Novembre est le mois de l’année qui me fait entrer dans la nuit. Chaque matin, je me lève bien avant le lever du soleil et, chaque soir, je me couche bien après son coucher : impossible d’échapper à l’obscurité extérieure !
Désorientée par ces jours qui se font de plus en plus courts, j’attends patiemment l’arrivée de l’Avent qui m’orientera, en décembre, vers la lumière de Noël. En attendant de me laisser guider par ce phare, je suis invitée à vivre sans boussole le mystère de la mer, tantôt calme tantôt démontée, de la nuit. Elle vient me rappeler que ma vie est tissée de fils de toutes couleurs, du plus sombre au plus lumineux.
Croître en vérité
Si je parle de mer calme ou démontée, c’est que la nuit, pour moi, n’est pas faite d’air, de feu ou de terre, mais bien d’eau ! La nuit est froide et humide, comme l’est l’atmosphère pluvieuse de novembre. Elle m’offre la profondeur et l’obscurité de ses eaux, où je n’ai plus qu’à embarquer, à voguer, à plonger, à marcher, selon la visibilité des jours. Ces eaux ne conduisent pas à la mort ; au contraire, elles sont matricielles. Elles retiennent, pour façonner en elles, tout ce dont j’ai à faire le deuil : ce qui a disparu à tout jamais de ma vie, comme ce qui n’y est jamais apparu, faute d’avoir été attendu, désiré et accueilli.
Ce travail du deuil est vital : c’est lui qui me garde vivante, marchant éveillée et confiante sur mon chemin. Comme nous l’a dit Jésus, « tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé » : tout ce qui n’est pas aimé, pardonné, traversé, honoré n’est pas sauvé. Consacrer symboliquement un mois de l’année à la mer calme ou démontée de la nuit est donc essentiel pour croître en vérité. J’accepte alors de naviguer entre disparition et apparition. J’apprends à laisser partir dans les profondeurs ce qui est mort, et à faire remonter à la surface ce qui désire vivre et venir au jour pour connaître la pleine lumière.
Comment naviguer ainsi entre disparition et apparition ? En dansant dans la nuit ! Chaque novembre, je pose sur ma table de travail une photographie d’aurore boréale. Pour les Inuits, ces lumières du Grand Nord sont en effet les âmes des enfants non nés qui dansent dans la nuit polaire. N’ayant jamais quitté le ventre de leur mère, ils ne savent pas quitter celui de la Terre, et tambourinent ainsi à la porte du Ciel. Contempler cette image m’incite à ouvrir le ventre de la nuit pour délivrer ce qui cherche à mourir ou à naître. Elle me dit que je souffre moins du manque de lumière, que d’un manque de danse.
Assembler ce qui a disparu
Qui dit danse, dit musique ! Novembre est le mois de l’année où j’écoute le plus de musique, dans le noir de la nuit tombée. Tendre l’oreille devient essentiel pour suivre tous les vagues à l’âme qui m’habitent, comme si l’ouïe se faisait plus fine lorsque la visibilité diminue. Il est vrai que seule la musique, qu’elle soit vocale ou instrumentale, permet de chasser les nuages qui cachent l’infini de l’Univers et la lumière des étoiles. Seule la musique permet à ce qui est agité par les vagues de crier, de pleurer, d’invoquer, de chanter.
Cette année, j’ai joint à la danse et à la musique, une eau florale de rose. J’ai appris en effet que les Mexicains répandent dans leur maison, lors de la fête des morts, des pétales de fleurs pour que leur parfum balise un chemin et guide ceux qui sont morts jusqu’à la table commune. Il est vrai que les vivants et les morts s’assemblent dans une même communion des saints.
Et n’est-ce pas cela la vocation vespérale de novembre ? Assembler à la nuit tombée ce qui a disparu à tout jamais et ce qui n’est jamais apparu, pour que ce mot « jamais » ne fasse plus obstacle au désir de vivre et à la joie du cœur. Un désir et une joie qui auront tout le temps de l’Avent pour dissiper la nuit et laisser naître le jour.
Charlotte Jousseaume est écrivaine. Elle anime des ateliers d’écriture et a publié Le silence est ma joie (Albin Michel), Quatuor mystique (Cerf), Et le miroir brûla (Cerf) et J’ai marché sur l’écume du ciel (Salvator).
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source : La vie novembre 2022