" Quand Aline vit son malheur, elle n'y voulut pas croire. C'est ainsi que les petites filles qui ont peur de la nuit se cachent sous les couvertures. Elle s'était accrochée à tous les petits espoirs qu'il y avait sous sa main ; ils avaient cassé l'un après l'autre comme des branches sèches. On n'a pas même le temps de bien s'aimer ; le temps de s'aimer est comme un éclair...
À la fontaine, les laveuses lavaient le linge. Elles frottaient des deux mains sur la planche lisse, le savon faisait sa mousse, et l'eau était bleue et douce d'odeur. On a beaucoup d'ouvrage le matin. Une femme s'en revenait de la boutique avec une livre de sucre. Une autre balayait devant sa porte. Une grande fille menait un bébé par la main. On entendait le menuisier raboter dans sa boutique. Il faisait un petit temps gris un peu frais, et il soufflait un rien de bise. Le ciel avait des nuages blancs tout ronds qui se touchaient comme les pavés devant les écuries. Les vaches dans les champs branlaient leurs sonnailles de tous les côtés.
Et une des laveuses, dit en rinçant le linge :
- C'est le treize aujourd'hui.
- Non, dit une autre, c'est le quatorze.
- Tant mieux
- Moi, reprit une troisième, moi je vous dis que c'est le treize.
À ce moment Aline passa. Elles s'arrêtèrent toutes de causer.
Julien coupait du bois près de la porte de la grange, derrière la maison. Des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. À gauche, le verger rejoignait la campagne. On voyait par le trou des branches les pommes rouges d'un pommier tardif. Les autres n'avaient plus de fruits et presque plus de feuilles. Julien travaillait sans se presser, étant chez lui. Il avait ôté son gilet, parce que le mouvement donne chaud. Sa hache montait et retombait ; à chaque coup, il fendait une bûche. Et, quand Aline arriva, il resta une bonne minute comme il était, sa hache à la main.
Un pigeon s'envola au-dessus de leurs têtes. Julien ouvrit la bouche comme pour parler, mais il ne dit rien. Elle non plus ne dit rien au commencement, mais ensuite les paroles lui vinrent aux lèvres comme l'eau dans une pompe ; elles jaillirent toutes à la fois.
Tu ne sais pas, dit-elle, je voudrais bien que non... seulement... oui, c'est la vérité. Je n'étais pas sûre... C'est la première fois... Et puis il a bien fallu, n'est-ce pas ? Et puisque c'est toi, il valait mieux que je te dise tout de suite...
Elle parlait en tâtonnant avec ses mots comme une aveugle avec ses mains. Elle tordait entre ses doigts les attaches de son tablier. Elle avait les pommettes rouges comme deux petits feux allumés. Elle avait un corsage de toile bleue, une vieille jupe brune.
Julien dit :
- Quoi ?
Elle montra son ventre.
Un second pigeon s'envola, Julien dit :
- Charrette !
Son coup s'enfonça dans sa nuque ; il avança la tête, comme un bélier qui va corner ; il se retint pourtant, pensant qu'Aline mentait peut-être ; il dit encore :
- Tu es folle !
Elle ne répondit pas.
Il dit :
- En es-tu sûre ?
- Oh ! oui.
- Sûre ? Sûre ?
- Oh ! oui.
Alors, il avança de nouveau la tête, et dit :
- Eh bien, tu n'es qu'une grosse bête ; ça ne ma regarde plus.
Et, jetant sa hache, il s'en alla..."
C.F.Ramuz, extrait de " Aline " 1905, Éditions Marabout, 1978. Du même auteur, dans Le Lecturamak :