" Dites-moi votre avis : ne pensez-vous pas que le lecteur n'assimile que des parties et de manière partielle ? Il lit une petite partie, un morceau, puis il s'arrête avant d'aborder le suivant, parfois même il commence par le milieu ou par la fin et va à reculons vers le début. Plus d'une fois il parcourra quelques morceaux et abandonnera, non pas que ça ne l'intéresse pas, mais tout simplement une autre chose lui est venue à l'esprit. Et même s'il lisait le tout, pensez-vous qu'il concevra une vision globale et qu'il comprendra les relations harmonieuses des différentes parties s'il n'en est pas instruit par un spécialiste ? Ainsi un auteur doit peiner pendant des années, il coupe, il arrange, il enlève, il recolle, soufflant et suant, pour qu'un spécialiste dise au lecteur que la construction est bonne ? Mais allons plus loin, entrons dans le domaine de l'expérience personnelle. Est-ce qu'une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d'arracher quelqu'un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l'unité d'une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans la chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l'écrivain est gâchée à cause d'un frère, d'une mouche ou d'un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n'a plus de queue pour se protéger ? Considérons ceci de surcroît : cette oeuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d'un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu'une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette oeuvre, et encore partiellement ?
Il est difficile de ne pas plaisanter à ce sujet. Les plaisanteries viennent d'elles-mêmes. Nous avons appris depuis longtemps à nous débarrasser par la moquerie de ce qui nous moque trop cruellement. Un génie sérieux viendra-t-il un jour pour regarder en face les petitesses concrètes de l'existence sans éclater d'un rire obtus ? Et qui saura opposer à ces petitesses sa grandeur ? Eh toi, mon style, trop pétillant, trop léger !
Remarquons encore (pour boire jusqu'à la lie le calice de la partie) que ces canons et principes de construction auxquels nous sommes asservis sont dus à une partie seulement de la société, et encore une partie très secondaire. Une partie insignifiante du monde, un groupe réduit de spécialistes et d'esthètes, un microcosme gros comme le petit doigt, qui pourrait tenir tout entier dans une seule salle de café, se remue en vase clos et produit des postulats de plus en plus raffinés. Bien pis, ces goûts ne sont même pas authentiques : votre construction ne plaît qu'en partie à ces gens, ils préfèrent pour une plus large part leur propre science en matière de constructions. L'artiste doit-il donc faire tant d'efforts en ce domaine pour que le connaisseur puisse étaler ses capacités ?
Chut ! Attention, mystère, voici un créateur de cinquante ans qui crée, à genoux devant l'autel de l'Art, en pensant au chef-d'oeuvre, à l'harmonie, à la précision, à la beauté, à l'âme et au triomphe ; voici un connaisseur qui s'y connaît, qui approfondit avec profondeur la création du créateur, laquelle parvient au lecteur - et ce qui avait été enfanté dans une totale douleur est accueilli de la façon la plus partielle, entre un coup de téléphone et une côtelette. D'un côté l'écrivain donne son âme, son cœur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l'autre le lecteur n'en veut pas, ou s'il veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu'au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d'un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d'appartement...
Witold Gombrowicz, extrait de " Ferydurke", 1937, Folio 2013. Du même auteur, dans Le Lecturamak :