Par Yves Montenay.
Le XVIIIe siècle se termine mal : émeutes déclenchant la Révolution française et les réflexions de Malthus sur une famine inévitable.
Depuis, deux camps s’affrontent : les malthusiens et les techno-optimistes qui pensent que tout problème a des solutions techniques…
L’objet de cet article est de tirer les conséquences de plus de deux siècles d’histoire en analysant concrètement les données du problème et en rappelant les évolutions techniques.
L’alimentation dépend du nombre d’hommes à nourrir, de la productivité agricole et de ses composants, comme le dérèglement climatique.
Nous allons successivement aborder ces trois points.
Rappel rapide de la démographie mondiale
L’argument clé de Malthus était que la population avait « une croissance géométrique » (on dirait aujourd’hui exponentielle).
Sa faiblesse était qu’il supposait un rythme constant alors que l’histoire nous a montré que ce rythme, qui reflète la différence entre la fécondité et la mortalité, pouvait considérablement varier… et même mener à une diminution, comme c’est le cas dans de nombreux pays actuellement.
La démographie des pays occidentaux au XXe siècle
Dans les décennies qui suivent l’alerte de Malthus, la population se met effectivement à augmenter très rapidement. Au Royaume-Uni, elle passe ainsi de 12 millions en 1801 à 41 millions en 1901. Il en va de même dans tous les pays occidentaux, étant précisé que ces derniers comprennent les pays en cours de peuplement par l’Europe. Cet « Occident » est bouleversé par d’importants mouvements migratoires, notamment vers les États-Unis, mais ça ne change pas sa population globale.
Dans la deuxième partie du XIXe siècle, cette croissance démographique de l’ensemble occidental ralentit tandis que de nouvelles terres agricoles sont mises en exploitation notamment sur le continent américain.
Le ralentissement démographique occidental continue dans la première moitié du XXe siècle : le Royaume-Uni met ainsi 50 ans pour passer de 42 à 50 millions d’habitants.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, on constate une légère reprise de la fécondité de sa population et surtout la forte accentuation d’une immigration en provenance des pays du Sud, donc une reprise de la hausse de la population, puis de nouveau un fort ralentissement de la fin du XXe siècle à nos jours, ce qui mène le Royaume-Uni à compter environ 66 millions d’habitants aujourd’hui.
L’évolution de la démographie des pays du Sud
L’évolution de la démographie des pays du Sud n’est pas du tout parallèle.
Leur population reste faible au XIXe siècle et au début du XXe siècle, et probablement relativement stagnante dans la mesure où on peut l’évaluer, faute de statistiques.
Ensuite, la colonisation génère une croissance de plus en plus rapide de la population avec d’une part la fin de l’esclavage et des luttes tribales, et d’autre part un début de diffusion de la médecine et surtout de l’hygiène.
Il semble que l’équilibre démographique ancien était de huit enfants par femme, dont deux survivaient, avec le décès d’un grand nombre de mères autour de cette huitième naissance, donc avant la fin de leur vie féconde.
Cet équilibre fut rompu par la survie de plus de deux enfants, mais les familles n’en étaient pas conscientes ou ne voulaient pas prendre le risque de n’avoir que deux enfants qui pouvaient mourir. C’est ainsi qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, la croissance de la population du Sud devient extrêmement rapide : 6 puis 7 enfants sur 8 survivent au lieu de deux… la population est multipliée par trois à chaque génération !
Mais de la fin du XXe siècle à nos jours, l’urbanisation accélère la prise de conscience de la meilleure survie des enfants et par ailleurs augmente leur coût : scolarisation, logement, fin de l’aide aux champs. La fécondité se met donc à baisser très rapidement en Asie orientale et du Sud-Est mais également assez rapidement ailleurs dans le monde.
Par contre, en Afrique, cette baisse arrive plus tardivement et plus lentement, ce qui explique l’explosion démographique de ce continent : environ 100 millions vers 1900 (auparavant il n’y a aucune évaluation valable), environ 300 millions d’habitants dans les années 1960 et 1,64 milliard actuellement, puis probablement nettement plus de 2 milliards en 2050. Cette augmentation vient de l’Afrique du Nord en début de période et de l’Afrique subsaharienne actuellement.
J’ai pris comme horizon l’année 2050 parce que les prévisions démographiques sont assez bonnes jusqu’à cette date, tout simplement car les parents de 2050 sont déjà nés et que l’on en connaît donc le nombre.
Les estimations sont actuellement d’une population mondiale d’environ 9,5 milliards en 2050 contre environ un milliard en 1800. Après 2050, aucune hypothèse n’a de base solide et la population mondiale peut aussi bien continuer à croître que commencer à décroître. Pour l’instant, la croissance de la population africaine fait plus que compenser la diminution de celle du reste du monde.
Maintenant que nous avons une idée du nombre des hommes, voyons la productivité agricole.
Une productivité agricole qui a plutôt précédé la démographie
Dans ce qui suit, je prendrai le terme de productivité au sens le plus concret du terme : le nombre de litres de lait par vache et par jour (soit une trentaine en Occident aujourd’hui, 5 à 10 jadis ou en Inde aujourd’hui), le nombre de quintaux de blé ou de riz à l’hectare, etc.
Cette productivité a progressé de manière continue au Nord dès le XIXe siècle, et même avant, puisque l’on sait maintenant que c’est la révolution agricole initiée par les gentlemen farmers britanniques qui a rendu possible la révolution industrielle, car sans elle on n’aurait pas pu nourrir les ouvriers.
Et cela a continué jusqu’à nos jours : comme tous ceux de ma génération, j’ai lu Paris et le désert français où Jean-François Gravier pointait le retard de l’agriculture française et expliquait comment imiter les Néerlandais qui avaient des vaches et des champs bien plus productifs que les nôtres.
Paris et le désert français (1957) : résoudre le déséquilibre démographique ville campagne.
Dans le Sud, la croissance de la productivité a été plus tardive. Elle s’est accélérée avec la révolution verte de la deuxième partie du XXe siècle.
Cette évolution a été particulièrement suivie par l’agronome Gilbert Étienne qui repassait périodiquement dans le même village de l’Inde et du Pakistan et constatait les progrès en irrigation et en intrants chimiques qui généraient de fortes augmentations de production et du niveau de vie.
Il y a eu des évolutions analogues, notamment dans les rendements en riz avec des semences mieux sélectionnées aux Philippines, en Indonésie et probablement ailleurs.
C’est grâce à cette révolution verte que l’on a pu nourrir l’explosion démographique du Sud.
Elle est aujourd’hui critiquée à juste titre pour l’épuisement des nappes phréatiques et la dégradation des sols par les engrais et des pesticides.
Mais remarquons que cela arrive au moment où la croissance de la population du Sud ralentit nettement.
En résumé, les grandes lignes de l’évolution de la productivité agricole ont été parallèles à celles de la démographie. Est-ce vraiment un hasard ?
Vous me direz que l’exception démographique africaine contredit ce parallélisme grossier. À mon avis, ce n’est pas certain.
Certes, l’Afrique a pris du retard en matière de productivité agricole parce que ses dirigeants ont préféré importer de la nourriture bon marché du Nord plutôt que de perfectionner leur agriculture. Il y a à cela des raisons de maintien de l’ordre, c’est-à-dire de celui des régimes en place, en évitant les « émeutes du pain » dans les grandes villes.
D’autres raisons proviennent de choix politiques sur la nature du régime, avec par exemple la nationalisation stérilisante des terres en Algérie – où le paysan ne travaille plus pour lui mais pour une administration – nationalisation qui n’a été levée qu’autour de l’an 2000.
Il en va de me même de l’expropriation des colons du Zimbabwe et de la distribution de leurs terres aux amis du président qui les délaissent.
Et plus généralement la mauvaise gouvernance dans beaucoup de pays.
Mais cela me paraît être en train de changer :
- d’une part, on prend conscience de l’importance des terres agricoles africaines non cultivées ou très mal cultivées et de grandes entreprises, notamment chinoises, sont en train de coloniser de vastes espaces,
- d’autre part, parce que l’Afrique part d’une productivité agricole très basse pouvant donner lieu à un rattrapage rapide même s’il est partiel, car l’Afrique va bénéficier des progrès techniques agricoles accumulés au Nord.
Mais, dit-on de plus en plus souvent, le dérèglement climatique va avoir des effets catastrophiques.
L’impact du dérèglement climatique et des maladresses antérieures
Rappelons d’abord que la hausse des températures génère des gagnants.
Par exemple, la Russie va voir d’immenses espaces échapper au gel permanent et devenir cultivables. Et jusqu’à présent, le réchauffement entraîne la remontée de nombreuses espèces végétales et animales vers le Nord et non une diminution de la production agricole.
Plutôt que la hausse des températures, ce sera le manque d’eau à certains endroits qui peut menacer la production. Mais là aussi il y a eu des progrès : on consomme beaucoup moins d’eau qu’il y a quelques années pour irriguer et on sélectionne des plantes résistant mieux à la sécheresse.
L’appauvrissement des sols est bien réel mais les techniques de culture commencent à en tenir compte, par exemple par des comportements bio (au sens très général du terme plutôt qu’au sens commercial actuel de labellisation).
Enfin, la grande percée technique me semble être l’apparition des « viandes » végétales ou de culture. On commence à commercialiser massivement des imitations de viande à partir de protéines végétales, et on progresse en laboratoire vers la production cellule de « vraies viandes » cultivées in vitro sans passer par l’élevage puis la mort d’un animal.
Ces « nouvelles viandes » devraient énormément diminuer les émissions de méthane, avec un effet très positif et assez rapide sur la hausse de la température, car le méthane est beaucoup plus « réchauffant » que le gaz carbonique. De plus, il disparaît plus rapidement, ce qui fait que les énormes émissions aujourd’hui pourront être gommées bien plus rapidement que celles de CO2.
Ces nouvelles viandes libéreront d’immenses espaces dédiés à l’élevage et aux cultures destinées aux animaux, notamment de soja brésilien, qui est une des causes de la déforestation de l’Amazonie. On peut également penser au maïs, grand consommateur d’eau et dont une grande partie est destinée aux animaux. Au total, plus de 60 % de la surface agricole mondiale serait consacrée directement ou indirectement aux animaux.
Il y a un domaine où les écologistes jouent un rôle négatif : celui des OGM qui sont un excellent moyen d’adaptation rapide des plantes à la sécheresse, à la diminution des insecticides etc. Pour des raisons politiques, l’Europe a bloqué sa recherche et leur pratique alors que les États-Unis et surtout la Chine s’y mettent au contraire à grande échelle.
En conclusion, je constate que jusqu’à présent l’humanité a résolu toutes les pénuries et je pense que ça va continuer. La véritable inconnue est le temps que les nouvelles techniques prendront pour être massivement employées dans le monde entier. Il y a une course entre cette diffusion et l’augmentation des températures, et je ne sais pas ce qui va l’emporter.
De plus, des erreurs politiques peuvent aggraver la situation, y compris celles venant de bonnes intentions comme le rejet des OGM et du nucléaire. Bref, je ne suis pas prophète…