en était la condition préalable, dans tous les sens ; car c'est alors aussi que sa santé pris la solidité durable et définitive sur laquelle ensuite il fut obligé de compter sans ménagement.
De ces années-là il a ramené une inépuisable fraîcheur, et aujourd'hui encore, il revient revigoré et plein d'ardeur au travail, lorsqu'il a fait une longue promenade matinale. Heureux comme s'il était porteur de bonnes nouvelles, il entre là où sont ses choses et va vers l'une d'elles comme s'il lui apportait un beau cadeau. Et l' instant d'après, il est absorbé comme s'il travaillait depuis des heures. Et il commence, et complète, et modifie, de-ci, de-là, comme si dans le tumulte d'une foule il répondait à l'appel des choses qui ont besoin de lui. Aucune n'est oubliée ; celles qu'il remet à plus tard attendent leur heure et ont le temps. Dans un jardin tout ne pousse pas non plus en même temps. L'arbre en fleurs jouxte l'arbre en fruits, et tel autre n'est encore qu'en feuilles. N'ai-je pas déjà dit que ce être puissant a le don d'avoir le temps, comme la nature, et de produire comme elle ?
Rainer Maria Rilke, extrait de "Auguste Rodin" deuxième partie, 1907. Éditions gallimard, La Pléïade, 1993. traduction de Bernard Lortholary.