La Recherche de l'Absolu est l'étude d'une passion et de ses répercussions tragiques sur la vie d'une famille. Claës, qui vendrait corps et âme pour satisfaire à son génie, se ruine, ruine sa famille consternée dont les millions s'envolent dans la petite fumée qui s'échappe du laboratoire. Le drame ne tarde pas à se manifester sur un plan plus profond. Mme Claës affronte le démon qui lui a enlevé son mari. Elle succombe dans cette lutte inégale. Les enfants se dressent alors contre leur père, parce qu'ils le jugent, et, derrière l'action proprement dite, se profile un nouveau thème : l'humiliation de la puissance paternelle.
Balthazar a été un mari chevaleresque, un père tendre mais imbu de sa dignité, un esprit curieux, un riche Flamand, amateur d'art, de tulipes, de tranquillité et de luxe. Les paroles d'un mystérieux officier polonais lui ont révélé sa vocation, il est né pour chercher l'Absolu. De ce jour, Balthazar, enfermé dans son laboratoire de chimiste, s'est montré égoïste, sublime et cruel comme un saint du Moyen Âge qui abandonne femme et enfants pour proclamer seul la gloire de Dieu.
Il existait à Douai dans la rue de Paris une maison qui avait gardé le caractère des vieilles constructions flamandes appropriées aux moeurs patriarcales de ce pays.
Les événements de la vie humaine sont si intimement liés à l'architecture que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations où les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d'après les restes de leurs monuments publics ou par l'examen de leurs reliques domestiques.
La vie adoptée par le peuple flamand essentiellement économe remplit bien les conditions de publicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise.
Le caractère flamand est dans ces deux mots, patience et conscience. Le pays flamand, si nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vie originale et des moeurs caractéristiques, sans paraître entaché de servilité. La seule idée d'avenir conçue par ce peuple fut une sorte d'économies en politique. Le sentiment du bien-être et l'esprit d'indépendance qu'inspire la fortune engendrèrent en Flandre plutôt qu'ailleurs ce besoin de liberté qui plus tard travailla l'Europe.
La maison dont il est question, rue de Paris à Douai abritait les Van Claës, qui fut jadis une des plus célèbres familles d'artisans auxquels les Pays-Bas durent une suprématie commerciale. A Gand, cette famille dirigea la confrérie des tisserands. Quand Charles Quint voulut supprimer les privilèges de cette grande cité, le plus riche des Claës, prévoyant une catastrophe, envoya secrètement sa femme, ses enfants et ses richesses en France. La famille Claës était représentée à Douai par M. Balthazar Claës-Molina et, comte de Nourho. De l'immense fortune amassée par ses ancêtres, il restait à Balthazar environ 15 000 livres de rente et la maison de la rue de Paris. Les habitants de la ville portaient une sorte de respect religieux à cette famille. La constante honnêteté, la loyauté sans tache des Claës, leur invariable décorum faisait d'eux une superstition.
La maison Claës contenait une boiserie en ébène massif sculptée par Van Huysium ou étaient représentées les principales scènes de la vie d'Artewelde, ce brasseur qui avait été roi des Flandres. Au-dessus de la cheminée, on trouvait un tableau peint par Titien représentant Van Claës. La famille Claës vénérait encore son grand homme. Le long des murs, étaient symétriquement rangées des tables à jouer.
Les derniers jours du mois d'août 1812, un dimanche, une femme était assise dans sa bergère devant une des fenêtres du jardin. Elle avait 40 ans. Son visage affichait une douleur extrême comme une lave figée autour du volcan. Petite, bossue et boiteuse, cette femme resta d'autant plus longtemps fille qu'on s'obstinait à lui refuser de l'esprit. Elle tenait beaucoup de son aïeul le duc de Casa-Réal, grand d’Espagne. Un homme arriva, le pas lent. La femme sourit. Elle trouva soudain la force de refouler ses terreurs au fond de son âme. Balthazar Claës se montra tout à coup mais ne regarda pas cette femme. La femme se mit à pleurer. Balthazar paraissait 60 ans alors qu'il n'en avait que 50. Ses yeux d'un bleu clair et riche avaient la vivacité brusque que l'on a remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes. Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle visage fortement sillonné de rides. Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites paraissaient avoir été cernés uniquement par l'éveil et par les terribles réactions d'un espoir toujours déçu, toujours renaissant. Ce citoyen, tenu de veiller au bonheur d'un ménage, de gérer une fortune, de diriger ses enfants vers un bel avenir, vivait en dehors de ses devoirs et de ses affections dans le commerce de quelque génie familier. Le costume détruit, sauvage, ruiné que portait cet homme contrastait singulièrement avec les recherches gracieuses de la femme qui l'admirait si douloureusement. Elle dit à son mari que c'était le 33e dimanche qu'il n'était pas venu à la messe ni aux vêpres. Claës ne répondit pas à sa femme. Elle se demanda si son mari était en train de devenir fou.
En 1783, Balthazar Claës était âgé de 22 ans. Il avait achevé son éducation à Paris. Il fut plus séduit d'abord par la gloire et la science que par la vanité. Il fréquenta donc beaucoup de savants et particulièrement Lavoisier. Il devint son plus ardent disciple. Mais les femmes de Paris lui apprirent bientôt à distiller exclusivement l'esprit et l'amour. Puis il retourna à Douai. Après la mort de ses parents, il sentit le besoin de se marier. Il entendit parler d'une jeune femme qui avait sacrifié sa fortune pour que son frère puisse se marier. Elle s'appelait Mlle de Temninck et venait de Bruxelles. Elle avait 25 ans. Tout d'abord, Joséphine de Temninck se crut l'objet d'un caprice et refusa d'écouter M. Claës. Puis elle consentit à se laisser courtiser.
Plus l'amour la poussait vivement vers Balthazar, moins elle osait lui exprimer ses sentiments. Elle était amoureuse à la dérobée, n'osait avoir de l'éloquence ou de la beauté que dans la solitude. Elle se demandait bientôt si Claës ne cherchait pas à l'épouser pour avoir au logis une esclave, s'il n'avait pas quelques imperfections secrètes qui l'obligeaient à se contenter d'une pauvre fille disgraciée. Le dévouement, qui peut-être est chez la femme le comble de l'amour, ne manqua pas à cette fille, car elle désespéra d'être toujours aimée ; mais la perspective d'une lutte dans laquelle le sentiment devait l'emporter sur la beauté la tenta. Ces incertitudes en communiquant le charme et l'imprévu de la passion à cette créature supérieure inspiraient à Balthazar un amour presque chevaleresque.
Le mariage eut lieu en 1795. Les deux époux revinrent à Douai passer les premiers jours de leur union dans la maison patriarcale des Claës. Mlle de Temninck augmenta la fortune de Balthazar en apportant quelques beaux tableaux de Murillo et de Vélasquez, les diamants de sa mère et les magnifiques présents que lui envoya son frère, devenu duc de Casa-Réal.
Le bonheur de Mme Claës durera 15 années, sans le plus léger nuage. Balthazar porta d'abord sa supériorité dans les plus petites choses de la vie. Il se plut à voir dans l'amour conjugal une oeuvre magnifique. Malgré les dangers que les lois révolutionnaires lui faisaient courir, Balthazar installa chez lui un prêtre catholique pour ne pas contrarier le fanatisme espagnol de sa femme.
Quand le culte fut rétabli en France, il accompagna sa femme à la messe, tous les dimanches.
Il traita sa femme comme son égale. Balthazar trouva dans Mlle de Temninck une constante et complète la réalisation de ses espérances. La délicatesse de Balthazar avait exalté chez sa femme les sentiments les plus généreux et lui inspira un impérieux besoin de donner plus qu'elle ne recevait.
Par une bizarrerie assez explicable chez une fille d'origine espagnole, Mme Claës était ignorante. Elle n'avait lu que des ouvrages ascétiques. Mais elle fut si humiliée de son ignorance qu’elle n'osait se mêler à aucune conversation. Son éducation mystique avait eu pour résultat de laisser en elle les sentiments dans toute leur force et de ne pas gâter son esprit naturel. Sotte et laide comme une héritière aux yeux du monde, elle devint spirituelle et belle pour son mari. Elle prit avec orgueil toutes les habitudes de la bourgeoisie flamande et plaça son amour-propre à rendre la vie domestique grassement heureuse et à ne posséder que des choses d'une bonté absolue, à maintenir sur sa table les mets les plus délicats et à mettre tout chez elle en harmonie avec la vie du coeur. Balthazar et sa femme eurent deux garçons et deux filles. Marguerite était née en 1796. Le dernier enfant s'appelait Jean-Balthazar. Le sentiment maternel fut chez Mme Claës presque égal à son amour pour son époux.
Le drame qui couvait dans cette paisible maison et les larmes de Mme Claës furent causés par la crainte d'avoir sacrifié ses enfants à son mari. Le frère de Mme Claës mourut en 1805. Par testament, le duc lui avait légué 60 000 ducats. Joséphine éprouva une sorte de contentement à posséder une fortune égale à celle de son mari car cela lui permettait à son tour de lui offrir quelque chose après avoir si noblement tout reçu de lui. Les Claës possédaient 150 tableaux qui étaient le fruit de trois siècles de patientes recherches. C'était des tableaux de Rubens, de Ruysdaël, de Van Dtck, de Terburgn de Gérard Dow, de Teniers, de Miéris, de Paul Potter et, de Wouwermans, de Rembrandt, d'Hobbema, de Cranach et d'Holbein. Tel Claës s'était passionné pour les meubles, tel autre pour l'argenterie ou pour la porcelaine japonaise. Balthazar possédait encore une maison de campagne dans la plaine d'Orchies. Il avait suivi la vieille coutume hollandaise de ne consommer que le quart de ses revenus. La publication du Code civil donna raison à cette sagesse. En ordonnant le partage égal des biens, le Titre des successions devait laisser chaque enfant presque pauvre et disperser un jour les richesses du vieux musée Claës. Balthazar en accord avec sa femme plaça la fortune de sa femme de manière à donner à chacun de leurs enfants une position semblable à celle de leur père.
La maison Claës persista dans la modestie de son train de vie. La haute société de Douai, que fréquentait Balthazar, avait su si bien apprécier le beau caractère et les qualités de sa femme, que, par une espèce de conviction tacite, elle était exemptée des devoirs auxquels les gens de province tiennent tant. C'était le monde qui venait chez elle. Elle recevait tous les mercredis. La vie de ces deux êtres, secrètement pleine d'amour et de joie, était extérieurement semblable à toute autre. Mais à la fin de l'année 1809, l'esprit et les manières de Balthazar subirent des altérations funestes qui commencèrent si naturellement que Mme Claës ne trouva pas nécessaire de lui en demandait la cause.
Balthazar resta néanmoins pendant plusieurs mois causeur et affectueux. Mme Claës s'attendait donc à un retour d'affection et espéra longtemps savoir par son mari le secret de ses travaux. Elle conçut son dernier enfant au milieu de ces troubles secrets. Dès ce moment, l'état de Balthazar empira. Balthazar avait naguère joué pendant des heures avec ses enfants. Pourtant, il ne s'était pas aperçu de la grossesse de sa femme et oublia de vivre en famille puis s'oublia lui-même. Plus Mme Claës avait tardé à lui demander le sujet de ses occupations, moins elle l'osa. Elle justifia Balthazar à ses dépens en se trouvant laide et vieille. Avant de dire adieu à la vie conjugale, elle tâcha de lire au fond de ce coeur mais elle le trouva fermé.
Elle vit Balthazar devenir indifférent à tout ce qu'il avait aimé et ne plus penser à ses enfants.
Bientôt la réaction du moral sur le physique commença ses ravages. Joséphine aurait voulu cacher à ses amis la bizarre situation où elle se trouvait mais elle fut cependant obligée d'en parler. Elle expliqua à quelques amis que Balthazar avait entrepris un grand travail qui l'absorbait mais dont la réussite devait être un sujet de gloire pour sa famille et pour sa patrie. Balthazar en était arrivé à demeurer des journées entières dans le grenier. Joséphine apprit par les humiliantes confidences de ses bonnes amies, étonnées de son ignorance, que son mari ne cessait d'acheter à Paris des instruments de physique, des matières précieuses, des livres, des machines et se ruinait à chercher la Pierre philosophale. Joséphine résolut de quitter son rôle d'abnégation. Elle osa demander à Balthazar la raison de son changement et le motif de sa constante retraite. Il lui répondit qu'elle n’y comprendrait rien. Mais elle insista alors Balthazar lui expliqua qu'il s'était remis à la chimie et qu'il était l'homme le plus heureux du monde. Deux ans après l'hiver ou Balthazar était devenu chimiste, sa maison avait changé d'aspect. Joséphine ne voyait plus que ses amis intimes et Balthazar n'allait nulle part. Il s'enfermait dans son laboratoire pendant toute la journée. Il n'apparaissait au sein de sa famille qu'à l'heure du dîner. Dès la deuxième année, il cessa de passer la belle saison à sa campagne que sa femme ne voulut plus habiter seule.
Parfois, Balthazar disparaissait pendant la nuit et Joséphine n'avait même plus alors l'espoir mêlé d'angoisse que donne l'attente et elle souffrait jusqu'au lendemain. Balthazar, qui avait oublié l'heure de la fermeture des portes de la cité, arrivait le lendemain tout tranquillement sans soupçonner les tortures que sa distraction devait imposer à sa famille.
Joséphine se renferma plus étroitement dans l'enceinte de sa maison que tout le monde déserta, même ses derniers amis. Le désordre dans les vêtements de Balthazar provoqua de chagrin chez Joséphine.
Cette femme heureuse pendant 15 ans, et dont la jalousie ne s'était jamais éveillée, se trouva tout à coup n'être plus rien en apparence dans le coeur où elle régnait naguère. Le sentiment de la femme espagnole gronda chez elle quand elle se découvrit une rivale dans la science qui lui enlevait son mari. Un jour, malgré les ordres sévères que Balthazar avait donnés, sa femme voulut au moins ne pas le quitter, s'enfermer avec lui dans ce grenier où il se retirait, combattre corps à corps avec sa rivale en assistant son mari durant les longues heures qu'il prodiguait à cette terrible maîtresse.
Elle attendit un jour où son mari se passerait du valet de chambre. Elle étudia les allées et venues de ce domestique avec une impatience haineuse. Elle trouvait Lemulquinier plus favorisée qu'elle, l'épouse ! Pour la première fois de sa vie, elle connut la colère de Balthazar ; à peine avait-elle entrouvert la porte. Il fondit sur elle et la jeta rudement sur l'escalier.
Il la releva en lui disant : « Dieu soit loué, tu existes ! ». Il avait manqué son expérience. Il ne pouvait pardonner qu'à sa femme la douleur que lui causait ce cruel mécompte. Il lui ordonna de retourner à ses affaires.
Pour Mme Claës, ne rien savoir de la science dont s'occupait son mari engendrait dans son âme un dépit plus violent que celui causé par la beauté d'une rivale. Il se trouvait une situation où son ignorance la séparait de son mari.
La dernière torture pour Joséphine c'était de savoir que son mari était souvent entre la vie et la mort et qu'il courait des dangers. Alors elle voulut au moins connaître les attraits de cette science et se mit à étudier en secret la chimie dans les livres. Joséphine apprit avec une cruelle émotion que son mari devait 300 000 fr. hypothéqués sur ses propriétés. Elle questionna le notaire de son mari qui lui confirma la nouvelle des désastres déjà connus dans toute la ville. Balthazar devait des sommes considérables à la maison qui lui fournissait des produits chimiques.
Mme Claës chargea Pierquin, le notaire, de demander le mémoire des fournitures faites à son mari. L'arriéré de compte montait à 100 000 fr. Le notaire et Joséphine furent effrayés de voir dans les comptes des métaux, des diamants de toutes les espèces mais en petites quantités. Joséphine demanda au notaire de cacher à la société de Douai la nature de ces acquisitions qui eussent été taxées de folie. Le notaire lui précisa que si elle ne trouvait pas le moyen d'empêcher son mari de dépenser sa fortune si follement, dans six mois les biens patrimoniaux seraient grevés d'hypothèques qui en dépasseraient la valeur. Le notaire avait déjà essayé de le rendre à la raison mais Balthazar lui avait répondu qu'il travaillait à la gloire et à la fortune de sa famille. Quoique séparée de son mari depuis deux ans, Mme Claës pressentait la perte de sa fortune. Elle souffrait dans son coeur comme mère et comme chrétienne. Sa conscience lui disait que les parents étaient les dépositaires de la fortune et n'avaient pas le droit d'aliéner le bonheur matériel de leurs enfants. Alors elle fit vendre secrètement à Paris les riches parures de diamants que son frère lui avait données au jour de son mariage et introduisit la plus stricte économie dans sa maison. Elle renvoya la gouvernante de ses enfants. Elle supprima la dépense onéreuse des équipages et des gens que son isolement rendait inutiles malgré cela, le notaire annonça à Joséphine qu'il fallait arrêter les dépenses de son mari. Balthazar devait une somme de 30 000 fr.
Toute la fortune des Claës s'était dissipée en gaz et en charbon. Le notaire avait dit à Balthazar qu'il était obligé d'hypothéquer sa maison. C'était la première fois depuis trois ans qu'il avait donné alors la première trace de raison.
Joséphine savait que la ruine de ses enfants était consommée. Entre ses enfants et l'honneur de leur père, il ne fallait plus hésiter. La nécessité d'une lutte prochaine entre elle et son mari l'épouvantait mais elle allait donc sortir de cette constante soumission dans laquelle elle était demeurée comme épouse. L'intérêt de ses enfants l'obligerait à contrarier dans ses goûts un homme qu'elle idolâtrait. Elle allait lui montrer les plaies de la misère et lui faire entendre les cris de la détresse. Si elle ne veut pas eu d'enfants, Joséphine aurait embrassé courageusement et avec plaisir la destinée nouvelle que lui faisait son mari. En ce moment, ses enfants séparaient Joséphine de sa vraie vie autant que Balthazar s'était séparé de Joséphine par la science. Après avoir parlé avec le notaire à l'église, Joséphine rentra chez elle et voulut s'expliquer avec son mari. Balthazar sortit de son laboratoire plus absorbé que jamais. Il ne lui répondit pas. Elle résolut de lutter contre cette épouvantable puissance qui lui avait ravi un amant, qui avait enlevé à ses enfants un père, à la maison une fortune et à tous le bonheur.
Balthazar allait sortir dans le jardin et Joséphine l'appela. Il ne répondit pas mais elle le vit cracher dans un des crachoirs. Cet homme, qui ne pensait à personne, n'oubliait jamais les crachoirs. Pour le pauvre Joséphine, incapable de se rendre compte de cette bizarrerie, le soin constant que son mari prenait du mobilier, lui causait toujours une angoisse inouïe. Alors elle cria d'un ton plein d'impatience : "mais, Monsieur, je vous parle ! ». Balthazar se retourna vivement pour lancer à sa femme un regard où la vie revenait et qui fut pour Joséphine comme un coup de foudre. Balthazar devina le secret de cette crise et prit sa femme dans ses bras et la posa doucement sur un fauteuil. Puis il l'emmena dans sa chambre. Il lui demanda ce qu'elle et lui baisa la main. Alors elle lui annonça qu'ils étaient ruinés. Il répondit que leur fortune serait peut-être sans bornes dès le lendemain. Il prétendit avoir trouvé le moyen de cristalliser le carbone, la substance du diamant. Il affirma qu'il n'avait jamais cessé de penser à elle et que ses travaux étaient toujours pleins de sa femme. C'était trop pour Joséphine et elle lui demanda d'arrêter. Elle souffrait pas trop de plaisir. Elle ne s'attendait pas à revoir cette figure animée par un sentiment aussi tendre pour elle qu'il l’avait été autrefois. Elle lui annonça qu'elle avait lu pendant quatre mois les plus grands chimistes pour pouvoir discuter de ce sujet avec son mari. Il tomba aux genoux de sa femme en versant des fleurs d'attendrissement. Puis elle demanda à son mari de lui faire la grâce de s'habiller car ils avaient Pierquin, le notaire, à dîner. Puis elle demanda à sa fille Marguerite de l'habiller. Balthazar embrassa sa fille. Elle en fut surprise. Sa mère lui expliqua que depuis trois ans Balthazar travaillait pour la gloire et la fortune de sa famille et s’il semblait heureux ce soir c'est parce qu'il croyait avoir atteint le but de ses recherches. Joséphine descendit et elle rencontra le valet de chambre dans l'escalier. Il lui annonça que Balthazar avait déchiré un bout d'étoffe de la rampe en emportant Joséphine dans sa chambre.. Joséphine lui dit que cela n'était pas un malheur. Mulquinier se demanda ce qu'il pouvait arriver pour que ce ne soit pas un désastre. Il pensait que son maître avait peut-être enfin trouvé l'absolu. Le notaire était venu pour les 30 000 fr. Joséphine lui demanda de ne pas en parler à Balthazar et de rester dîner avec eux. Elle assura le notaire que dans quelques mois son mari pourrait rembourser les sommes qu'il avait empruntées.
Le notaire faisait le généreux mais il savait compter. Quand Claës lui semblait ruiné, ses attentions étaient dures et bourrues ; puis elles devenaient affectueuses et presque serviles quand il soupçonnait quelque heureuse issue aux travaux de son cousin Balthazar. Tantôt il voyait en Marguerite, la fille de Joséphine Balthazar, une infante de laquelle il était impossible à un simple notaire de province d'approcher ; tantôt il la considérait comme une pauvre fille trop heureuse s'il daignait en faire sa femme. Balthazar descendit l'escalier et se montra bientôt dans le costume alors à la mode. Il semblait méconnaissable à ceux qui l'avaient vu naguère. La fatigue et les souffrances que trahissaient la maigreur des contours et l'adhérence de la peau sur les os avaient même une sorte de grâce. Balthazar joua avec son fils et dit au notaire que les plaisirs de famille consolaient de tout. Puis il entraîna le notaire dans son jardin pour lui faire voir ses tulipes.
Joséphine ne put contenir sa joie en revoyant son mari si jeune. Puis toute la famille passa dans la salle à manger. Le notaire complimenta les Claës d'avoir su conserver le patrimoine flamand dans leur mobilier, leur argenterie et leurs habitudes culinaires. En entendant le notaire se dire que les services de porcelaine étaient à la mode, Joséphine conçut aussitôt l'idée de vendre la pesante argenterie provenue de la succession de son frère pour pouvoir acquitter les 30 000 fr. dus par son mari.
Le notaire expliqua à Balthazar que Douai se demandait à quoi il dépensait tant d'argent. Il affirma qu'il avait rejeté les rumeurs qui couraient au sujet des recherches de Balthazar. Balthazar l’en remerciera. Il assura qu'il donnerait, pour célébrer l'anniversaire de son mariage, une fête dont la magnificence lui rendrait l'estime de ses compatriotes. Joséphine rougit fortement. Depuis deux ans cet anniversaire avait été oublié.
Le vieux Lemulquinier allait et venait avec une allégresse insolite causée par l'accomplissement de ses secrètes espérances. Le changement si soudainement opéré dans les manières de son maître était encore plus significatif pour lui que pour Mme Claës. En effet, le valet de chambre voyait une fortune. En aidant Balthazar dans ses manipulations, il en avait épousé la folie. Sa qualité de préparateur initié aux secrets de son maître sur les travaux duquel il gardait le silence, l'investissait d'un charme. Les habitants de la rue de Paris le regardaient passer avec un intérêt mêlé de crainte. Il n'avait d'affection que pour son maître et le chagrin de Joséphine le laissait de marbre.
Joséphine proposa de prendre le café dans le jardin. Le notaire remarqua la rareté des tulipes et affirma qu'il y en avait pour 30 ou 40 000 fr. Et il proposa à Balthazar de les vendre. Balthazar prétendit qu'il n'avait pas besoin d'argent.
Après quoi, le notaire glissa à l'oreille de Joséphine que Balthazar n'était pas sorti de sa contemplation et s'en alla. Mais Balthazar rassura sa femme. Il savait bien comment faire pour renvoyer le notaire. Mme Claës tourna la tête vers son mari sans avoir honte de lui montrer les larmes qui lui vinrent aux yeux. Elle proposa à son mari de retourner au parloir. Pendant toute la soirée, Balthazar fut d'une gaieté presque folle et inventa des jeux pour ses enfants. Il ne s'aperçut pas de deux ou trois absences que fit sa femme. Quand il fit presque nuit, Balthazar proposa à sa femme de monter. En entrant dans la chambre de sa femme, Balthazar éprouva de doux frémissement comme s’il y entrait pour la première fois. Il porta Joséphine sur le canapé. C'était bien ce qu'elle voulait. Elle lui demanda de lui raconter par quel hasard un jour il s'était levé soucieux alors qu'il avait toujours été si heureux. Elle ne voulait pas le laisser aller seul dans les profondeurs sans limites de la science. Elle lui annonça qu'elle serait malheureuse s'il obtenait la gloire après laquelle il courait. Elle voulait être la seule source de ses plaisirs. Alors Balthazar lui avoua que ce n'était pas une idée qui l'avait jeté dans cette voie mais un homme. C'était un officier polonais qu'ils avaient hébergé en 1809. Il se nommait Adam Wierzchownia. C'était un chimiste qui était devenu soldat à cause de la misère que procurait cette science. L'officier avait été surpris que Balthazar ait étudié la chimie avec Lavoisier tout en restant libre et riche. L'officier lui raconta s'être réfugié en Suède quand la Pologne était quasi morte. C'est en Suède qu'il étudia la chimie. Le Polonais lui révéla que selon ses travaux toutes les productions de la nature devaient avoir un même principe. Il pensait qu'il devait exister un principe commun modifié jadis par l'action d'une puissance éteinte aujourd'hui. En retrouvant cette puissance, on pourrait obtenir une chimie unitaire et les natures organiques et inorganiques pourraient reposer sur trois principes au lieu de quatre si on parvenait à décomposer l'azote. Le Polonais avait donc découvert l'existence de l'absolu. Une substance commune à toutes les créations, une substance modifiée par une force unique. Il était persuadé de l'existence du nombre trois en toutes choses humaines. Un ce nombre dominait les religions, les sciences et les lois. Il pensait que la matière une devait être un principe commun aux trois gaz et au carbone. Le moyen devait être le principe commun à l'électricité négative et à l'électricité positive.
Joséphine fut surprise que cet homme, en passant une seule nuit sous leur toit, lui ait enlevé les affections de son mari. Balthazar fut offusqué et répondit que depuis trois ans il avait fait des pas de géant. Le visage de Balthazar parut alors à sa femme plus étincelant sous le feu du génie qu’il ne l'avait été sous le feu de l'amour. Ou elle pleura. Il affirma avoir réussi à décomposer les larmes pour découvrir qu'elles contenaient du phosphate de chaux, du chlorure de sodium, du mucus et de l’eau. Il continua de parler sans voir l'horrible convulsion qui travaillait la physionomie de Joséphine.
Balthazar livra à Joséphine quelques hypothèses à propos de l'intelligence de l'homme. Selon lui, l'homme ordinaire aurait peu de phosphore en lui, l'homme de génie en serait saturé à un degré convenable. L'homme constamment amoureux déplacerait la force résultant de son appareil électrique. Il voulut commencer à donner une explication sur le sentiment mais Joséphine l'arrêta en lui disant qu'il commettait des sacrilèges. Mais il insista en disant que l'amour était de la matière éthérée qui se dégageait. Elle rétorqua qu'il commettait le péché d'orgueil dont fut coupable Satan. Elle lui expliqua que Dieu disposait d'une puissance que lui, Balthazar, n'aurait jamais.
Ses lectures de livres de chimie lui avaient permis de comprendre que décomposer n'était pas créer. Balthazar prétendit pouvoir trouver la force coercitive. Joséphine conclut que rien ne l'arrêterait. Elle comprit que son mari était mort à tout. Elle pensait que son mari était dévoré par le démon sinon il se serait aperçu avoir perdu 900 000 fr. depuis trois ans. Elle voulut qu'il comprenne que s'il ne devinait pas bientôt son secret de l'enfer, leurs enfants seraient perdus. Elle lui révéla que Pierquin était venu demander 30 000 fr. et que pour acquitter cette dette, elle avait pensé à vendre leur vieille argenterie. Joséphine se jeta désespérément aux pieds de son mari. Elle le supplia de cesser un moment ses recherches. Elle voulait qu'il ne réduise pas leurs enfants à la misère puisqu'il ne pouvait plus les aimer à cause de la science qui avait dévoré son coeur. Alors Balthazar la porta sur le canapé et se mit à ses pieds. Il comprit avoir causé des chagrins à sa femme. Elle lui dit qu'elle ne supporterait pas de voir la science jusque dans les transports de son amour. Il voulut se justifier en disant que ses travaux étaient la gloire de sa famille. Il reconnut avoir tort de délaisser sa femme pour la science. Il voulait que Joséphine l'arrache de ses préoccupations. Elle voulait plus encore. Elle voulait briser son laboratoire et enchaîner sa science. Il accepta de jeter au diable la chimie. Il pleura.
Le lendemain de cette soirée, Balthazar ne monta pas dans son laboratoire. Puis la famille partit à la campagne pour y demeurer deux mois. Ensuite, il y eut les préparatifs pour célébrer l'anniversaire de mariage de Joséphine et de Balthazar. Balthazar recueillit de jour en jour les preuves du dérangement que ses travaux et son insouciance avaient apporté dans ses affaires. Pendant les 20 jours que durèrent les préparatifs, Joséphine réussit à tromper avec habileté le désoeuvrement de son mari en le chargeant de choisir les fleurs qui devaient orner le grand escalier, la galerie et les appartements. Puis elle l’envoya à Dunkerque pour se procurer des poissons. Les moindres accessoires ne devaient pas démentir le luxe patrimonial. Les préparatifs empêchèrent Balthazar de songer à la recherche de l'Absolu.
En revenant aux idées domestiques et à la vie sociale, Balthazar retrouva son amour-propre de Flamand et de maître de maison. Il voulut imprimer un caractère à cette soirée d'anniversaire en faisant de sa maison un bocage de plantes rares et en préparant des bouquets de fleurs pour les femmes. Mais les nouvelles particulières des désastres éprouvés par la Grande armée en Russie s'étaient répandus dans l'après-dîner et une tristesse profonde s'empara des Douaisiens qui refusèrent de danser. Balthazar reçut une lettre de M. de Wierzchownia qui se mourait. Il avait voulu léguer à Balthazar plusieurs idées qui lui étaient survenues relativement à la recherche de l'Absolu. Cette lettre plongea Balthazar dans une profonde rêverie. Pour Joséphine, la fête fut un double deuil. La maison Claës jeta son dernier éclat. La reine de ce jour fut Marguerite, alors âgée de 16 ans et qui fut présentée au monde. Elle attira tous les regards. Bizarrement, elle n'avait aucun trait de sa mère ni de son père. Elle ressemblait plutôt à son aïeule maternelle dont le portrait avait été conservé précieusement. Vers 1 heure du matin, la galerie fut déserte et les lumières s'éteignirent. La cour, un moment si bruyante et si lumineuse redevint noire et sombre : image prophétique de l'avenir qui attendait la famille Claës. Quand le Claës rentrèrent dans leur appartement, Balthazar fit lire à sa femme la lettre du Polonais. Joséphine la lui rendit en un geste triste car elle prévoyait l'avenir.
La tyrannie des idées ôta la conscience des mouvements de Balthazar. Pendant les premiers mois, Joséphine se tira de cette situation critique par des efforts inouïs que lui suggérera l'amour ou la nécessité. Elle intéressa Balthazar à l'éducation de ses filles en lui demandant de diriger leurs lectures. Mais Joséphine ne pouvait rien contre la nostalgie scientifique. Elle appela le monde à son secours en donnant deux cafés par semaine. Les efforts que faisait Balthazar pour bien jouer son rôle de maître de maison ne cachait pas la profondeur du mal par la fatigue à laquelle on le voyait en proie le lendemain. Il avait des mouvements tristes, la voix faible, l'abattement d'un convalescent. Quand il avait atteint la soirée, il éprouvait un contentement visible car le sommeil le débarrassait d'une importune pensée. Joséphine n'osait pas questionner Balthazar quand il écoutait les propos de ses enfants avec l'air d'un homme occupé par une arrière-pensée. Mais elle était émue de voir son mari secouer sa mélancolie et chercher à paraître gai pour n'attrister personne.
Les symptômes de la tristesse devinrent plus graves vers la fin du mois d'avril et effrayèrent Joséphine. Un jour, elle n'hésita plus à tout sacrifier pour le rendre à la vie. Elle le délia de ses serments. Elle lui dit qu'il avait sacrifié pour elle plus que sa vie. Elle était prête à vendre ses derniers diamants pour lui procurer l'argent nécessaire à ses travaux. La joie qui soudainement éclaira le visage de son mari mit le comble au désespoir de Joséphine. Elle comprit avec douleur que la passion de Balthazar était plus forte que lui. Elle se plut à croire au succès pour se justifier à elle-même sa complicité dans la dilapidation probable de leur fortune.
Balthazar lui dit que l'amour de toute sa vie ne suffirait pas à reconnaître son dévouement. Joséphine n'eut plus une heure de calme, quand tous les diamants de la maison furent vendus à Paris par l'entremise de l'abbé de Solis, son directeur, et que les fabricants de produits chimiques eurent recommencé leurs envois. Par moments, elle se reprocha sa complaisance pour une passion dont le but était impossible. Elle regardait avec terreur la cheminée du laboratoire et contemplait avec désespoir la fumée. Elle voyait s'enfuir ainsi la fortune de ses enfants. Elle voulait sauver la vie de son mari. Elle avait obtenu de pouvoir rentrer dans le laboratoire mais il lui fallut bientôt renoncer à cette triste satisfaction. Cela la faisait trop souffrir de voir Balthazar qui ne s'occupait pas d'elle et paraissait souvent gêné par la présence de sa femme. Lemulquinier devint alors pour elle une espèce de baromètre. S'il sifflait, elle devinait que les expériences de son mari étaient heureuses mais si le valet était morne et sombre, Joséphine lui jetait un regard de douleur.
Par une triste prévision maternelle, elle préparera ses deux filles aux travaux de la maison pour tâcher de les rendre assez habiles à un métier de femme et qu'elles puissent en vivre si elles tombaient dans la misère. Vers la fin de l'été, Balthazar avait dévoré l'argent des diamants vendus à Paris et s'était endetté d'une vingtaine de mille fr.
En août 1813, les efforts de Balthazar avaient été sans résultat. Le sentiment de son impuissance l'écrasa. Il se sauva dans son appartement pour ne pas donner de témoins à sa douleur.
Joséphine le suivit et l'emmena dans sa chambre. Balthazar laissa éclater son désespoir. Il voulut se tuer pour laisser sa femme et ses enfants heureux. Joséphine répondit qu'elle avait consulté l'abbé de Solis, son confesseur. Il était venu voir les tableaux. Le prix des tableaux qui se trouvaient dans la galerie pouvaient servir à payer toutes les dettes. Balthazar accepta.
Les rôles étaient changés. L'épouse devenait la protectrice du mari. Elle attendait des remerciements passionnés pour ce sacrifice mais Balthazar avait répondu égoïstement qu’il voulait résoudre un problème de chimie. Alors Joséphine quitta brusquement son mari et descendit au parloir où elle fondit en larmes. Marguerite et Félicie lui demandèrent la raison de son chagrin. Félicie appela Martha, la cuisinière qui alla chercher Josette pour faire chauffer de l'eau pour un bain de pieds. Joséphine demanda à Martha de dire à Lemulquinier d’aller chercher l'abbé de Solis. Martha reprocha à Lemulquinier sa complicité avec Balthazar. Il refusa d'aller voir l'abbé prétextant qu'il avait à faire dans le laboratoire. Mais Balthazar arriva à ce moment-là. Il ordonna à son valet d'obéir.
La lutte mesquine entre le ballet de chambre et Martha et Josette influa sur l'avenir de la famille quand, plus tard, elle eut besoin de secours contre le malheur. Balthazar ne s'aperçut pas de l'état maladif de sa femme. Il regarda même ses deux filles s'occupant de leur mère sans chercher la cause de leurs soins. Par amour pour Balthazar, Joséphine s'efforça de justifier aux yeux de Marguerite ce qui pouvait paraître des fautes chez un père. Cela provoqua une sorte de terreur pour la majesté paternelle. Toutefois, Marguerite avait encore de l'admiration pour sa mère. Ce sentiment était fondé sur une sorte de divination de souffrances dont la cause devait naturellement préoccuper une jeune fille.
Marguerite découvrit lentement la trame mystérieuse du drame domestique. Elle devint la confidente active de sa mère. Tous les soins de Joséphine se portaient sur Marguerite à laquelle elle tâchait de communiquer son dévouement pour Balthazar.
Joséphine espérée voir son mari heureux jusqu'au moment où elle fermerait les yeux ; puis elle comptait transmettre les délicatesses de son coeur à Marguerite pour que sa fille continue à jouer auprès de Balthazar le rôle d'un ange d'amour. Néanmoins Joséphine ne voulut pas déconsidérer le père aux yeux de la fille en l'initiant avant le temps où terreur que lui inspirait la passion scientifique de Balthazar. Elle étudiait le caractère de Marguerite pour savoir si elle deviendrait par elle-même une mère pour ses frères et sa soeur et une femme douce et tendre pour son père. Dans le profond silence qui régnait au parloir, Marguerite se tournait vers son père en s'étonnant de son insensibilité. L'abbé de Solis arriva un jour avec son neveu et Emmanuel. L'aspect de ce jeune homme avait éveillé dans le coeur de Marguerite des sentiments inconnus. Joséphine avait eu pour principe d'accomplir en secret ses pratiques de dévotion. Son directeur de conscience se montrait pour la seconde fois dans sa maison. Le prêtre espagnol était remarquable par un vaste savoir et par une piété vraie. Il s'était consacré tout entier à l'éducation de son neveu, devenu de très bonne heure orphelin. Lors de la conquête de la Belgique, il s'était fixé très de Mme Claës. Il était resté d'autant plus volontiers qu'il fut considéré comme un patriarche par cette communion particulière où l'on continuait à suivre les doctrines des Mystiques. Emmanuel avait été sévèrement élevé par son oncle qui le gardait près de lui comme une matrone garde une vierge. Le vieux prêtre avait comprimé l’expression des sentiments voluptueux chez son élève en le préparant aux souffrances de la vie par des travaux continus et par une discipline presque claustrale. Emmanuel était doté d'une angélique pureté qui communiquait à sa personne le charme dont sont investies les jeunes filles. Emmanuel avait accompagné son oncle pour examiner les tableaux de la maison Claës. Marguerite avait cherché quelque prétexte pour rejoindre sa mère afin de satisfaire sa curiosité en apprenant que le prêtre était dans la galerie. Marguerite et Emmanuel baissèrent leurs yeux en se découvrant l'un et l'autre. Tous deux sentirent ce trouble profond qui remue le coeur. Emmanuel et Marguerite furent l'un pour l'autre cette voix musicale qui réveille un sens, cette main qui relève des voiles nuageux et montre les rives gagnées par les feux du midi. Quand le prêtre et son neveu s'en allèrent, Marguerite s'inclina tout interdite et mit ses adieux dans un regard où semblait se peindre le regret de perdre cette pure et charmante vision. Quand le pieu dominicain s'était assis près de sa pénitente il lui avait suffi de voir Balthazar et sa femme pour deviner une catastrophe. Joséphine ordonna à sa fille de montrer à Emmanuel les tulipes de son père. Marguerite à demi honteuse prit le bras de Félicie et regarda Emmanuel qui rougit et sortit du parloir en saisissant Jean par contenance. Quand ils furent tous les quatre dans le jardin, Félicie et Jean allèrent de leur côté. Marguerite resta seule avec Emmanuel. Après un long silence, Marguerite demanda à Emmanuel s'il aimait les tulipes. Il répondit que ces fleurs l'éblouissaient car il avait l'habitude de travailler dans une sombre petite chambre. Il avoua sans doute préférer ce qui était doux à la vue. En disant ces derniers mots, il contempla Marguerite. Elle lui demanda à quoi il travaillait et il répondit que son oncle voulait le faire prêtre. Marguerite fut surprise. Mais il ajouta qu'il avait résisté car il ne se sentait pas de vocation. Elle lui demanda à quoi il se destinait donc. Il voulait devenir professeur. Il espérait épouser une femme simple qu'il aimerait bien. Il ajouta qu'il préférait une pâquerette à ces belles tulipes pleines d'or, de pourpre et de saphirs qui représentaient la vie fastueuse. Marguerite répondit qu'elle avait toujours appelé jusqu'à présent les pâquerettes des marguerites. Cela fit rougir Emmanuel qui chercha une réponse et dit : « je n'osais prononcer votre nom ». Il avait beaucoup de goût pour les travaux historiques et voulait écrire des ouvrages. Il aurait voulu que Marguerite lui parle d'elle.
Joséphine avait terminé sa consultation avec le prêtre. Prévoyant une ruine complète, elle voulait retenir, à l'insu de Balthazar, une somme considérable sur le prix des tableaux et se la réserver pour le moment où la misère pèserait sur sa famille. Le vieux dominicain avait approuvé cet acte de prudence. Le prêtre envoya son neveu muni d'une lettre de recommandation à Amsterdam où Emmanuel réussit à vendre les tableaux à des célèbres banquiers. Emmanuel fut chargé par Balthazar de recevoir le prix des tableaux qu'il lui expédia secrètement afin de dérober à la ville de Douai la connaissance de cette vente. Une somme de 15 000 ducats avait été secrètement donnée à Joséphine. Vers la fin de septembre, Balthazar avait pu rembourser ses dettes et reprit ses travaux. Il ne regretta pas ses tableaux. Quant à Joséphine, rien ne comptait plus que le bonheur domestique et la satisfaction de son mari et pour dissimuler le vide de la galerie elle changea les ameublements et mit des tableaux qui se trouvaient dans les appartements de réception. Balthazar disposait de 200 000 fr. pour recommencer ses expériences. Le vieux dominicain et son neveu furent les dépositaires des 15 000 ducats réservés pour Joséphine. Ils les revendirent après les événements de la guerre continentale qui avaient donné de la valeur aux ducats. Ainsi, 170 000 fr. en écus furent enterrés dans la cave de la maison de l'abbé. Joséphine eut le triste bonheur de voir son mari constamment occupé pendant près de huit mois. Mais elle tomba dans une maladie de langueur qui devait nécessairement empirer. Balthazar était dévoré par la science et ne s'intéressa pas à la chute de Napoléon. Il n'était ni mari, ni père, ni citoyen. Il fut chimiste. Mais la fin de l'année 1814, Joséphine était grabataire. Elle demeurera dans le parloir. Elle redoubla d'amour pour ses enfants. La maison Claës ne reçut bientôt plus personne. La ville de Douai n'en fut pas surprise. La maladie de Joséphine parut une raison suffisante et les vicissitudes politiques de la Flandre firent complètement oublier le chimiste. L'hiver de 1814 à 1815 fut pour Joséphine la plus douloureuse des agonies. Son mari venait rarement la voir. Il restait près de sa femme après le dîner pendant quelques heures mais n'avait plus la force de soutenir une longue conversation. Cette monotonie était diversifiée les jours où l'abbé et son neveu passaient la soirée chez les Claës. Le vieil abbé jouait au trictrac avec Balthazar et Marguerite discutait avec Emmanuel près de sa mère qui souriait à leurs innocentes joies.
L'amour enseveli dans le coeur d'Emmanuel et de Marguerite sans que ni l'un ni l'autre ne comprissent encore qu'il s'en allait de l'amour, ce sentiment éclos sous la voûte sombre de la galerie Claës devant un vieil abbé sévère, dans un moment de silence et de calme ; cet amour grave et discret mais fertile en voluptés secrètes subissait la couleur brune et les teintes grises qui le décorèrent à ses premières heures. En n’osant se livrer à aucune démonstration vive devant le lit de douleur de Joséphine, les deux enfants agrandissaient leurs jouissances à leur insu. Joséphine paraissait près d'expirer et seul Balthazar l'ignorait. Mais quand son pas retentissait dans la galerie au moment où il venait dîner, Joséphine était si heureuse qu'elle rassemblait ses forces pour goûter cette joie. Balthazar ne voyait sa femme qu'en présence de ses filles ou de ses deux ou trois amis qui venaient la visiter. Il finit par se déshabituer d'elle. Les souffrances physiques de Joséphine l'aidèrent à supporter un vide, une séparation qui autrement l'aurait tuée. Vers la fin du mois de février 1816, Pierquin porta le cours qui devait précipiter dans la tombe une femme angélique et presque sans péché.
Il lui glissa à l'oreille que Balthazar l'avait chargé d'emprunter 300 000 fr. Cette phrase fut un coup de poignard qui tua Joséphine. Elle demanda à Marguerite tout ce qui lui était nécessaire pour écrire et rassembla ses forces pour écrire un testament. L'heure des aveux était venue. En conduisant la maison depuis la maladie de sa mère, Marguerite avait si bien réalisé les espérances de la mourante que Joséphine jeta sur l'avenir de sa famille un coup d'oeil sans désespoir. Joséphine voulut cacheter sa lettre et Marguerite se retira par discrétion pour ne pas avoir la suscription. Mais Joséphine laissa sa fille regarder. Joséphine dormi durant quelques heures et à son réveil ses deux filles et ses deux fils étaient à genoux devant son lit pour prier avec ferveur. Gabriel et Jean venaient d'arriver du collège accompagnés par Emmanuel qui était depuis six mois professeur d'histoire et de philosophie. Marguerite en voyant pâlir sa mère demanda à Emmanuel d'aller chercher son père. Puis Joséphine demanda à Emmanuel d'aller chercher l'abbé car elle voulait recevoir les derniers sacrements. Après quoi elle se trouva seule avec Marguerite. Marguerite lui annonça que depuis 10 jours elle n'avait plus d'argent pour les dépenses de la maison.
Elle avait appris que les tableaux de la galerie et de la cave avaient été vendus.
Joséphine lui donna sa lettre testamentaire en lui recommandant de ne la lire qu'après sa mort et quand elle serait dans la plus grande détresse. Elle lui conseilla de bien aimer son père et de prendre soin de sa soeur et de ses frères. Elle lui dit que les intentions de son père étaient de sacrifier son bonheur, sa vie, à l'illustration de sa famille. Elle voulait que Marguerite la remplace près de son père et de ne pas lui causer de chagrin, et ne lui reprocher rien et de ne pas le juger. Elle espérait qu'il redeviendrait le chef de sa famille une fois son oeuvre terminée. Marguerite dit à sa mère qu'elle ferait comme elle voudrait. Joséphine recommanda à sa fille de ne se marier qu'au moment où Gabrielle pourrait lui succéder dans le gouvernement des affaires de la maison. Joséphine déclara avoir été faible parce qu'elle était heureuse et demanda à Marguerite de conserver de la raison pour ceux qui n'en auraient pas dans la maison. Elle lui demanda encore de faire en sorte que sa soeur et ses frères n'accusent jamais leur mère. L'abbé administra les sacrements à Joséphine. Elle constata l'absence de Balthaza. Martha monta les escaliers pour aller le chercher. Mais Balthazar ne se montra qu'au moment où la cérémonie était terminée. En voyant entrer son mari, Joséphine rougit et quelques larmes roulèrent sur ses joues.
Il lui parla de ses expériences et dans l'assistance s'élevèrent des murmures d'horreur qui lui rendirent sa présence d'esprit. Il comprit que sa femme était au plus mal et lui demanda ce qui était arrivé. Le prêtre lui dit à l'oreille que sa femme se mourait et que c'était lui qui l'avait tuée. Puis le prêtre et Emmanuel sortirent suivis des enfants. Balthazar demeura comme foudroyé et regarda sa femme en laissant tomber quelques larmes. Joséphine dit à Balthazar que ne disait qu'elle ne vivait que par son amour et qu'à son insu il lui avait retiré sa vie. Il baisa les mains de sa femme en lui disant qu'il n'avait jamais cessé de l’aimer. Alors elle lui dit que pendant six ans il avait été mort à l'amour, à la famille, à tout ce qui faisait leur bonheur. Il lui avait caché ses pensées et ses actions. Elle s'en allait à temps. Elle lui reprocha d'avoir vendu ses derniers tableaux sans l'en avertir. Elle lui annonça que quand elle serait morte, sa fortune serait celle de ses enfants et qu'il ne pourrait en rien prendre. Elle lui dit enfin que 2 millions et six années de travaux avait été jeté dans n gouffre et qu'il n'avait rien trouvé. Alors Balthazar se cacha le visage. Joséphine lui révéla que déjà on ne le nommait par dérision Claës-l'alchimiste et que plus tard ce serait Claës-le-fou ! Elle lui prédit que de son vivant, il serait malheureux comme tout ce qui fut grand et qu'il ruinerait ses enfants. Elle aurait voulu vivre encore pour pouvoir jouir de la renommée de son mari qui l'aurait consolée d'avoir perdu le bonheur. Elle lui demanda d'épargner ses enfants. Alors Balthazar ordonna à Lemulquinier de tout détruire dans son laboratoire car il renonçait à la science. Joséphine lui répondit que c'était trop tard. Puis elle appela Marguerite et la famille épouvantée accourut et vie expirer Joséphine. Marguerite jugea son père et le père tremblait déjà de trouver dans sa fille l'instrument d'une vengeance. Chacun comprit que la maison Claës avait une âme et que cette âme n'était plus. Le soir de la mort de Joséphine, ses amis jetèrent quelques fleurs sur sa tombe entre deux parties de whist et rendirent hommage à ses belles qualités en cherchant du coeur ou du pique. Mais chacun chiffra le produit de la succession. Pierquin le premier qui fit observer à ceux qui causaient de cet événement que la mort de Mme Claës était un bien pour elle, son mari la rendait trop malheureuse et que c'était pour ses enfants un plus grand bien encore. Elle n'aurait pas su refuser sa fortune à son mari qu'elle adorait. Aujourd'hui, son mari ne pourrait plus disposer de la fortune. Le notaire estima à quinze cent mille francs en la fortune de Joséphine. Puis il parla de Marguerite en suggérant qu'elle se marie promptement. Chacun chercha quels étaient dans la province des jeunes gens capables de prétendre à la main de Mlle Claës. Le notaire trouvait des raisons pour rejeter chacun des partis proposés comme indigne de Marguerite. Pierquin avait déjà vu dans la mort de Mme Claës un événement favorable à ses prétentions et il dépeçait déjà ce cadavre à son profit. Il pensait que Balthazar serait content de se débarrasser d'une enfant qui pouvait le tracasser. Il était difficile de rencontrer dans la province une jeune personne plus délicatement belle et mieux élevée que ne l'était Marguerite. De plus, Marguerite satisfaisait encore l'orgueil du notaire par l'immense considération dont sa famille, doublement noble, jouissait en Flandre. Le lendemain, Pierquin offrit quelques billets de 1000 fr. à Balthazar pour lui éviter des ennuis pécuniaires au moment où il était plongé dans la douleur. Mais cette action ne fut pas considérée comme exceptionnelle.
Marguerite venait d'avoir 19 ans quand son père lui remit le gouvernement de la maison. Elle s'habitua, par l'entente prématurée de ses devoirs, à cacher ses douleurs mais elles n'en furent que plus vives. Pierquin ne voulut pas tarder à circonvenir.l'héritière. Il chercha l'occasion de parler à Marguerite mais l'amour avait jeté dans l'âme de Marguerite une clairvoyance qui l'empêcha de se laisser prendre à des dehors d'autant plus favorables aux tromperies sentimentales que dans cette circonstance Pierquin déployait la bonté qui lui était propre, la bonté du notaire qui se croit aimant quand il sauve des écus.
Le notaire proposa à Marguerite de sauver sa famille d'une ruine complète. Il suffisait qu'elle se marie car alors elle serait émancipée. Elle demanda pourquoi elle devrait être émancipée et le notaire lui répondit qu'ainsi elle obtiendrait le quart de la fortune de sa mère. Son père serait tenu, comme tuteur, de placer la part de ses enfants, en sorte que la chimie ne pourrait plus y toucher. Marguerite voulut savoir ce qu’il se passerait dans le cas contraire. Le notaire répondit que son père administrerait ses biens. Alors pour reprendre ses travaux, il pourrait vendre le bois de Waignies et ruiner ses enfants. Marguerite répondit que son père était incapable de dépouiller ses enfants en laissant échapper des larmes de douleur. Le notaire prit la main de Marguerite et la posa sur son coeur. Il insista. Marguerite retira la main du notaire et rétorqua qu'elle ne se marierait pas. Le notaire prétendit qu'il aimait Marguerite depuis le jour où il l'avait vue au dernier bal que son père avait donné. Il annonça à Marguerite qu'il convoquerait un conseil de famille pour l'émanciper sans la consulter. Alors Marguerite lui demanda pourquoi elle devait se marier si elle pouvait être émancipée sans cela. Le notaire essaya de regarder sa cousine d'un air tendre mais cette expression contrastait avec la rigidité de ses yeux habitués à parler d'argent. Pierquin lui expliqua qu'elle allait être en présence de son père et se demandait si elle pourrait lui résister. Marguerite répondit qu'elle saurait défendre ses frères et sa soeur. Puis elle demanda au notaire de ne rien proposer ni faire entreprendre qui puisse causer le moindre chagrin à son père.
De son côté, Emmanuel ne voyait aucune chance d'être accepté comme époux de Marguerite. Il avait peu de fortune et simplement un beau nom à lui offrir. Pourtant Marguerite et Emmanuel s'étaient si bien logés au coeur l'un de l'autre, que tous deux se savaient prêts à se faire les plus grands sacrifices. À cause du deuil, la réserve de Marguerite se changea presque en froideur car elle devait tenir le serment exigé par sa mère. Emmanuel avait épousé le deuil de sa bien-aimée en comprenant que le moindre voeu d'amour serait une forfaiture envers les lois du coeur. Par le respect dû aux souffrances de la morte, Emmanuel et Marguerite s'en tenaient encore au magnifique langage des yeux. Emmanuel venait chaque matin prendre des nouvelles de Balthazar et de Marguerite. Marguerite se reprochait parfois de ne pas lui tendre généreusement la main en lui disant : « soyons amis ! ». Pierquin continua ses obsessions avec cet entêtement qui est la patience irréfléchie des sots. Il cacha mal les manières despotiques d'un homme habitué à trancher les plus hautes questions relatives à la vie des familles. L'amour vrai, dévoué, respectueux d'Emmanuel formait donc un contraste frappant avec l'amour égoïste et calculé du notaire. Un jour, par une des premières belles matinée du mois d'avril, Emmanuel arriva au moment où Balthazar sortait. Marguerite devina que le professeur voulait lui parler et lui proposa de venir au jardin. Elle alla se placer sur un banc où elle pouvait être vue de sa soeur et de Marth. Emmanuel parla de Gabriel, le frère de Marguerite. Gabriel avait 15 ans et Emmanuel voulait que Marguerite consulte son frère sur ses goûts. Marguerite répondit qu'elle ne savait pas quelle était la carrière la plus convenable que pouvait prendre un homme. Emmanuel proposa de faire entrer Gabriel à l'Ecole Polytechnique. Emmanuel se proposait d'être le répétiteur de Gabriel. Marguerite accepta et ajouta qu'elle appréciait la délicatesse qui lui faisait offrir précisément ce qu'elle pouvait accepter de lui. Emmanuel détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes que le plaisir d'être agréable à Marguerite lui fit venir aux yeux.
Le soir, ce fut le notaire qui vint s'asseoir dans le jardin entre Balthazar et Marguerite précisément sur le banc où s'était assis Emmanuel. Il dit à Balthazar que cela faisait 43 jours que sa femme était décédée. Balthazar essuya une larme en entendant cela. Le notaire lui expliqua qu'il était tenue de faire un inventaire dans les 45 jours qui suivaient le décès de sa femme pour constater les valeurs de la communauté. Le notaire voulait convoquer un conseil de famille pour nommer un subrogé-tuteur. Marguerite demanda à quoi pouvait servir un inventaire. Le notaire répondit que cela servait à constater les droits, les valeurs, l'actif et le passif. Balthazar ordonna au notaire de procéder aux actes qu'il croirait nécessaires à la conservation des droits de ses enfants et ajouta qu'il fallait éviter le chagrin de voir vendre ce qui appartenait à sa chère femme. Balthazar se rappela qu'il avait dispensé sa femme de l'inventaire pour ne pas la tourmenter. Il pensait ne pas y être obligé lui aussi. Le notaire sont trouva un peu confus. Pierquin s'en alla, contrarié. L'inventaire n'eut pas lieu. Rien ne fut donc fixé sur la situation dans laquelle se trouvait le père vis-à-vis de ses enfants. Plusieurs mois s'écoulèrent sans que la situation de la maison Claës changeât. Emmanuel était devenu le précepteur de Gabriel. Balthazar paya ses dettes en empruntant une somme considérable sur ses biens et visita la forêt de Waignies. Au milieu de l'année 1817, le chagrin de Balthazar s'était lentement apaisé. Puis il pensa à la chimie. Il se rappela que sa femme n'avait pas voulu de son serment d'abandonner la chimie. La paix dont jouissait l'Europe avait permis la circulation des découvertes et des idées scientifiques acquises pendant la guerre par les savants des différents pays. La peur de voir trouver par un autre la réduction des métaux et le principe constituant de l'électricité, deux découvertes qui menaient à la solution de l'Absolu chimique porta les désirs de Balthazar à un paroxysme. Marguerite épiait les dispositions d'âme de son père. Alors elle ouvrit le parloir et ranima les souvenirs douloureux que devait causer la mort de sa mère. Cela réveilla les regrets de son père et retarda la chute dans le gouffre où il devait néanmoins tomber. Marguerite annonça à son père qu'elle ne se marierait pas avant d'avoir atteint sa 25e année. Malgré les efforts de sa fille, Balthazar reprit secrètement ses travaux. Martha s'en rendit compte et en informa Marguerite. Marguerite allait obtenir sa majorité dans quelques mois. Elle voulait s'opposer à la dissipation de la fortune familiale. Marguerite devint d'une parcimonie digne d'un avare. Balthazar ne s'aperçut pas de cette réforme qui réduisait la vie au strict nécessaire. D'abord Balthazar ne déjeunait pas puis il ne descendait de son laboratoire que pour dîner. Pierquin avait cessé de voir Marguerite en jugeant que sa ruine allait être complète.
Les propriétés rurales de Balthazar étaient déjà grevées de 300 000 fr. d’hypothèques. Le notaire avait calculé que trois ans suffiraient pour mettre le feu aux affaires. Emmanuel fut nommé proviseur du collège de Douai. Il venait voir Marguerite tous les jours pendant la soirée. Chaque jour, Emmanuel réalisait une des espérances de Marguerite. Plus à son aise, Emmanuel put déployer les séductions de son coeur. Cet amour naïvement progressif fut le soutien de Marguerite. Il annonça à Marguerite qu'il avait devancé Pierquin qui avait l'intention de lui annoncer une mauvaise nouvelle. Balthazar avait vendu la forêt a des spéculateurs qui l'avaient revendue par parties. Balthazar avait reçu 300 000 fr. dont il s'était servi pour payer ses dettes. Pierquin arriva en disant à Marguerite qu'elle était ruinée comme il le lui avait prédit. Son subrogé-tuteur, M. Conyncks, était à Amsterdam où il achevait de liquider sa fortune. La loi exigeait un procès. Le notaire voulut que Marguerite reconnaisse combien il avait été dévoué à ses intérêts. Emmanuel annonça à Marguerite que Gabriel avait été reçu à l'Ecole Polytechnique. Marguerite l'en remercia. Le notaire insista pour que Marguerite veuille bien l'écouter. Elle refusait de se marier et ne voulait plus en parler. Elle congédia. Emmanuel annonça à Marguerite qu'il était en train d'étudier le code et avait consulté un vieil avocat, ami de son oncle. Il était prêt à partir pour Amsterdam. Elle l'en remerciera. Emmanuel s'était procuré les noms et la demeure des acquéreurs du bois de Waignies. Il pensait pouvoir faire opposition grâce à un avoué qui agirait au nom de M. Conyncks. Il savait que le notaire reviendrait pour convoquer un conseil de famille et faire émanciper Gabriel. Emmanuel conseilla à Marguerite de demander sa part dans le prix des bois et Balthazar ne pourrait pas refuser les 200 000 fr. arrêtés par l'opposition. De plus, elle obtiendrait une obligation hypothécaire qui reposerait sur la maison qu'elle habitait. M. Conyncks réclamerait des garanties pour le 300 000 fr. qui revenaient à Félicie et à Jean. Dans cette situation, Balthazar serait forcé de laisser hypothéquer ses biens. La loi donnant une priorité rétroactive aux inscriptions prises dans l'intérêt des mineurs, tout serait donc sauvé. Marguerite demanda où seraient leurs revenus. Emmanuel répondit que les 50 000 fr. qui resteraient à Gabriel sur sa part seraient placés dans les fonds publics et rapporterait 4000 livres de rente. De plus, Marguerite disposerait de 150 000 fr. Marguerite avait peur que son père les lui demande. Alors Emmanuel lui conseilla de les placer sur le Grand Livre au nom de son frère. Il gagnerait ainsi trois ans de tranquillité. Gabriel, devenu majeur, restituerait à Marguerite les fonds pour établir les comptes pour la famille.
Gabriel revint à la maison paternelle. Emmanuel annonça à que son Balthazar fils avait été reçu l'école polytechnique. Balthazar remercia le proviseur. Il était fié que son fils devienne un savant. Marguerite recommanda à son frère d'être économe. Un mois plus tard, M. de Conyncks avait obtenu de Balthazar toutes les garanties désirables. Les plans conçus par Emmanuel fut entièrement exécutés. Honteux de la vente ce qu'il avait consentie dans un moment où il était harcelé par ses créanciers, Balthazar se soumit à tout ce qu'on exigea de lui. L'année 1818 expira sans aucun événement malheureux. Emmanuel perdit son oncle au mois de décembre. Marguerite apprit par Martha que son père avait vendu sa collection de tulipes, le mobilier de la maison de devant et toute l'argenterie. Elle fut obligée de racheter les couverts nécessaires au service de la table. Elle dit à son père qu'il était le maître de tout vendre dans la maison mais elle était forcée de lui faire observer qu'ils étaient sans argent. Félicie et elle-même seraient obligées de travailler nuit et jour pour payer la pension de Jean. Elle le pria de cesser ses travaux. Il répondit que dans six semaines tout serait fini. Après, il se conduirait sagement. Elle lui demanda de ne pas contracter de nouvelles dettes. Un mois plus tard, un banquier de la ville vint pour toucher une lettre de change de 10 000 fr. Il informa Marguerite que la maison Protez et Chiffreville en avait neuf autres de même somme. Marguerite envoya chercher son père. Elle devait trouver 100 000 fr. ou voir son père en prison. Balthazar ne descendit pas alors Marguerite monta au laboratoire. Lemulquinier lui demanda de ne pas approcher. L'obscurité du laboratoire, les machines bizarres, tout contribuait à frapper Marguerite. Elle pensa que son père était fou. Elle lui demanda de renvoyer Lemulquinier. Il refusa. Alors elle lui dit qu'il devait payer 10 000 fr. dans l'après-midi. Balthazar pleura. Marguerite demanda au valet de les laisser. Elle demanda à son père d'oublier ses expériences car il avait 100 000 fr. à payer. Il risquait la prison. Balthazar répondit que Joséphine savait qu'il travaillait pour l'humanité et reprocha à sa fille son manque d'affection filiale. Il lui demanda d'obéir. Il la ferait riche quand il lui plairait. Marguerite répondit qu'elle n'avait pas le droit de lui demander compte des 4 millions qu'il avait engloutis dans son laboratoire. Elle ne lui parlerait pas de sa mère qu'il avait tuée. Elle ne s'était pas mariée pour que son père ne soit pas obligé de lui rendre son compte de tutelle. Elle informa son père que Joséphine lui avait ordonné de résister à son père. Balthazar lui reprocha de vouloir devenir son bourreau. Alors Marguerite se sauva pour ne pas abdiquer le rôle qu'elle venait de prendre.
Lemulquinier descendit à la cuisine pour déjeuner et reprocha à Marguerite d'avoir empêché son père d'achever son expérience. Martha prit la défense de Marguerite en reprochant au valet de dépenser tout l'argent de la famille qui n'avait plus de quoi manger normalement. Marguerite retourna dans sa chambre pour lire la lettre que sa mère avait laissée avant de mourir. Dans cette lettre, Joséphine reprochait à son mari d'avoir dévoré sa vie et même son amour. Elle recommandait à Marguerite d'aller chez l'abbé de Solis, s'il vivait encore, sinon chez son neveu où elle avait caché 170 000 fr. Joséphine avait conseillé dans sa lettre d'abandonner Balthazar s'il n'arrêtait pas sa marche criminelle. Elle donnait son absolution à Marguerite si elle décidait de sauver ses frères et sa soeur. À cette lettre était jointe une reconnaissance de Messieurs de Solis qui s'engageaient à remettre le dépôt fait par Mme Claës à celui de ses enfants qui leur représenterait cet écrit.
Marguerite envoya Martha chercher Emmanuel. Emmanuel arriva avant que Martha ne fût de retour. Marguerite lui dit qu'elle était au courant pour la lettre de sa mère. Emmanuel lui dit que son sang et sa vie étaient à elle le lendemain du jour où il l'avait vue dans la galerie mais il ne savait pas qu'un jour elle accepterait son sang. Il demanda à Marguerite de lui pardonner sa parfaite obéissance aux volontés de Joséphine. Marguerite lui dit qu'il les avait sauvés. Puis il expliqua la situation alors Emmanuel lui conseilla de payer les lettres de change. Ensuite il remettrait à Marguerite les 70 000 fr. qui resteraient. Emmanuel apporterait dans la nuit les 70 000 fr. pour les cacher avec Marguerite. Marguerite pleura en appuyant son front sur le coeur du jeune homme car elle était triste de devoir se défier de son père. Ce fut la première expression de son amour pour Emmanuel toujours enveloppé de mélancolie. Emmanuel recommanda à Marguerite d'être aussi impitoyable envers son père qu'il le serait envers sa fille. Emmanuel avoua à Marguerite que parfois il la voulait sans fortune pour qu'elle soit plus proche de lui et parfois il la voulait riche et heureuse car il trouvait qu'il y avait de la petitesse à se croire séparés par les pauvres grandeurs de la fortune. Marguerite était émue car Pierquin avait fait mille mensonges pour lui conserver sa fortune. Emmanuel venait d'avouer qu'il l'aimait pour elle-même et non pour sa fortune.
Balthazar descendit quelques moments avant le dîner, contre son habitude. Il demanda à Marguerite de lui donner son pardon. Tant qu'il n'avait pas trouvé l'Absolu, il était un misérable. Marguerite lui expliqua qu'elle avait réussi à payer les lettres de change. Son père fut surpris que sa fille ait toujours de l'argent. Il lui demanda son argent. Elle dit qu'elle le lui donnerait et il baisa sa fille au front.
Pendant le reste de la soirée, Balthazar déploya pour ses deux filles toutes les grâces de son caractère et tout le charme de sa conversation. Séduisant comme le serpent, sa parole et ses regards épanchaient un fluide magnétique. Quand Emmanuel arriva, il trouva pour la première fois depuis longtemps le père et les enfants réunis. Le jeune proviseur fut soumis au prestige de cette scène. Balthazar qui joignait la perspicacité du coeur à la perspicacité du cerveau savait tout le passé de sa fille et avait deviné les moindres événements de l'amour mystérieux qui l’unissait à Emmanuel. Cette soirée fut délicieuse. Emmanuel donna discrètement 3000 ducats en or à Marguerite. Puis il alla chercher le reste de la somme. Au moment où Marguerite voulut cacher les pièces dans le socle d'une colonne, elle fut surprise par Balthazar. Marguerite mentit à son père en disant que les ducats étaient un prêt d'Emmanuel. Mais Balthazar voulut savoir combien il avait. Emmanuel lui dit qu'il avait prêté 100 000 fr. à Marguerite pour acheter des lettres de change. Balthazar ne saurait donc lui donner aucune garantie. Il ajouta que l'argent prêté était lié à un contrat avec lequel Marguerite cédait ses dans le terrain de Waignies dans le cas où elle ne pourrait rembourser. Marguerite détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes qui lui vinrent aux yeux car elle connaissait la pureté de coeur d'Emmanuel. Elle savait que le jeune homme avait spécialement horreur du mensonge, il lui faisait donc encore le sacrifice de sa conscience. Après le départ d'Emmanuel, Balthazar demanda à Marguerite si elle l'aimait. Marguerite avait compris qu'il voulait l'or. Elle ne voulut pas lui céder. Alors il se mit à pleurer et se jeta aux genoux de sa fille. Il lui promit de renoncer à ses travaux s'il échouait. Le promit de quitter la Flandre si Marguerite l'exigeait et il irait travailler comme un manoeuvre pour refaire sa fortune. Marguerite voulut relever son père mais il continua à lui dire qu'elle pourrait l'appeler vieux fou et elle pourrait même le battre si elle voulait. Mais elle refusa de céder. Balthazar maudit sa fille. Il voulut s'emparer des pièces alors Marguerite lui montra le portrait du Grand Claës. Balthazar lui jeta un regard d'horreur. Puis il sortit lentement. Elle entendit son père monter dans sa chambre. Guidée par un pressentiment, elle franchit les escaliers avec la vélocité d'une flèche et vit son père qui s'ajustait le front avec un pistolet. Alors elle s'élança vers lui et accepta de lui donner sa fortune. Il la baisa au front. Elle lui rappela sa promesse : s'il ne réussissait pas alors il devrait obéir à sa fille.
Le lendemain, Marguerite raconta à Emmanuel ce qui s'était passé. Il la rassura en lui disant que tout irait bien car ils s’aimaient. Quelques mois s'écoulèrent dans une tranquillité parfaite. Emmanuel encouragea Marguerite à dépenser l'argent qui restait sur la somme de laquelle il avait été le dépositaire pour vivre à l'aise. Marguerite fut livrée aux anxiétés qui avaient agité sa mère. Elle en arriva à espérer dans le génie de son père. Puis elle employa ses soirées à se faire expliquer par Emmanuel plusieurs difficultés légales. Elle accabla son père de questions sur leurs relations de famille. Elle se préparait évidemment à exécuter le plan qu'elle méditait si son père succombait encore une fois dans son duel avec l'Inconnu.
Au commencement du mois de juillet, Balthazar passa toute une journée assis sur le banc de son jardin, plongé dans une méditation triste. Marguerite vint s'asseoir près de lui avant le dîner. Balthazar avoua à sa fille avoir échoué. Alors elle lui rappela sa promesse. Dorénavant, son père lui appartenait. Il devrait lui obéir. Elle devait partir pour un mois avec Martha. Félicie resterait avec son père. Marguerite demanda à son père de laisser Félicie tranquille. Félicie n'aurait l'oreille que c'est qu'il lui faudrait strictement pour les dépenses de la maison.
Elle lui demanda de renoncer à ses recherches pendant deux ou trois années, le temps qu'elle amasse l'argent nécessaire pour que Balthazar puisse résoudre son problème. Le lendemain, M. Conyncks vint chercher Marguerite. Balthazar reçut son cousin avec affabilité. Conyncks devina les pensées de son cousin. Il lui dit qu'il savait qu'il passait pour être ruiné mais un Claës avait toujours des trésors dans sa raison et dans son coeur. Le grand-oncle était devenu veuf avec une fille de 12 ans. Il possédait une immense fortune et il n'était donc pas impossible qu'il voulût se marier. Le bruit de ce riche mariage ramena Pierquin chez les Claës. En ce moment, la bourgeoisie et la noblesse furent séparées dans toute la France en deux nations ennemies. Pierquin fut exclu des cercles aristocratiques et refoulé dans ceux de la bourgeoisie. Il venait d'avoir 40 ans, seule époque de la vie où les hommes se destinant au mariage puissent encore épouser des personnes jeunes. Son ambition tendait à rester dans le haut monde où devait l’introduire une belle alliance. Il savait que la famille Claës, à cause de son isolement, était étrangère à la scission opérée entre la noblesse et la bourgeoisie. Il retourna donc chez les Claës avec l'intention de faire les sacrifices nécessaires pour arriver à la conclusion d'un mariage. Il tint compagnie à Balthazar et à Félicie pendant l'absence de Marguerite mais reconnut tardivement un concurrent redoutable dans Emmanuel. La succession de l'abbé de Solis passait pour être considérable. Il essaya de séduire Félicie. Félicie voulait sans doute se voir, comme Marguerite, l'objet des regards et des pensées d'un homme. Emmanuel surveilla le commencement de cette passion fausse peut-être chez le notaire et naïve chez Félicie dont l'avenir était en jeu. Pierquin essaya de pénétrer le secret du voyage entrepris par Marguerite pour savoir s'il s'agissait de mariage et s'il devait renoncer à ses espérances. Mais Balthazar et Félicie ne purent lui donner aucune lumière. Balthazar semblait tout le temps triste. Il avait soulevé le monde comme un Titan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine. Il ne parlait pas de sa fille et ne s'inquiétait pas de son absence ni de son silence car elle n'avait écrit aucune lettre. À présent, Balthazar devait se familiariser avec les douleurs de ses vanités blessées. Marguerite était devenue l'âme, l'espoir et la force de cette famille. En son absence, les jours étaient devenus infertiles comme des landes desséchées. Deux mois plus tard, Marguerite fut ramenée à Douai par son oncle. Le notaire et Emmanuel avaient été invités à dîner par Félicie et par Balthazar pour fêter le retour de Marguerite. En portant son regard sur Emmanuel, Marguerite sembla puiser la force d'achever l'entreprise qu'elle avait secrètement formée. Pierquin se mit à parler de Paris en courant sa curiosité sous une fausse bonhomie. Mais Marguerite prétendit n'avoir rien vu à Paris. Elle y était allée mais pas pour se divertir. Conyncks précisa qu'il avait dû se fâcher pour emmener Marguerite à l'opéra. Et elle s'y était ennuyée. La soirée fut pénible par chacun était gêné. Marguerite et Balthazar étaient en proie à de sourdes et cruelles appréhensions qui réagissaient sur les coeurs. La voix de Marguerite trahissait une vive inquiétude. Emmanuel et Conyncks semblaient connaître la cause des secrets mouvements qui agitaient Marguerite. Balthazar était blessé d'avoir été mis en dehors d'une résolution et de démarches accomplies pour lui alors il garda le silence. Il conduisit Conyncks à sa chambre et pendant ce temps le notaire et Emmanuel s'en allèrent. Quand Balthazar revint au parloir, il trouva Marguerite seule. Elle lui annonça qu'elle avait trouvé pour lui une place de receveur des finances en Bretagne grâce à l'influence de M. Conyncks et d'Emmanuel. Cela lui rapporterait 20 000 fr. par an.
Marguerite, ne lui demanderait rien sur ses revenus et il pourrait les employés comme bon lui semblerait. Il devrait refaire lui-même sa fortune pendant que Marguerite et Félicie tâcheraient de rétablir l'aisance de la maison Claës. Balthazar venait de comprendre que sa fille venait de le chasser de la maison. Elle lui répondit qu'il pourrait revenir lorsqu'il pourrait habiter sa ville natale comme il lui conviendrait d'y paraître. Conyncks était resté pour emmener Balthazar en Bretagne. Il refusa. Alors Marguerite lui expliqua que s'il refusait de quitter la maison, les enfants sortiraient pour qu'il en reste le maître. Marguerite avait promis à sa mère de ne pas laisser mourir de faim sa soeur et ses frères. Elle lui laissait choisir son avenir. Le lendemain matin, Marguerite apprit par Lemulquinier que son père était sorti. Il devait revenir pour le déjeuner.
Quitter sa maison, c'était, pour Balthazar, renoncer à la science, à son problème, c'était mourir. Marguerite s’était souvenu de la tentative de suicide de son père. Elle craignait de voir se dénouer tragiquement la situation désespérée où se trouvait son père. Balthazar revint. Il était allé demander son passeport. Il acceptait de partir pour la Bretagne. Emmanuel arriva avec Jean. Emmanuel et Marguerite sentaient instinctivement ce qu'il y avait d'humiliant pour un père à déclarer ainsi publiquement ses désastres en acceptant une place et en quittant sa famille. Le soir, quand le père et la fille furent seuls, Balthazar demanda à Marguerite si elle était contente de son père. Elle lui répondit qu'il était digne de Van Claës. Le lendemain matin, Balthazar contempla son laboratoire une dernière fois et ordonna d'un air triste à Lemulquinier de faire évaporer des gaz ou des acides dangereux, de séparer des substances qui auraient pu produire des explosions. Puis il dit adieu à ses enfants et monta en voiture avec son oncle. Il dit à sa fille qu'il ne lui en voudrait jamais.
Pierquin demanda à Marguerite ce qu’elle allait faire. Il voulait sauver la maison et construire les bâtiments nécessaires à l'exploitation des terres de Waignies. Le notaire lui expliqua qu'elle aurait besoin de 200 000 fr. pour défricher ses terrains. Il proposa d'offrir cette somme à Marguerite. Félicie rougit excessivement tant elle était heureuse de trouver son cousin aussi généreux qu'elle le souhaitait et Marguerite s'en rendit compte. Elle devina que pendant son absence sa pauvre soeur s'était laisser prendre à quelques banales galanteries du notaire. Le notaire voulait surtout une hypothèque sur les terrains de Marguerite. Emmanuel fit un signe à Marguerite pour l'engager à refuser mais elle ne le vit pas. Marguerite refusa de payer un intérêt à 5 % pour obtenir de l'aide du notaire. Le notaire prit congé de sa cousine en éprouvant un mouvement de rage contre lui-même car il venait de comprendre que Marguerite était amoureuse d'Emmanuel et qu'il s'était conduit en vrai sot. Mais il n'abandonna pas le projet de séduire Félicie. Il s'imaginait déjà maire de Douai puis député. Quand Marguerite se trouva seule avec Emmanuel, il lui avoua qu'il possédait 300 000 fr. Il voulait les lui offrir et elle accepta. Elle lui tendit sa bague de jeune fille et Emmanuel pleura. Il tomba sur ses genoux et offrit à Marguerite un anneau qu'il portait toujours, c'était l'alliance de sa mère. Ils venaient de se fiancer. Emmanuel s'en alla. Félicie vint parler avec sa soeur. Marguerite lui parla de Pierquin. Elle dit à sa soeur que c'était un homme égoïste, intéressé mais honnête. Si elle acceptait de se marier avec lui, le notaire la considérerait comme sa propriété. Mais elle ne s'opposerait pas au mariage de Félicie. Elle voulait simplement s'assurer que le notaire avait des sentiments pour sa soeur. Le lendemain, le notaire vint voir Marguerite et l'emmena mystérieusement dans le petit jardin. Il se mit à parler sentiment puisque c'était une des clauses du contrat primitif qui devait précéder dans les lois du contrat notarié. Il dit à Marguerite s'être aperçu qu'il ne lui plaisait pas et qu'un autre avait été plus adroit que lui. Il ajouta qu'il éprouvait un amour réel pour sa soeur Félicie. Il voulait être trouvé digne de Félicie en prêtant de l'argent à la famille Claës sans intérêts.
Marguerite accepta l'assistant du notaire mais seulement dans tout ce qui concernait sa profession pour ne pas compromettre l'avenir de sa soeur. Elle confia sa soeur à la garde de Josette et de Martha. Puis elle partit pour Waignies où elle commença ses opérations qui furent savamment dirigées par Pierquin. Le notaire considérant son dévouement comme une excellente spéculation. D'abord, il tenta d'éviter à Marguerite la peine de faire défricher et de labourer les terres destinées aux fermes. Il réussit à trouver trois jeunes fils de fermiers riches pour leur faire prendre à bail les trois fermes qui allaient être construites. Moyennant l'abandon du prix de la ferme pendant trois ans, les fermiers s'engageaient à en donner 10 000 fr. de loyer à la quatrième année, 12 000 à la sixième et 15 000 pendant le reste du bail. Quatre ans après le départ de Balthazar, Marguerite avait déjà presque rétabli la fortune de son frère et de sa soeur.
Dès la cinquième année, elle put consacrer 30 000 fr. de revenus que donnèrent les fermes, les rentes de son frère et le produit des biens paternels, à l'acquittement des capitaux hypothéqués et à la réparation des dommages que la passion de Balthazar avait faits dans sa maison. Emmanuel offrit à Marguerite les 100 000 fr. qui lui restaient sur la succession de son oncle. Gabriel devint ingénieur des ponts et chaussées et fit une rapide fortune dans l'entreprise d'un canal qu'il construisit. Il sut plaire à sa cousine Mlle Conyncks. En 1824, les biens de Claës se trouvèrent libres et la maison de la rue de Paris avait réparé ses pertes. Le notaire demanda la main de Félicie à Balthazar de même qu’Emmanuel sollicita celle de Marguerite. En 1825, Marguerite et M. Conyncks allèrent chercher le père exilé qui donna sa démission pour retrouver sa famille. Pierquin complota avec Félicie et Emmanuel pour préparer à Marguerite une surprise. Ils avaient acheté à Félicie plusieurs beaux tableaux qu’ils lui offrirent pour décorer la galerie. M. Conyncks voulant témoigner à Marguerite la satisfaction que lui causaient sae noble conduite et son dévouement à remplir le mandat que lui avait légué sa mère, avait pris des mesures pour qu'on apporte une cinquantaine de ses plus belles toiles et quelques-unes de celles que Balthazar avait jadis vendues, de sorte que la galerie Claës fut entièrement remeublée. La vieillesse s'était manifestée chez Balthazar par d'effrayants symptômes. Il avait l'apparence d'un octogénaire quoi qu'il ne fût âgé que de 65 ans.
À travers les préoccupations de la science, un désir de revoir sa patrie, sa maison, sa famille agitait Balthazar et il songeait à couronner sa carrière par une série d'expériences qui devait le mener enfin à la découverte de son problème. Marguerite venait chercher la récompense d'une vie douloureuse et le pardon de sa gloire domestique. Elle se sentait criminelle à la manière des grands hommes qui violent les libertés pour sauver la patrie. Mais elle frémit en contemplant son père en reconnaissant les changements qui s'étaient opérés en lui. Balthazar eut les manières d'un coupable qui veut s'assurer de son juge. Lorsque Balthazar levait les yeux sur Marguerite, elle y surprenait avec douleur une expression de crainte, semblable à celle d'un enfant qui se sent fautif. Elle se promit d'employer son influence à faire reconquérir à son père toute sa dignité. Elle demanda à son père s'il avait des dettes. Il ne savait pas car c'était son valet qui tenait les comptes. Alors Marguerite demanda à Lemulquinier. Balthazar devait 1000 écus à un apothicaire. Elle insista pour savoir s'il devait encore autre chose est Balthazar répondit qu'il devait 30 000 fr. Marguerite accepta de payer les dettes de son père. Il avait continué ses recherches. Quand elle se rendit à Paris pour liquider les dettes de son père, Marguerite demanda aux fabricants de produits chimiques de ne rien envoyer à Douai sans l'avoir prévenue. Balthazar éprouva des vives émotions en revenant chez lui accueilli par ses enfants et les amis intimes de la famille. Quand il entra dans le parloir, il pleura en y voyant par l'exactitude avec sa fille avait reproduit ses anciens flambeaux d'argent vendus, que les désastres devaient être entièrement réparés. La secousse imprimée à son moral par ce retour lui fit épouser le bonheur de sa famille et il s'en montra bien le père. Après le déjeuner, les enfants, Balthazar et le notaire passèrent dans le parloir. Pierquin avait convoqué un clerc de notaire pour annoncer à Balthazar que la maison était libre d'hypothèques, que Balthazar était chez lui, et que ses biens ruraux étaient également dégagés. Balthazar recouvrit à la fois l'honneur de l'homme, la vie du père, la considération du citoyen. Il serra Marguerite dans ses bras. Elle lui demanda qu'il la remercie devant toute la famille d'avoir bien accompli ses intentions pour être ainsi le seul auteur du bien qui avait pu se faire ici. Balthazar aurait voulu que Joséphine soit présente pour admirer Marguerite. Puis Pierquin annonça la lecture des contrats de mariage. Les amis de la famille qui allaient dîner pour fêter le retour de Balthazar pour célébrer la signature des contrats de mariage arrivèrent pendant que les gens apportèrent les cadeaux de noces. À gauche du parloir et du côté du jardin se placèrent Gabriel et Mlle Conyncks auprès de qui se tinrent Emmanuel et Marguerite, Félicie et Pierquin. Balthazar et Conyncks se placèrent près du notaire qui a remplacé Pierquin. Le maire de Douai était présent car il devait marier les époux.
Parmi les témoins il y avait le premier président de la cour royale et le curé de Saint-Pierre. Ce fut le seul moment pendant lequel, depuis 16 ans, Balthazar oublia la recherche de l'Absolu. M. Raparlier, le notaire allait lire les contrats de mariage quand Lemulquinier se montra le visage flamboyant de joie. Balthazar emmena aussitôt Marguerite dans le jardin. Il lui avoua que son valet lui avait prêté pour une dernière expérience 20 000 fr. Mais le valet n'était pas venu pour réclamer de l'argent. Il annonça qu'il avait trouvé un diamant dans le laboratoire. Un hasard de sept années venait de produire, sans Balthazar, une découverte qu'il cherchait depuis 16 ans. Balthazar avait laissé du sulfure de carbone sous l'influence d'une pile de Volta. Chacun garda le silence devant Balthazar quand il annonça à l'assemblée la nouvelle. Il offrit le diamant à Marguerite et demanda au notaire de lire les contrats. Emmanuel dit à Marguerite que jamais homme n'avait été si grand. Une fois les contrats signés, chacun s'empressa de questionner Balthazar sur la manière dont s'était formé ce diamant mais il ne pouvait rien répondre sur un accident si étrange. Balthazar fut heureux de découvrir quelques-uns de ses anciens tableaux dans les appartements de la maison de devant où l'attendait une somptueuse fête. Marguerite dit à son père qu'il pourrait garder Lemulquinier près de lui comme un humble ami. Emmanuel le rembourserait de ses 20 000 fr.
Après le dîner, les principaux habitants de la ville arrivèrent pour le bal qui répondit à la splendeur classique de la maison Claës restaurée. Les trois mariages se firent promptement et donnèrent lieu à des fêtes qui entraînèrent pour plusieurs mois le Vieux Claës dans le tourbillon du monde. Son fils aîné alla s'établir à la terre que possédait près de Cambrai Conyncks qui ne voulait jamais se séparer de sa fille. Mme Pierquin quitta la maison paternelle pour faire les honneurs de l'hôtel que le notaire avait fait bâtir. L'oncle de Pierquin venait de mourir et avait laissé au notaire une fortune. Jean acheva son éducation à Paris. Marguerite et Emmanuel restèrent donc seules près de Balthazar. L'union de Marguerite et d’Emmanuel excita dans la ville une admiration respectueuse. Emmanuel fut nommé inspecteur général de l'université mais se démit de ses fonctions pour mieux jouir de son bonheur et rester à Douai. Marguerite, qui s'était montrée si forte dans l'adversité, redevint dans le bonheur une femme douce et bonne. Balthazar parut négligé son laboratoire. Marguerite donna tous les mois à son père une fête de famille et reçu la haute société de la ville un jour de la semaine ou elle avait un café qui devint l'un des plus célèbres de Douai. Balthazar assistait à toutes les assemblées à tel point que ses enfants purent croire qu'il avait renoncé à rechercher la solution de son problème. Trois ans se passèrent ainsi.
En 1828, Emmanuel hérita des titrés et des riches substitutions de sa maison et il acquit le comté de Nourho. Il dut s'établir en Espagne et Marguerite l'accompagna. Elle fut d'ailleurs curieuse de voir les châteaux de Casa-Réal où sa mère avait passé son enfance. Elle confia l'administration de la maison au dévouement de Martha, de Josette et de Lemulquinier. Balthazar avait refusé de partir en Espagne en alléguant son grand âge mais la véritable raison de son refus était plusieurs travaux méditée depuis longtemps. Marguerite eut un enfant. En 1830, Marguerite et Emmanuel décidèrent de revenir en France. Mais ils reçurent une lettre dans laquelle Félicie apprenait de tristes nouvelles à sa soeur. En 18 mois leur père s'était complètement ruiné. Gabriel et Pierquin étaient obligés de remettre à Lemulquinier une somme mensuelle pour subvenir aux dépenses de la maison. Le vieux domestique avait encore une fois sacrifiée sa fortune à son maître. Balthazar ne voulait recevoir personne. Josette et Martha étaient mortes. Gabriel et Pierquin avaient payé les intérêts des sommes que Balthazar avait empruntées sur la maison. Marguerite pouvait peut-être reprendre l'empire qu'elle avait jadis exercé sur son père et Félicie suppliait sa soeur de revenir promptement. Marguerite ne voulait pas laisser descendre son père au tombeau avec le déshonneur. Mais elle désirait le gouverner sans le froisser au cas où son père approcherait du but scientifique auquel il avait tant sacrifié. Marguerite et Emmanuel arrivèrent en septembre 1831 à Douai. Mais la maison était fermée et personne ne répondait. Un marchand annonça au valet de chambre d'Emmanuel que Balthazar était sorti depuis environ une heure. Marguerite envoya chercher un serrurier pour ouvrir la porte. Puis elle entra dans le parloir pour y mettre ses bagages. Elle frissonna de terreur en voyant que les tableaux avaient disparu et même le portrait du président avait été vendu. La salle à manger salle était vide. Marguerite découvrit que la maison était vide. L'idée de l'Absolu avait passé partout comme un incendie. Son père n'avait gardé qu'un lit, une chaise et une table dans sa chambre. Les moindres objets qui pouvaient avoir une valeur dans la maison avaient été vendus. Marguerite entra chez Lemulquinier. Sa chambre était aussi vide que celle de son maître. Elle découvrit dans le tiroir de sa table une reconnaissance du mont-de-piété qui attestait que le valet avait mis sa montre en gage quelques jours auparavant. Elle courut au laboratoire et vit que cette pièce était pleine d'instruments de science comme par le passé. Balthazar n'avait respecté que la chambre de sa fille. Alors elle pardonna tout à son père. Au milieu de cette fureur dévastatrice, il avait donc été arrêté par le sentiment paternel et par la reconnaissance qu'il devait à sa fille. Elle décida d'attendre le retour de son père dans le parloir. Elle ne s'attendait pas au dénouement qui allait couronner la vie de son père. L'état dans lequel se trouvait Balthazar n'était un secret pour personne. Pour toute la société, Balthazar était un homme à interdire, un mauvais père qui avait mangé des millions pour chercher la Pierre philosophale. On le calomniait en le flétrissant du nom d'alchimiste.
Balthazar excitait donc un profond sentiment de pitié chez les gens bien élevés et une curiosité railleuse dans le peuple. Pour beaucoup de paysans, ce vieillard était un sorcier. La grande maison Claës s'appelait dans les faubourgs et dans les campagnes la maison du diable.
Même Lemulquinier recevait quelques injures quand il allait au marché. Pierquin envoyait toujours durant les promenades de son beau-père trois de ces gens qui avaient la mission de protéger Balthazar car la révolution de juillet n'avait pas contribué à rendre le peuple respectueux. Mais ce jour-là, Claës et son valet étaient sortis en trompant la surveillance secrète de Pierquin. Au retour de leur promenade, ils vinrent s'asseoir au soleil sur un banc de la place Saint-Jacques. Des enfants se moquèrent d'eux. Un enfant demanda au valet si c'était vrai qu'il faisait des perles et des diamants. Lemulquinier acquiesça et ajouta qu'il lui en donnerait quand il serait bien savant. Tous les enfants accoururent pour regarder les deux chimistes. Ils les traitèrent de sorciers. Alors le valet menaça les enfants de sa canne et ils s'enfuirent. Un ouvrier qui avait vu le valet lever sa canne pour faire sauver les enfants crut qu'il les avait frappés et les insulta. Les enfants se sentant soutenus lancèrent des pierres qui atteignirent les deux vieillards au moment où Emmanuel arrivait. Balthazar tomba frappé d'une attaque de paralysie dans les bras de son valet qui le ramena sur un brancard. La populace escorta le vieillard jusqu'à sa maison. Un lit fut dressé au milieu du parloir et les secours furent prodigués à Balthazar. La paralysie le laissa assez longtemps dans un état voisin de l'enfance. Puis la paralysie cessa pour rester seulement sur la langue. Cette scène avait allumé dans la ville une indignation générale et Balthazar excita l'admiration qu'on lui refusait la veille. Chacun vanta sa patience, sa volonté, son courage, son génie. La famille Claës demanda que cette affaire fût assoupie. Marguerite paya les dettes de son père et rendit à la maison une splendeur moderne qui devait écarter toute idée de décadence. Elle ne quitta plus le chevet de son père et s'efforça de deviner toutes ses pensées pour accomplir ses moindres souhaits. Pendant les mois suivants, les enfants de Balthazar se rendaient près de leur père jusqu'à son sommeil. On lui lisait les journaux et Balthazar écoutait attentivement cette lecture. Vers la fin de l'année 1832, Balthazar passa une nuit extrêmement critique pendant laquelle Pierquin le médecin le veilla. Balthazar chercha à parler sans pouvoir y réussir. Le lendemain matin, les enfants vinrent embrasser leur père mais il ne leur témoigna pas la satisfaction que lui causaient habituellement ces témoignages de tendresse. Emmanuel cherche à faire diversion à la souffrance de Balthazar en lui lisant le journal. Un article était intitulé « découverte de l'absolu ». Il lut à Marguerite un article où il était question d'un procès relatif à la vente qu'un célèbre mathématicien polonais avait faite de l'Absolu. Balthazar avait entendu. Il leva une main crispée par la rage et cria d'une voix éclatante le fameux mot d'Archimède : eurêka (j'ai trouvé). Il retomba sur son lit et mourut en poussant un gémissement affreux. Le médecin ferma les yeux de Balthazar avec le regret de n'avoir pu léguer à la science le mot d'une énigme dont le voile s'était tardivement déchiré sous les doigts décharnés de la mort.