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(Note de lecture), revue Koshkonong, n° 22, par Romain Frezzato

Par Florence Trocmé


K22_couvKoshkonong est un drôle de lac. Qu’on y pêche aux vers ou à la mouche, les prises surprennent. La 22e livraison de la revue éponyme, concoctée dans les ateliers typographiques d’Éric Pesty à Marseille, ne déroge pas à la règle. Conçu en chiasme avec le numéro 3, elle arbore en couverture une nouvelle réécriture – ou variation – de l’artiste Jérémie Bennequin. Après le « coup de dé » de Stéphane M. (dans l’inventif numéro 3), c’est au sonnet « Voyelles » d’être à son tour revisité. Comme à son habitude, Éric Pesty offre au texte un écrin sobre et somptueux. Sur un cartonné granuleux – le revue ne réjouit pas que l’œil ! –, le sonnet étonne par son cliquetis de e muets, rougis pour l’occasion. Soit 14 dodécasyllabes dont chaque mot porte la trace d’une féminité que le titre fantasme – titre dont on notera par ailleurs la construction syllabique résolument chiasmique : « elle ». Plus de voy donc, juste l’« ELLE », singulièrement. Une féminité qui peut renvoyer à ce que Sophie Loizeau appelle la « e muette » ; féminité des épicènes et des rimes ; féminité d’un rouge, comme utérin. Le texte de Bennequin a le mérite de réintroduire dans le débat la place du e dans la métrique française, fût-elle celle, faussement libre, du VIL (le Vers International Libre illustré par Roubaud). Si le poème semble évoquer une naissance, son dispositif intertextuel (on songe également à la Disparition de Pérec) invite à une lecture métapoétique. Or, le 3e texte semble également réfléchir à l’activité scripturale comme génératrice d’identité. À la question que pose le titre – « Qui suis-je ? » –, la poétesse Isabelle Garron peut répondre : « je suis l’auteur de quelques livres, tous conçus dans l’exercice journalier des formes et des plans, chacun devant tenir lors d’un transfert de charge ». La prose poétique contraste avec le travail prosodique des deux premières pages. Mais on l’a dit : les espèces sont multiples dans le lac que Daive, garde-pêche, scrute et agence. À des poètes (Isabelle Garron, Lyn Hejinian, Bernard Noël et son « Voyage ») répondent des artistes et plasticiens (Bennequin, Marlene Dumas), une philosophe (Michèle Cohen-Halimi), une romancière punk et postmoderne (Kathy Acker). Du moins l’« ELLE » inaugural avertissait-il d’entrée de la prééminence du féminin dans ce 22e numéro. La diversité des écritures rappelle que le titre même de la revue – dont la lettre e est absente pour laisser place à son pendant circulaire, l’o du lac, en somme – comporte pour caractéristique principale, outre l’ancrage américain – encore une fois représenté avec deux traductions de Martin Richet – le point médian qui, loin de ne relier qu’une lettre à l’autre, suggère les ponts et les passerelles entre les arts, les écritures, les formes et les imaginaires. Ainsi, au cœur de l’imprimé, 5 poèmes de la poétesse américaine Lyn Hejinian dont Éric Pesty avait déjà édité, en 2009, le beau Gesualdo. Intitulé « Désuivre », cette suite, ou désuite, de textes nous invite à plonger dans le travail poétique d’une des tenancières du groupe des Language Poets. Il s’agit en fait d’un de ses derniers ouvrages (The Unfollowing. Oakland, CA: Omnidawn, 2016) composé de 77 élégies de 14 vers, soit des sonnets, ou anti-sonnets, qui rappelle l’« ELLE » de la couverture, et dont la règle est celle du non sequitur, à savoir que les vers – les lignes – ne se suivent pas, se refusent à la progression logique du texte : « Chaque minute prouve que le réel est conditionnel / Les bruits pagayent l’air résonnant quand je donne mon avis / La porte s’ouvre, je surgis nue de la baignoire / Étrange de revenir en Abyssinie en train depuis mon lit… » Encore une fois, on voit à quel point le texte en couverture avait de proleptique : le sonnet est mis à l’honneur dans ce nouveau Koshkonong. Hasard des parutions, les éditions Joca Seria faisaient paraître au même moment, sous une traduction de Chloé Thomas, le même titre de la poétesse : L’Insuivant. C’est l’une des joies de la revue que de donner à lire des traductions multiples d’artistes aussi divers que Kathy Acker, Lyn Hejinian ou Marlene Dumas. D’autant que la ligne directrice de ce numéro semble la réflexion quant aux pratiques d’auteurs. Marlene Dumas se demande pourquoi elle écrit sur l’art : « J’écris parce que les politiques de l’interprétation m’amusent ». Kathy Acker, dans sa lettre à Paul Buck, le justifie autrement : « Non, je n’ai aucun respect. J’ai horreur de souffrir et je crierai ». La revue s’achève, en écho à la couverture, par le détail d’un « tapuscrit sur lange » (lange de la « naissance » d’« elle » ?) qui rappelle que K·O·S·H·K·O·N·O·N·G· n’est pas qu’une revue sur l’écrit (d’autres numéros proposaient ainsi de clore sur un visuel, le 8 par exemple). Du reste, le soin apporté aux typographies, la diversité des mises en page, la sobriété de l’ensemble, les menues variations de l’encrage, en font une œuvre à part entière.
Romain Frezzato
K·O·S·H·K·O·N·O·N·G· n° 22, Revue dirigée par Jean Daive, Chez Éric Pesty Éditeur, Printemps 2022, 11€ (abonnement pour 3 numéros : 29€).


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