Le 12 novembre 2022 à l'hôtel Alpha Palmiers, à Lausanne, l'Institut Libéral a organisé sa Semaine libérale romande 2022 sur le thème:
La liberté et la tolérance, les défis contemporains.
Madeleine Rouot, doctorante en histoire naturelle et pensée politique à l'Université de Cambridge, inaugure la journée par une conférence sur le thème:
Alexis de Tocqueville, le paradoxe de la tolérance.
Le contexte actuel se prête à un tel thème. L'époque est à la dénonciation des inégalités économiques et sociales et aux attaques (souvent ad hominem) contre ceux qui sont les plus aisés dans la société.
En Amérique, où il s'est rendu pour fuir la Monarchie de juillet, Alexis de Tocqueville a constaté que la démocratie n'y est pas seulement un style de gouvernement, mais une manière d'être et d'organisation.
Sa méthodologie, se basant sur l'observation, est en opposition avec l'élaboration d'idées abstraites qu'il trouve improductives. Or qu'a-t-il observé dans la démocratie en Amérique? Une égalité de conditions.
La démocratie y est davantage une démocratie sociale qu'une démocratie politique, mais sans qu'il y ait médiation entre les individus et l'État, au risque que celui-ci ne s'étende et ne devienne despotique.
Dans un État aristocratique, il y a au contraire une inégalité de conditions. Après être allé en Angleterre, il observe une différence entre les deux aristocraties: l'anglaise est ouverte et la française verrouillée.
La possibilité d'accéder à l'aristocratie rend les inégalités supportables. C'est pourquoi elles le sont en Angleterre et ne le sont pas en France, où la rupture avec le passé a en conséquence été violente.
Chez des sauvages, l'égalité de conditions est réalisée et les besoins primaires y sont satisfaits. Chez des civilisés, une fois satisfaits les besoins biologiques, les besoins secondaires deviennent primaires.
La compétition, qui se traduit, grâce à la mobilité sociale et à la division du travail, par une plus grande égalité de conditions, détruit pourtant le lien social, parce que la moindre inégalité n'est plus tolérée:
Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil, mais quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande.
La cohésion sociale ne peut être rétablie que si les élites exercent leur responsabilité à l'égard des autres, c'est-à-dire accomplissent leur devoir moral, par la charité plutôt que par l'intervention de l'État.
Thierry Aimar, professeur affilié à l'ESSEC Business School et maître de conférences en sciences économiques à Sciences-politiques Paris, termine la matinée en donnant une conférence sur le thème:
Les impasses du multiculturalisme libéral.
Le multiculturalisme et le libéralisme sont antagonistes. Le premier génère des conflits collectifs, tandis que le second les empêche par les échanges entre individus où chacun y trouve son avantage.
Le communautarisme, théorisé par Charles Taylor, se définit par des caractéristiques partagées: homosexuels, femmes, noirs, etc.; par l'exclusion des autres; par des privilèges ou droits particuliers.
Faut-il opposer citoyenneté à communautarisme? C'est en fait opposer les privilèges d'une communauté à une autre. Seule une société permet d'inclure et elle est nécessairement composée d'individus.
Le seul lien possible entre individus est l'échange. Plus il y a d'échanges, qui est le souci d'autrui, plus il y a de lien social. Pour échanger entre personnes, il faut enlever sa casquette communautaire.
La discrimination positive n'est pas une solution pour combattre les injustices. Cela revient à les transférer sur les épaules des autres. Les lobbies non plus puisqu'ils introduisent des rapports de force.
Par le statut, l'intérêt de l'un se fait au détriment de l'autre: il y a redistribution, qui est la forme spontanée du socialisme. Il faut respecter les choix individuels, réintroduire les identités individuelles.
Par l'échange, l'intérêt de l'un doit être l'intérêt de l'autre. Le fondement de la tolérance est l'individu, qui est différent d'un autre. L'échange lui permet compétences et collecte des avantages comparatifs.
Le libéralisme, basé sur l'échange, protège les droits individuels, sans crainte et sans faveur. L'individu doit pouvoir agir et s'enrichir subjectivement, c'est-à-dire devenir capable de penser par lui-même.
Jean-Pierre Chamoux, économiste et professeur émérite à l'Université Paris-Descartes (Paris V), en début d'après-midi, traite du thème:
Liberté et tolérance à l'épreuve du temps.
Naguère les juristes de droit civil étaient les défenseurs de la liberté. Peu à peu des juristes de droit public les remplacent et substituent au droit d'équité le droit d'autorité, comme à l'Institut Michel Villey.
Des entreprises sont de plus en plus dirigées par des conseillers d'État, qui, comme leur nom l'indique, conseillent l'État et ne se soucient pas de l'intérêt du citoyen, ce qui ne laisse pas d'être inquiétant.
Avec le numérique la bureaucratie est plus intrusive et inquisitrice: dorénavant, surtout depuis le prélèvement de l'impôt à la source, la Direction générale des impôts a accès à tous les comptes bancaires.
Le danger pour la liberté ne vient donc pas de l'économie mais de la politique. Il ne vient pas des entreprises mais de l'État: la société française est entrée dans le soviétisme et l'État peut savoir tout de vous.
La loi informatique et libertés de 1978 devait protéger les citoyens. Mais la Commission nationale informatique et libertés a été mise sous tutelle de l'État et est maintenant présidée par un conseiller d'État.
Aux menaces de l'État sur la liberté s'ajoute la tendance perverse des réseaux sociaux qui se caractérisent par l'inconscience, l'inconstance, la vanité, la brutalité, l'exhibitionnisme de ceux qui interviennent.
La tolérance est un vieux débat en France, depuis l'Édit de Nantes et sa révocation. Le Littré et le Larousse en font une indulgence et une vertu, respectivement; Houellebecq y voit de la magnanimité:
On tolère parfois ce que l'on n'ose ni ne sait interdire. (Soumission)
Le conférencier cite également le fameux paradoxe de Karl Popper qui résume bien la question qui se pose inévitablement quand les hommes qui se veulent libres sont confrontés à des intolérants:
La société ouverte peut-elle laisser le champ libre aux intolérances sans se condamner elle-même?
Le conférencier ne pense pas que la tolérance soit une valeur de société, et que, sous ce prétexte, il faille céder à l'impératif de transparence sur les réseaux sociaux, dont, individualiste, il se garde.
La tolérance est une vertu personnelle, qui demande du courage. C'est pourquoi il fait le pari libéral de tolérer l'intolérant. Pour lui, si la tolérance était une valeur sociale, ce serait alors une contrainte.
Après avoir évoqué le fichier des passagers des vols mondiaux, accessible aux services de renseignement américain, et le contrôle social en Chine, qui reposent tous deux sur des lois, il cite Lacordaire:
Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.
Il pense exactement l'inverse...
Jean-Marc Guscetti, formateur et coach en entreprise, termine la journée par une conférence sur le thème:
Le storytelling de la liberté
Il y a deux manières de communiquer. La première est de s'adresser à la raison de l'interlocuteur et de développer des arguments; la seconde de susciter chez lui de l'émotion et, pour ce, de raconter une histoire: le storytelling.
À l'appui de ses dires, le conférencier donne plusieurs exemples de storytelling suivant le but recherché:
- le leadership, où les mots-clés sont adhésion, inspiration, motivation (Barack Obama l'a utilisé en campagne pour être élu une première fois; sa femme Michelle Obama, pour qu'il soit réélu);
- la communication, où les mots-clés sont relation, conviction, impact (la banque Pictet l'a utilisé pour mettre en avant sa gestion de fortune).
- Le marketing, où les mots-clés sont différenciation, création de valeur, expérience client (une stagiaire d'un Hôtel du Lac l'a utilisé pour amener un client à déguster ses filets de perche).
Le schéma narratif comprend:
- un émetteur, celui qui raconte l'histoire;
- un récepteur, celui auquel l'émetteur s'adresse;
- le sujet, l'acteur ou l'élément central du récit;
- l'objet, le but que le sujet doit atteindre;
- l'opposant, l'acteur ou l'élément qui s'oppose à l'objet;
- la ressource, ce qui va permettre au sujet d'atteindre le but.
Pour qu'une histoire convainque, il faut:
- des personnages humains, universels;
- un problème: quelque chose qui ne va pas ou des personnes qui sont piégées dans l'adversité;
- un décor, une météo;
- une ou plusieurs émotions.
Appliqué aux entreprises, le storytelling se décline en plusieurs sortes de stories:
- big stories: identité et positionnement, culture d'entreprise;
- management stories: leadership et conduite des collaborateurs;
- business stories: innovation, développement et vente;
- short stories: témoignages, expériences des collaborateurs et des équipes.
Comment raconter une histoire? Il faut:
- un cadrage: des problèmes, des valeurs, des attentes;
- vouloir raconter une histoire: c'est la clé
- la raconter en soignant le début et la fin, avoir un contact visuel, s'adresser à l'autre, observer des silences.
Tout au long de son exposé, le conférencier raconte des histoires et suscite effectivement des émotions. À la fin, il rappelle toutefois que le storytelling est un moyen et que l'on peut en faire bon ou mauvais usage.
Ceux qui voudraient se former à ce moyen pour convaincre, par exemple du bien-fondé d'être libéral en tout, pour reprendre l'expression de Benjamin Constant, peuvent aller sur le site https://www.rhetorique.ch/.
Francis Richard