En réponse au regard porté sur les musulmans aujourd’hui. Témoignage

Par Alaindependant

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Cette lettre est un fourre-tout où se mêlent l’expérience professionnelle, le combat pour les droits de l’homme et la tendresse que j’éprouve pour des êtres chers… Ces regards variés qui vont de l’affectif à l’analyse, mes voyages en Algérie, ces contacts qui vont de l’enfant d’ici au jeune de Palestine se complètent et me semblent constituer des atouts pour comprendre.  

Maman de deux jeunes franco algériens

Marraine de deux jeunes gazaouis

Institutrice depuis 35 ans dans les quartiers populaires

Fille, petite- fille, arrière-petite-fille de paysans auvergnats

Militante dans ma jeunesse contre l’Apartheid

Militante contre les guerres, le racisme et depuis 20 ans pour les droits des Palestiniens

Je suis triste.

Triste de voir ces murs d’incompréhensions qui se dressent alors que je sais que parler est possible, que vivre en paix est notre souhait commun. Je ne sais pas à qui je m’adresse. Je voudrais parler à la terre entière !

Non pas parler au nom de, mais parler en pensant à tous ceux que j’ai croisés ou avec qui je dialogue aujourd’hui, aux petits élèves dont la culture n’est pas, ou est mal prise en compte à l’école,  aux familles qui ont ici perdu un fils tué par la police et qui malgré leur acharnement n’arrivent pas à faire émerger la vérité, aux peuples victimes de nos guerres , à tous ceux qui dans des attentats ont été massacrés par ces monstres que nos sociétés guerrières fabriquent , à la jeunesse algérienne , à mes deux chers filleuls qui portent depuis trois générations le poids de la Nakba dans les camps de réfugiés, sous les bombes et sur les routes de l’exil.  

Au-delà de l’émotion bien légitime et des peurs ravivées par les récents crimes commis en France au nom d’Allah, nous devons sortir de la pensée vallsiste qui consiste à faire croire que comprendre et expliquer, c’est excuser. Notre seule issue est de ne pas céder à la revanche et aux idées simplistes qui assimilent Islam et violence. Du plus haut de l’état, on nous demande, au prétexte de défendre des valeurs laïques, de participer à une guerre de civilisation, c’est-à-dire à une guerre contre l’Islam qui ne dit pas son nom.  Mais nous ne voulons pas la guerre. Si nous voulons vivre en paix, il nous faut entendre les intellectuels qui analysent ce malaise profond depuis des années. Il nous faut prendre en compte les réalités historiques et sociologiques qui contextualisent ces événements en ne faisant pas de la religion musulmane (ou des religions) le centre et la cause de tous les problèmes.

Avec les musulmans qui vivent ou qui ont vécu dans des sociétés bien différentes, il peut bien évidemment y avoir des incompréhensions en ce qui concerne les rapports à la religion ou au pouvoir.  Les réactions actuelles, plus ou moins violentes après les propos du président français sur les caricatures viennent après une accumulation de ressentiments. 

Et sur l’essentiel, je partage leur amertume.

Les décennies de violences coloniales en grande partie niées et très peu enseignées

Le mépris occidental dans les interventions militaires en Irak, en Lybie, les tapis de bombes détruisant des cultures millénaires

Nos ingérences et nos compromissions 

Le deux poids deux mesures du droit international qui ferme les yeux sur 70 ans de crimes israéliens

Le silence systématique des médias sur toutes les atteintes aux droits humains en Palestine, sur toutes ces horreurs tues au grand public

Ou pire, ce retournement qui fait maintenant des résistants qui défendent leur terre ou le droit au retour, des terroristes 

Nakba, Gaza, Sabra et Chatila, Abou Ghraib …. sont des noms qui sonnent à mes oreilles comme aux leurs avec la même tristesse

Ici, entendre qualifier dans nos écoles de bilingue un enfant qui parle anglais mais pas celui qui parle arabe, donner plus de moyens à l’enseignement du chinois que de l’arabe et ainsi pousser nos élèves dans les mosquées

Risquer une peine sévère lorsqu’on écrit Wissam sur la voie publique alors que des années de pseudo enquête de l’IGPN laissent impunis les policiers qui ont tué ce jeune

Le racisme et le harcèlement policier dans les banlieues depuis des décennies

Alors je suis en colère.

Nous pouvons vivre ensemble, nous pouvons nous comprendre, je le sais et je le vis. Il parait niais de le dire, mais tout simplement parce que nous sommes humains et que ces valeurs humaines priment.

De même que ce n’est pas par des gifles qu’on donne envie à un enfant d’apprendre, ce n’est pas par des attitudes guerrières, racistes et intolérantes que nous nous en sortirons. Oui, nous pensons que Charlie Hebdo peut faire toutes les caricatures qu’il veut même si nous n’achetons pas ce journal parce que nous n’apprécions pas sa ligne politique. Et nous sommes scandalisés par les manœuvres de fascistes comme Erdogan qui pensent que le président français peut empêcher la presse de s’exprimer et qui met de l’huile sur le feu à des fins politiques. Mais ai-je le droit de dire que nous n’avons pas à imposer certaines caricatures aux jeunes élèves de nos classes, et que le choix délibéré des plus obscènes confère à la provocation ?  Il y a d’autres façons de parler de liberté d’expression, à commencer par la faire vivre au sein de l’institution scolaire !

Il y a dans nos classes aujourd’hui une diversité incroyable, linguistique, religieuse mais aussi de fortes inégalités sociales … Que voulons-nous ?  Inculquer aux élèves à coup de Marseillaise les valeurs de liberté fraternité égalité qu’ils savent bien malmenées dans leur propre vie, ou leur donner envie, et leur permettre d’entrer dans ce creuset commun qu’est celui de la langue et de la culture ? C’est un travail difficile et patient. Ceux qui font classe savent qu’ils n’obtiendront rien en créant un conflit de loyauté chez l’élève, en méprisant sa famille ou en la laissant avec des injonctions à la porte de l’école.  Tenir compte de l’enfant et reconnaitre ce qu’il est au sein de sa famille permet de l’amener à accepter qu’on puisse être différent, parler et penser autrement. 

Dans le cadre associatif, pour la défense des droits du peuple palestinien depuis des années, nous faisons un travail obstiné pour expliquer, écouter, vivre ensemble. Nous n’avons de cesse de faire sortir ce débat du champ religieux (ce que ne fait pas notre gouvernement en se rendant aux diners du CRIF et en contribuant gravement à assimiler juif / sioniste/ israélien). Notre combat est politique. Et cela demande bien du travail, lorsque l’émotion est à son paroxysme tant les victimes se comptent par milliers à Gaza, de faire manifester ensemble des militants communistes et des fidèles des mosquées ! Un travail de clarification essentiel. Nous sommes là en tant que citoyens vivant en France pour aider le peuple palestinien à exercer ses droits.  Nous voulons que notre état fasse respecter le droit international et cesse de collaborer militairement avec un état qui a institutionnalisé l’apartheid. Conscients des possibles amalgames, nous veillons à ne tolérer aucun propos antisémite et expliquons sans relâche que si l’état israélien fait de tout juif du monde un citoyen israélien et instrumentalise les crimes nazis, beaucoup de juifs ne partagent pas l’idéologie sioniste et combattent à nos côtés pour la justice. Et pourtant, depuis des années, les gouvernements, agitant l’épouvantail de l’antisémitisme supposé de nos actions, n’ont de cesse de nous intimider en nous trainant devant les tribunaux.   

Notre combat, comme celui d’autres camarades dans d’autres associations ou partis politiques, comme celui d’intellectuels, de journalistes qui vont au-delà des idées reçues et de la pensée unique, est disqualifié. Nous sommes aujourd’hui les « islamo gauchistes » accusés d’avoir encouragé ces crimes !  Il ne faut plus réfléchir, il faut agir dans l’urgence ! Profitant de la situation dramatique, nos dirigeants sûrs d’eux et flattant la droite extrême par leurs mesures liberticides et leur volonté de contrôler la pensée, ne font que jeter plus de musulmans dans les bras de la radicalité religieuse quand il faudrait apaiser le débat et le placer sur le terrain politique. Mais leurs priorités et leurs objectifs sont il les nôtres ? Veulent-ils la paix et la justice ? Quelles sont les valeurs qu’ils défendent ? Quel monde préparent-ils ?

Aujourd’hui, alors qu’Erdogan prétend parler au nom de la communauté musulmane, ce sont des armes turques et israéliennes qu’utilisent les Azéris pour tuer les Arméniens.  La Turquie qui est dans l’Otan opprime les Kurdes, eux aussi musulmans. N’oublions pas les accords entre Israël et les états monarchiques du golfe, notre amitié sans faille avec l’Arabie saoudite qui massacre des Yéménites avec des armes françaises ! Et tant d’autres exemples ! Quelle religion ? Pour des individus qui crient le nom d’Allah en commettant leurs atrocités on voudrait jeter l’opprobre sur tous les musulmans qui sont certainement dans leur écrasante majorité tout aussi horrifiés que nous le sommes.  On voudrait faire croire que l’Islam est violent par nature et que tous les musulmans le sont ? Mais quand il s’agit de vendre des armes, de museler des peuples pour les piller, d’être fourni en gaz, on peut trouver en certains rois moyenâgeux, tout musulmans qu’ils soient, des alliés solides. Où sont les valeurs universelles que l’on prétend imposer à la terre entière ?

Oui, je pense à ces jeunes gazaouis pour lesquels j’ai tant d’affection, qui n’ont connu que souffrances depuis leur plus jeune âge et on tant de mal, malgré leur courage, à trouver des raisons d’espérer. Pour eux, prier est important, ne nous en déplaise. Dans leur désarroi, leur solitude face à tant d’adversité, oui, ils ont besoin de croire que, là-haut au moins, quelqu’un veille sur eux, quelqu’un les protège et ne les abandonnera jamais…. Dans leur cœur et dans leur chair, ils vivent l’injustice depuis la déclaration Balfour de 1918 qui a permis à la puissance coloniale britannique d’offrir la Palestine pour l’établissement d’un foyer national juif. (Et il y aurait beaucoup à dire ici sur les rapports entre religion et politique ! Rappelons simplement que c’est en Europe et en Russie qu’on eut lieu les pogroms et la façon dont Israël a instrumentalisé la religion dans son projet raciste et colonial de dépossession/ remplacement). Si leur grand-père a été chassé de sa terre pour se réfugier à Gaza, si depuis trois générations, ils connaissent le chômage, la survie grâce à l’aide de l’UNRWA, s’ils n’ont d’autre choix que de fuir, ils le doivent aux puissances occidentales. C’est à cause de la politique des USA, de la GB et de la France qu’ils sont encore apatrides aujourd’hui. Nés dans des camps, ils n’ont jamais connu de vie familiale stable, toujours séparés par les circonstances dramatiques. Ils souffrent dans l’exil aujourd’hui. Ils ont 20 ans et n’ont jamais connu que travail, peur, épreuves, séparations. Ils ont 20 ans et se disent parfois fatigués de la vie. Il en coûte d’espérer depuis 70 ans ! Ils ont des raisons objectives d’avoir du ressentiment. Mais les valeurs qui leur ont été inculquées, qui les poussent vers un certain fatalisme, les poussent aussi à lutter chaque jour contre toute velléité de haine ou de violence. Si certains de nos compatriotes sont  facilement enclin à jeter l’opprobre sur les musulmans, je ne voudrais pas qu’ils tombent eux aussi dans cette pensée binaire consistant à dépolitiser le débat et à le placer uniquement sous l’angle des différences culturelles et religieuses.

L’issue, c’est l’analyse des faits, l’histoire, la sociologie, la réflexion, l’écoute de ces vécus, la prise en compte de chacun avec ces identités multiples. Dans nos milieux professionnels, dans les associations ou les partis politiques, ce travail patient que nous avons accompli avec un grand sens des responsabilités est mis à terre par des gens qui ne souhaitent pas appliquer la neutralité de la laïcité pour nous permettre de vivre ensemble mais promeuvent une laïcité combative imposant un seul point de vue.  Aujourd’hui, les Valls, Fourest, Badinter, Darmanin, et autres Blanquer, omniprésents dans les médias ne font qu’attiser ce choc des civilisations .   

M.V. Décembre 2020.