Fil narratif à partir de : Jean Laronze, Le chant de l’alouette, Musée ses Ursulines, Mâcon – Tarik Kiswanson, Surge, Becoming, Nest, Biennale de Lyon 2022 – Ugo Schiavi, Grafted Memory System,Biennale de Lyon 2022 – Hans Op de Beeck, We Where the Last to Stay, Biennale de Lyon 2022 – des coings – Becket, Molloy, Éditions de Minuit – Rob Dunn, Une histoire naturelle du futur, La Découverte 2022…
Sur un établis, le soleil éclaire à travers le feuillage rouille clairsemé, une collection de pots remplis de gelée de coing. Selon la maturité des fruits, la part de pulpe dans le jus, la quantité et la nature du sucre, la durée de cuisson, les couleurs varient, du presque rose translucide au doré tourmenté et obscur. Le parfum et le goût du coing l’accompagnent depuis des décennies. Le parfum à l’automne quand la récolte étalée sur des claies, au fond du couloir, se répand dans toutes les pièces, flotte sur le pas de la porte. Sur le pain, toute l’année, avec ou sans fromage. C’est une émotion olfactive et gustative constante, la coulée des saisons, des ans. Passer du temps dans l’arbre, au haut de l’échelle, pour soigner, élaguer ou récolter, lui a toujours été agréable. Il garde à portée de main et de regard, les deux derniers fruits et en suit, de commentaires muets et contemplatifs, l’altération jour après jour, nature morte vivante qui stimule l’émergence d’autres souvenirs…
C’est un petit musée de province dans une bâtisse historique, un ancien couvent, les planchers grincent. Il s’immergeait dans les pièces consacrées aux paysages. Pas n’importe lesquels, ceux de la région, du pays alentour. Ceux qu’il avait côtoyé à vélo, les jours d’avant, ou qu’il avait aperçu au loin, depuis les hauteurs des vignobles pentus. Un lien direct relie musée et environnement, l’image artefact à son image originelle. Mon dieu, c’est tellement plus gai que les grands musées. Soudain, près d’une porte, une lucarne éclairée ouvre vers un horizon qu’il connaît, voilà des ondes qui l’ont déjà baigné, traversé, il s’attend à reconnaître le paysage représenté, encadré. De loin, sous verre, infusent lueurs vaporeuses, couleurs chaudes aériennes, brumeuses, silhouettes indistinctes dans les poussières. C’était pour lui l’appel d’un état antérieur, un lieu, une atmosphère, gravée en lui, faisant partie de lui. En s’approchant, l’effet s’atténua, c’était une illusion, se dit-il, déçu. il y avait là des figures s’accordant mal avec le souvenir qui s’était réactivé. Une femme vue de dos. L’ombre d’un troupeau. Dans le ciel, un oiseau immobilisé. Le titre, cependant, nommait ce qui l’avait happé de loin dans cette toile : « le chant de l’alouette ».
Pour lui, le chant de l’alouette, c’est le chant de nulle part, la musique d’un lieu insitué, dans les airs, partout, pourtant charnel. Il fuse lors de longues échappée à vélo, dans les campagnes, sous le soleil, quand le dernier hameau traversé n’est plus que souvenir et que le clocher du suivant pointe à peine, parmi les peupliers alignés, au bout d’une route qui n’est que successions de S. Ah, la sensualité qu’il y a, faisant corps avec le vélo, d’épouser l’enchaînement organique de ces S du chemin, ivresse de penser avec tout son corps, d’épouser l’énergie rhizomique même du paysage. (« Paul Klee (…) conçoit les lignes en S comme les signes par excellence de la nature et de la pensée » p.270). Soudain des fossés herbeux, de la lisière des blés, un remous végétal, un bref nuage de paille d’où se propulse un envol d’ailes. Et quelques secondes plus tard, très haut, l’élévation chorale, discrète et jubilatoire, bris sonores miroitant, impossible à localiser, surplombant le cycliste. Mirage. C’est un plaisir de pédaleur solitaire, perdu dans les campagnes, de se sentir signalé et suivi par ces vigies invisibles. Elles lui donnent des nouvelles de celles qui sont au ciel, en premier lieu sa mère, morte très jeune, à laquelle il n’a cessé de penser en ces termes « elle est au ciel », reprenant à son compte, naturellement, cette expression consacrée bien chrétienne, bien entendue près du lit de la morte. Mais du coup, deviennent célestes, d’autres femmes perdues et qui ont compté pour lui. Ce sont leurs voix scintillantes, comme celles des sirènes, mais ici inoffensives, au contraire, protectrices, que dans l’effort cycliste, hypnotique, méditatif, il entend le suivre d’en-haut, puis s’évanouir. Cela suffit, cette visitation le transporte d’un bonheur intemporel, toutes les périodes de sa vie affleurent, se mélangent, comme s’il se racontait et rendait visible tout ce qu’il a fait et est devenu à sa mère qui le visite.
Alors, une fois bien campé devant la petite toile, il a une déception, « ah non, ce n’est pas mon chant d’alouette, ça ». Les éléments figuratifs et leur mise en scène anecdotique sont trop étrangers à ce qui le charme dans cette musique. Une présence féminine, oui mais, pas celle-là, pas si tangible, du bétail, pourquoi pas, mais plus lointain, et enfin, cette silhouette d’oiseau, bien sûr est symbolique ou générique, mais sa morphologie lui semble approximative, encore que ce sur place prélude à l’ascension, peut-être, bon disons que sur cet aspect, il y a doute ! Ce faisant il se familiarise avec les détails et l’impression d’ensemble. Plus il entre dans l’image, et plus « eh ben, finalement, c’est exactement ça ! ». Cette surprenante adéquation s’articule dans un mouvement imperceptible de la femme vers l’oiseau. Dans une atmosphère proche de L’Angélus de Millet que le peintre a décliné en multiples scènes, la paysanne a suspendu sa tâche dans la chaleur, l’outil immobile, le bassin au repos. Ca se passe au niveau des épaules et de la nuque, un léger mouvement, une amorce mimétique par laquelle la femme aspire à être l’alouette, prépare son propre envol pour l’accompagner, s’élever avec elle. Dans cette esquisse d’un élan, un désir, elle rejoint sa part céleste, devient elle aussi une « femme au ciel », du moins le temps de sa pause, de sa rêverie. D’autre part, la femme, dans la toile, est elle aussi vaporeuse, diffuse, en fusion avec l’immatérialité du paysage, les lumières chaudes et brumeuses, remuée par la sensualité latente qui brouille les contours des arbres, buissons, des haies, des maisons, des brebis, des landes.
Ainsi, le halo de cette image l’aura hélé au nom d’une affinité singulière, inattendue, puis se sera révélée iconologiquement impropre à assumer les émotions qu’elle promettait, et enfin, malgré ce qu’au niveau des figures assemblées il identifie comme discordant avec son vécu du thème représenté, l’image le séduit, l’enchante même, transcendant son rapport singulier au chant de l’alouette ! La peinture se révèle dotée d’une puissance propre qui déjoue ses attendus et raisonnements de regardeur. Cette puissance, dépendante de ce que le peintre a réalisé, sa vision, son attachement pour le thème, ses techniques pratiquées, exerce sur lui une attraction qui s’autonomise (partiellement) par rapport au geste artistique. D’où découle la force de l’émotion, authentique, et cet effet de magie qui ne semble pas pouvoir provenir uniquement de ce cadre accroché au mur…
Il lui faut des semaines de rêveries ponctuelles, aléatoires, progressives, pour restaurer de façon précise, fiable, l’image de cette visite au musée. C’est une occupation sérieuse comme celle d’une écriture répondant à une commande. « C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera et avec autant d’impertinence. Décomposer c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier. » (p.39) L’état de décomposition est aussi grand vecteur de correspondances…
De ces minutes de bien-être devant un paysage peint, le baignant de souvenirs où, en roue libre dans les champs labyrinthes, il traversait des extases irrationnelles, entendant la musique de sa mère au ciel dans des espaces ouverts à tous vents, il ressort avec l’envie aiguisée de fouiller sa mémoire, ses paysages intérieurs. Mais ce qui lui revient alors en premier ce sont des rêves, des rêves qui se confondent avec la réalité de ce qu’il a vécu. Ces couches s’interpénètrent de plus en plus. C’est fou, plus il limite sa mobilité, se contentant d’un périmètre réduit, plus il effectue des voyages spatio-temporels dès qu’il dort. Il revisite des espaces clos dématérialisés, inaccessibles, généralement vides, au moins au début du rêve, et où subsistent des vestiges de son passé qui l’attendent, qu’il doit récupérer. C’est incroyable le nombre de ces lieux qu’il revisite ou plutôt qui le visitent en rêve. Ce sont eux qui reviennent, leurs images qui le saisissent et pourtant, en ces lieux, il ne pourra plus jamais retourner. Autant de cocons temporels, provisoires, à l’abris desquels il a peu à peu pris sa forme actuelle, en partie aléatoirement, en tout cas sans maîtriser les processus. Et puis, il y a des œuvres d’art qui lui parlent de ça, qui le plonge dans la relation qu’il entretient avec certains lieux où il a vécu et qu’il continue d’habiter – en tout cas un double fantôme de lui, à l’instar de membres fantômes séparés, confiés à ces lieux. C’est cela qu’il rencontre, à la Biennale de Lyon 2022, errant dans le musée Guimet vide depuis des années et où des œuvres ont été installées. Il a toujours aimé s’infiltrer dans des bâtiments désaffectés. Le musée n’a cessé de vivre sa vie et la présence de cette existence cachée, dans les mobiliers, les ustensiles, les équipements orphelins, fait concurrence aux œuvres accueillies. Sauf si elles jouent avec et intègrent l’acte d’image produit par la configuration des différents espaces intérieurs (chaque salle, chaque pièce est avant tout, quand on la découvre, une image qui se réveille et se manifeste, une image de la relation des hommes à l’histoire naturelle telle qu’ils l’on voulue). Comme dans cette salle consacrée autrefois à documenter le processus des chrysalides, à travers leur diversité et spécificité. Elle est vide, repliée sur elle-même, vitrines fermées, coursive et armoires d’archivages cloîtrées, muettes. Déconnectée de toute fonction utilitaire, de toute linéarité historique, elle a bousculé les règles naturelles, jusqu’à renversé les lois de l’apesanteur. Du mobilier fonctionnel, caractéristique des fonctions de cette institution savante, s’est élevé et collé au plafond. Cela évoque bien ces lieux jadis familiers dans lesquels on revient en rêve et qui, imperceptiblement, ont quelque chose d’irrémédiablement transformé, érodant leur ancienne bienveillance par quelque chose de trouble et d’inquiétant. On ne s’y abandonnerait plus de la même manière qu’avant. Deux, trois énormes cocons blancs flottent dans les airs. Sans doute ont-ils glissé des vitrines lors du déménagement et n’ont-ils cessé de croître mais sans jamais éclore. Cocon à jamais. Ils sont leur finalité ultime, se transformant en astres d’albâtre luminescent, légers, la pièce se transformant en incubateur lunaire d’une nouvelle cosmologie. Et, toujours en référence aux rêves visitant les chambres de nos anciennes demeures, ces cocons évoquent le fait que dans les pièces où l’on a grandi, où l’on s’est construit, quelque chose de nous continue à y évoluer, en chrysalide énigmatique, matérialisant le fait que là où l’on n’est plus, quelque chose de nous continue une vie parallèle, des parties de nous, larguées, devenues indépendantes et alimentant à distance le sentiment d’avoir toujours une part de soi en latence, en couveuse quelque part et que l’on aurait oublié en changeant de logis. Dans certains rêves, cela peut se traduire par cette sorte d’angoisse insupportable d’apprendre que l’on a oublié son chien, ou pire, son enfant, sur un parking d’autoroute.
Ses pensées spontanées organisent sans préméditation, simplement comme un penchant luxurieux, la confusion entre le vécu, les faits avérés, les rêves inspirés par ce vécu ainsi que les interprétations successives et tâtonnantes de ce montraient la part récurrente, insistante, de ces rêves. C’est cela se raconter ? Une délicieuse indistinction entre réalité et production onirique. Avec beaucoup de silence, de passages à vide, de mutisme .« En fait, je ne me disais rien du tout, mais j’entendais une rumeur, quelque chose de changé dans le silence, et j’y prêtais l’oreille, à la manière d’un animal j’imagine, qui tressaille et fait le mort. Et alors, quelquefois, il naissait confusément en moi une sorte de confiance, ce que j’exprime en disant, Je me disais, etc., ou, Molloy, n’en fais rien, ou, C’est le nom de votre maman ? dit le commissaire, je cite de mémoire. » (p.146)
Revenir en rêve dans des lieux jadis habités, avec lesquels il faisait corps, c’est souvent aussi les revoir tels qu’ils étaient, intangibles, fonctionnant comme les cadres d’un mythe d’origine à déchiffrer, mais aussi, parfois, théâtre de bouleversements, tentatives de réécriture de son passé, sans qu’il y soit associé, juste instrument. C’est ce genre de tableau qui envahissait la grande salle du Musée Guimet. Elle avait été le cœur où l’on avait célébré l’histoire naturelle à l’ancienne, telle qu’on l’écrivait à l’époque de la création de ce musée, selon une vision de l’homme au centre de la création. Même si, il faut bien le dire, parmi l’état des connaissances accumulées et exploitées dans le dispositif muséal, ses coulisses, ses ateliers, ses laboratoires, il y avait de quoi mettre sur la piste d’une sortie de l’anthropocentrisme. C’est là, dans cette ancienne cathédrale des sciences du vivant, que se dressait en 2022 la structure irrégulière et vandalisée d’un vivarium ou aquarium, non pas inerte mais en pleine métamorphose. Un empilement de vitrines abandonnées lors du transfert des collections vers un autre site plus spectaculaire et moderne. Des espèces qui y étaient encagées, au nom de l’asservissement de la nature, sont mortes délaissées ou, au contraire, se sont libérées. Certains panneaux vitrés ont disparu. L’architecture d’enfermement du vivant est en ruine et abrite de nouvelles hybridation entre dehors et dedans, décentrement de ce qui fonde les connaissances et détermine de quel point regarder et être vu. Ca déborde et ça creuse à la fois les intériorités insoupçonnées de la cage. Ce qui était confiné n’a cessé de faire fermenter la configuration d’une future liberté à conquérir et coloniser. A présent que la prison est ouverte, cet imaginaire bactérien est en route, autour de cet étrange assemblage. C’est une ruine de verre illuminée crûment en permanence – référence aux usages tortionnaires de la lumière dans certaines cellules -, où croissent des végétaux mutants parmi détritus, ossements, fossiles, dans une lumière cadavérique ; où s’élaborent des organologies expérimentales entre les ramifications technologiques, ces racines transportant l’énergie et la sève des data, et le végétal condamné à s’approprier l’environnement colonisateur de l’intelligence artificielle. Une étrange jungle « technologico-organique ». Déprimante et porteuse d’espoir à la fois, la dimension « jungle en devenir » forte d’une silencieuse déflagration positive, dès lors que la génération en pagaille de la diversité peut y relancer une sélection créative, des équilibres innovants, à l’opposé des tendances à nettoyer/aseptiser la nature. Le grouillement incontrôlable cesse d’être connoté négativement, devient icône de résistance, de foutoir salutaire. « On pense que les bactéries résistantes ont moins de chances de durer si elles sont en présence de bactéries rivales (dont beaucoup produisent leurs propres antibiotiques) ou de parasites et de prédateurs. Plus un hôpital (ou votre peau) ressemble à une jungle, moins une nouvelle souche de bactéries a de chances d’y devenir dominante. » (p.288) Dans le corps de ce monument, miroir des angles morts de l’histoire naturelle, s’incrustent des écrans qui montrent des structures architecturales symbolisant des formes de savoir, mortes ou vivantes, enchevêtrées ou en collision, des bouts d’histoires d’effondrement, de catastrophes, des esquisses de recomposition à partir de matériaux inertes, les entrailles de certitudes modernes explosées, gangrenées, d’incantations de ce qui pourrait s’y substituer. Une recherche. Plastiquement, ce sont de petits copiés-collés filmiques comme autant d’exorcismes de ce qui vient. Cela ne semble pas être la projection de montages réalisés par des humains mais ce que les écrans, parties intégrantes de la cage fracturée, ont envie de montrer. Cet ensemble de désastre et de renaissance, incluant une part importante d’incompréhension que véhicule l’expérience esthétique, pourrait représenter une confluence rebattant les cartes entre ce que l’on connaît et ce que l’on ignore, remise en jeu du fondement des sciences jusqu’ici mis sous scellés et à partir de quoi une bifurcation est rendue possible par l’acceptation de notre ignorance. Celle-ci nécessite la définition d’un programme de recherche sur la place réelle que l’humain occupe dans l’arbre du vivant. « Cet arbre ne ressemblait guère aux arbres évolutifs de nos manuels, qui ont tendance à ne s’intéresser qu’aux formes de vie jugées dignes d’intérêt ; les humains, les singes ou nos parents proches, par exemple, ou encore le chêne (l’arbre du chêne formant un méta-arbre). Ce qui est beaucoup moins connu, même de la plupart des biologistes de l’évolution, c’est l‘arbre de l’ensemble de l’évolution, sur lequel figurent non seulement les primates, les mammifères ou les vertébrés, mais aussi les fungi, les oxyures et toutes les lignées d’organismes unicellulaires. (…) Si l’on donnait un nom à chacune de ces branches, on constaterait vite qu’elles nous sont pour la plupart inconnues. (…) Et même si nous cherchions longuement la branche sur laquelle sont perchés les humains, nous ne la trouverions pas. Ce n’est pas une erreur, mais bien le reflet de notre place réelle dans le tableau général du vivant. (…) Si l’on mesure la diversité du vivant sur la terre par le mode de vie, la capacité de digérer certaines substances ou même la singularité génétique, la plus grande part du vivant est microbienne. » (p.303) L’auteur de ces lignes, l’écologue Rob Dunn, considérait dans les années 20 qu’il était indispensable de mieux étudier cette part microbienne pour mieux ajuster un futur possible pour notre civilisation sur terre…
L’anxiété du délitement de ce qui, depuis des décennies, tient lieu d’horizon pour subsister dans l’habitus de la croissance, entraîne un retour massif de la peur du lendemain. La peur de devenir pauvre, de ne plus savoir faire face. Et une peur décomplexée, comme on a parlé de droite décomplexée, qui a de moins en moins de mal à s’exprimer, malgré tous les dispositifs de contrôle qui, depuis des décennies, tendent à la culpabiliser. Si vous êtes pauvres, honte à vous. Tout augmente, tout n’a cessé d’augmenter depuis les premières grandes pandémies nées de la destruction de la nature, depuis l’évidence de plus en plus flagrante que le capitalisme nous suicidait massivement, comme une fuite en avant démente imposée à tous, tout augmente pour que le 1% le plus riche engrange le maximum afin de sauver sa peau car la seule croyance qui subsiste chez eux est que tout s’achète. Cette angoisse contagieuse du lendemain que rien, à ce jour, ne parvient à calmer, sinon le choix délibéré de vivre avec peu, ne l’épargne nullement depuis son choix de se retirer, et elle lui laisse souvent, au réveil, un goût de cendre. Comme d’avoir voyagé en songe dans son passé et de n’avoir survolé que des contrées inertes, dévitalisées, incapables de prodiguer la possibilité de se projeter dans le futur. Ce que l’on a appris sur terre, apparemment, ne nous est d’aucune aide. Découvrir ainsi que l’on n’a rien vécu qui permette d’anticiper, de construire, de prolonger la trame d’un itinéraire. La politique de la terre brûlée appliquée au vécu antérieur. En fait, l’avenir de plus en plus bouché est une disparition par pertes et profits de toute expérience antérieure. L’ensevelissement de son petit monde sous les poussières volcaniques du futur cramé, il le découvrit en grand, en pénétrant dans un immense hangar d’usine, occupé par la Biennale 2022. D’abord le silence majestueux, celui d’un caisson sensoriel à l’échelle d’un paysage sans fin. S’il n’a jamais épousé une vie nomade, le village de roulottes et caravanes qui s’étale sous ses yeux lui évoque les arrangements relativement précaires qu’il n’a cessé de composé, bricolé, pour vivre à sa façon à l’écart d’une urbanisation stérile, autoritaire, compétitive. Une succession de petits agencements pour vivre en marge, à côté, tout en étant dedans, en suivant le mouvement. Il y a là, un camp, tel qu’il en découvrit, par exemple, ce jour d’été où, avec un ami, ils furent emmenés contre leur volonté, dans un village de gitans. Des caravanes, des ruelles, des feux, des marmites qui mijotent, des paniers remplis de fruits, des voitures sans roues, posées sur des blocs bêtons, en train d’être trafiquées. Ils étaient excités de pénétrer ce campement d’indiens tout en étant stressés quant à ce qu’il allait leur arriver (être dépouillés). L’installation de Op de Beek saturant l’immense hangar vide reprend cet imaginaire de tangence nomade. En plus gentil, normalisé, l’apparence d’un clos pavillonnaire, précaire. Avec des traces d’artisanat, d’organisation sociale veillant à des espaces de jeux et de détente, une statue sainte en centre tutélaire du village, des aménagements évoquant les parcs publics, des équipements pour rassembler les vélos, des essais de jardinage. Lors des grandes secousses économiques (2008…), on a vu de plus en plus de gens, sur le seuil de pauvreté, se résignant à vivre dans des caravanes, des mobilhomes ou des cahutes et s’ingéniant à y reconstituer des structures de vie décentes, des « ça m’suffit » bricolés, ingénieux, toujours animé de l’utopie d’atteindre, avec les moyens du bord, la meilleure vie possible. Ces vies de rien ne sont même plus possibles. Le village alternatif est fantôme, désert, mort. Tout est étouffé sous une couche régulière de fine cendre. Se retrouver face à ce sinistre, et devoir y aller, dedans, du pas lent de visiteur d’exposition, dans ce paysage dévitalisé, contaminé à jamais, « gigantesque memento mori, qui nous rappelle la fuite irrémédiable du temps et la vanité de l’existence humaine », lui causa un choc, une frayeur, un inconfort puissant. Les mots du cartel, gentiment, situe la chose dans un genre classique, conventionnel, d’émotion esthétique. Sous-entendu, c’est une fonction historique de l’art de nous confronter avec ça. Mais l’ampleur de l’installation, et dans le contexte plus général d’effondrement de ces années-là (au même moment, les scientifiques revoyaient au pire leurs prévisions sur la fonte des glaces), présentait toutes les caractéristiques d’un stade de destruction dépassé, sans espoir de réparation, de retour en arrière.
Cette cendrée terminale, méticuleuse, soyeuse même, n’a cessé depuis de se répandre sur les contrées où les rêves le conduisent la nuit. « Qu’un homme comme moi, si méticuleux et calme dans l’ensemble, tourné si patiemment vers le dehors come vers le moindre mal, créature de sa maison, de son jardin, de ses quelques pauvres possessions, faisant fidèlement et avec habileté un travail répugnant, retenant sa pensée dans les limites du calcul tellement il a horreur de l’incertain, qu’un homme ainsi fabriqué, car j’étais une fabrication, se laisse hanter et posséder par des chimères, cela aurait dû me paraître étrange, m’engager même à y mettre bon ordre, dans mon propre intérêt. Il n’en était rien. Je n’y voyais qu’un besoin de solitaire, besoin peu recommandable certes, mais qui devait se satisfaire, si je voulais rester solitaire, et j’y tenais, avec aussi peu d’enthousiasme qu’à mes poules ou à ma foi, mais avec autant de clairvoyance. » p.190) Fatigué, repus de souvenirs, ses yeux errent avec volupté sur la réserve de gelée de coings et les deux fruits en train de pourrir lentement, tavelés, flétris, si beaux.
Pierre Hemptinne, 316,4 PPM