Dans l'isoloir comme au supermarché. ( James Baldwin )

Par Jmlire

James Baldwin, 1969

" À l'instar d'une multitude d'autres gens, je me levais le matin, je prenais le métro pour aller au bureau, je venais à bout de ma journée en arrivant à trouver quelques satisfactions, superficielles, dans le travail et dans une sorte de camaraderie provisoire. La véritable raison de mon entente avec mes collègues provenait du fait que j'étais capable mais pas ambitieux, trop indifférent pour intriguer à propos de mon avancement, et que je ne menaçais la position de personne. Je marquais le pas mais, de son côté, le temps s'accélérait. Et, dans quelques années, si je ne réussissais pas à monter, je descendrais inexorablement, et la camaraderie de mes collègues - et de mes supérieurs - se teinterait de mépris. Je savais que je ne pourrais jamais supporter cela, d'autant plus que j'aurais atteint l'âge mûr.

Je n'avais jamais pu, au fond, prendre la publicité au sérieux. Je la considérais comme dégradante. Elle me semblait être un jeu de dupes, fondé sur le principe de la poire. On ne pouvait guère respecter les gens qui marchaient dans ce constant tout-baigne-dans-l'huile-mon-coco, qui, en fait, s'y adonnaient comme à une drogue. Le sens de la vie dont les imprégnait la publicité - ou vice versa - rendait la réalité, ou la vérité de la vie, insupportable, menaçante et irréelle : ils préféraient l'image clinquante dont ils imaginaient avoir le contrôle. Ils pénétraient dans l'isoloir aussi aveuglément contents et illogiques qu'ils l'étaient au supermarché, tendant la main vers le "nom de marque", c'est à dire le nom qui leur avait été vendu avec le plus de succès et le moins de scrupules. Ils ne savaient pas, et n'osaient pas savoir, ce qu'il y avait dans le paquet : c'était "garanti" et tout le monde l'achetait...

Il y avait d'occasionnels scandales, des moments qui pouvaient faire soupçonner que la confiance publique avait été trompée : mais le bruit-du-scandale était rapidement étouffé par l'entraînante musique de la réclame suivante. La musique publicitaire ne fait que répéter les incroyables sujets de gloire de ce grand pays et on apprend à travers elle qu'il est absolument défendu au peuple américain d'être morne, réservé, nerveux, obsédé, de sentir mauvais, même un peu, à aucun moment ; d'avoir des cheveux gris ou des rides, d'être asexué, d'avoir des enfants qui ne sourient pas, d'avoir l'œil, le cheveu ou la dent ternes, d'avoir le sein, le ventre ou la fesse tombants, d'être triste, de connaître le désespoir, ou de s'embarquer dans n'importe quelle aventure sans l'approbation des masses amies.

Ici, l'amour n'exige pas d'arrhes, bien qu'il doive recevoir le cachet de l'Union des consommateurs et, si l'amour peut être chassé du paradis, ce n'est que pour lui donner l'occasion de "mûrir" au milieu d'aimables voisins. Cette ode à la pureté a des sous-entendus pornographiques : prenez la publicité classique pour une teinture de cheveux qui représente une femme au premier plan avec un bébé tout nu derrière. La légende affirme : Une couleur de cheveux si naturelle que seul un coiffeur sait la vérité ! La légende est une plaisanterie vulgaire et fait allusion au système pileux intime de la dame : mais la présence du bébé lave propre la légende. La présence de l'enfant nous informe qu'il s'agit ici en effet d'une dame, et d'une femme mariée en l'occurrence, et d'une mère aussi, et que son mari n'a rien à craindre de son coiffeur - qui, probablement, est une pédale. Les pédérastes, bien entendu, n'apparaissent jamais dans ce bazar en Technicolor, excepté en tant que clowns, ou comme les victimes de leurs atroces appétits charnels, et il va sans dire qu'ici la mort n'a pas de royaume...

James Baldwin, extrait de "Harlem Quartet", 1978-79. Éditions Stock 1987,91,98,2003,2017 pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :