Ce monde paysan que Roud décrit inlassablement dans ses moindres détails, en long et en large pourrait-on dire, comme s’il voulait le sauver (mais le poète peut-il sauver le monde ?), ce monde a bien existé – il fut le nôtre – mais il porte aujourd’hui à jamais sa signature, la marque indélébile de sa sensibilité. C’est par cette blessure originelle que Gustave Roud nous ressemble, et c’est par cette blessure encore que nous lui ressemblons. Il faut la laisser s’exprimer, car elle nous renseigne sur une chose fondamentale : « qui parle quand je parle ». Toute poésie meurt de ne pas dire. L’essentiel, nous dit Roud, est de trouver sa voix, celle-ci ne fût-elle que le « murmure d’un murmure ».
A cet égard, la vision roudienne est anti-progressiste. « Croire au temps linéaire, c’est croire à la plus rassurante des illusions », écrit-il dans son Petit traité de la marche en plaine. L’être roudien, à l’instar des saisons, naît, meurt et renaît sans cesse de ses cendres. C’est une nature de Phénix. Le mobilisme est dans son ADN. « Ah si je pouvais naître comme une saison ! », s’exclame-t-il. Peu importe laquelle ; il en invente même de nouvelles : avant-printemps, extrême-automne… Attaché à vivre toute son agonie ici-bas, il écrit également : « Il n’y a pas de printemps pour ceux qui n’ont pas osé mourir. » Renaître est plus important que naître.
Toute son œuvre ne pourrait bien être finalement que le récit de ces renaissances successives, la recherche des circonstances qui, réunies, vont permettre de les imaginer possibles. Des circonstances à la fois de lieu et de temps : ce qu’il faudrait appeler un haut lieu et un temps fort. Récompense au terme de la quête, chaque halte au lieu élu (bois, chemin, moulin) correspond, en effet, à un arrêt du temps, qui est aussi pour ce photographe compulsif un arrêt sur image, et nous connecte à l’essentiel, à la toute-présence, nous faisant émerger « hors de l’impur ». Quant au corps, il est le moyen par lequel, dans des conditions d’espace et de temps données, nous pourrons être mis en communication avec des niveaux supérieurs de réalité. Et parmi ces corps, le corps paysan – corps proprement sacré – est celui qui, aux yeux de Gustave Roud, va faire figure de conducteur idéal, en ce que, véritable axis mundi, il relie la terre et le ciel qui « se complaisent en lui ».
En définitive, nous ne sommes ici ni dans la mystique de l’Alpe (chère à Ramuz), ni dans la fabrique du pré (exposée ultimement par Francis Ponge) : plutôt dans ce qui serait une mystique de la rencontre (où se tiendrait la co-errance de son œuvre), une métaphysique de la douleur, une poétique du contrepoint, une métandrique pure...
Didier Dantal
Gustave Roud, Œuvres complètes, sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti (4 volumes), éditions Zoé, 2022, 5 056 p., 65 €
« Je crois que l’homme au plein de sa vigueur et de sa force, et qui le sent assez pour ne douter pas de son regard, de son ouïe, est, à la lettre, un aveugle et un sourd. Je crois que seuls certains états extrêmes de l’âme et du corps : fatigue (au bord de l’anéantissement), maladie, invasion du cœur par une subite souffrance maintenue à son paroxysme, peuvent rendre à l’homme sa vraie puissance d’ouïe et de regard. Nulle allusion, ici, à la parole de Plotin : « Ferme les yeux, afin que s’ouvre l’œil intérieur. » Il s’agit de l’instant suprême où la communion avec le monde nous est donnée, où l’univers cesse d’être un spectacle parfaitement lisible, entièrement inane, pour devenir une immense gerbe de messages, un concert sans cesse recommencé de cris, de chants, de gestes, où tout être, toute chose est à la fois signe et porteur de signe. L’instant suprême aussi où l’homme sent crouler sa risible royauté intérieure et tremble et cède aux appels venus d’un ailleurs indubitable.
De ces messages, la poésie seule (est-il besoin de le dire?) est digne de suggérer quelque écho. Souvent elle y renonce en pleurant, car ils sont presque tous balbutiés à la limite de l’ineffable. Elle s’éveille de sa connaissance, les lèvres lourdes encore de paroles absentes ou folles qu’elle n’ose redire – et qui contiennent pourtant la vérité. Ou si elle ose les redire, c’est qu’elle semble avoir oublié leur origine, leur importance. Elle divulgue en deux vers un secret bouleversant, puis se tait. Eichendorff, dans un poème à sa petite fille morte, lui parle des alouettes qui chantent au-dessus de sa promenade désolée :
« Je pleure sans rien dire – elle m’apportent
Un message que tu leur as donné pour moi. »
Sans ces larmes, le poète aurait entendu le chant, non le message. C’est au prix de toute la torture de son deuil qu’il a connu le secret terrible des oiseaux. Car ces deux vers ne contiennent rien qui ressemble à une « image poétique », même belle et touchante. Ils disent l’entière et stricte vérité. »
(Air de la solitude, Œuvres poétiques, vol. 1, pp. 796-797)