(Note de lecture) Vincent La Soudière, Eschaton, Ici finit le règne de l'homme, par Marc Wetzel.

Par Florence Trocmé


(Note de lecture) Vincent La Soudière, Eschaton, Ici finit le règne de l'homme,
par Marc Wetzel.

Vincent La Soudière (1939-1993) a, toute sa vie, rêvé de révéler, rédiger et partager le Parcours apocalyptique de l'espèce humaine. Sylvia Massias, la meilleure spécialiste de son œuvre, a résolu de transformer en livre organisé, synthétique et fidèle, 113 textes par elle choisis dans les très nombreux écrits inédits qui traitent particulièrement de ce thème (Eschaton – l'extrémité chrétienne de l'histoire) dominant du poète. C'est là, bien sûr, un pari (qui peut sonner comme un défi) délicat – que les compétents discuteront –, et redoutable – car la stupéfiante matière du livre explose ainsi, pour nous, comme méthodiquement, comme un rigoureux miracle, l'admirable tenue d'écriture du poète comme mise au service ici d'un génial mouvement de pensée.
Sur cette poésie de la fin du règne humain, trois simples remarques :
Première certitude, c'est une poésie spirituelle. L'auteur le dit (p. 217) : poésie, c'est saisir en mots l'intimité des choses pour que celle-ci nous attire – mieux que notre conscience même – vers le "Centre". Spiritualité, c'est, réciproquement, profiter de notre extériorité à nous-même (que la moindre pensée inconsciente trahit et nous révèle) pour atteindre l'extériorité réelle et universelle. Décentrement apparent, "puisqu'on adhère ainsi à l'Axe de l'Univers", nous faisant "inébranlables et pauvres" dans cet "abandon à l'Acte qui nous crée, nous soutient et nous fonde". S'adressant directement à "l'abîme de la Déité", La Soudière avoue familièrement : "Rien d'autre que Toi ne pouvait m'offrir le monde. Nul, sinon Toi seul, ne pouvait m'éveiller à la terre" (p. 219).
Deuxième certitude, ce Dieu n'a pas l'Absolu facile. "La Gloire de Dieu s'avance sur le fil du Néant entouré d'abîmes de ténèbre. Il est le Risque absolu d'abord en Lui-même" (p. 220). La Gloire de Dieu est loin d'être Jouissance garantie, parfaite Intelligence de soi de l'intelligible (comme chez Thomas d'Aquin) et Réputation éternelle : elle est, à l'inverse, infiniment "fragile", la moins assurée des avancées, car personne ne peut se porter garant d'elle. "Gloire resplendissante suspendue à un fil" : il n'y a rien au-dessus pour en attester, la relayer, soutenir le suprême "funambule de Lui-même". Dieu, écrit le poète, "exulte dans un vide qui le menace", car "son plus grand risque est sa Béatitude même bâtie sur le vide, contre le vide suprêmement actif, mais qui perd la partie à chaque instant". "Au terme", ajoute-t-il, seulement et peut-être, "Tu seras roi reconnu " (p. 220-221).
Troisième (radicale) conviction : l'encouragement poétique (à la fois humble et martial) au libre devenir de Dieu. Tous (de toutes conditions, sensibilités et époques) écrit-il, "nous rôdons autour du Mystère", "nous tournons inlassablement autour de ce gros fruit inconnu qui nous fascine dans sa nuit et son retrait " (p. 212). L'histoire de l'humanité frôle ce Mystère, mais croit, à tort, faire plus que l'"égratigner". Lui, le Mystère, est comme impassible dans son propre drame. "Il ne fait pas un geste pour se protéger, pas un geste pour se proposer – c'est nous qui, telle une ruche affolée, nous entre-déchirons à son propos" (p. 213). Et là une abeille sort du rang, et l'interpelle : "Te donneras-tu jamais en ton ipséité ? Viens ! Viens ! Ou bien annule notre songe" (p. 215). Il y a là comme des cris de supporter pour encourager, au bord de la route du Temps, l'unique coureur d'un Tour de Lui-même, lui intimant, littéralement, de mieux nous venir : "Décide-toi, Dieu !" (n'attends pas, précise-t-il, que nous puissions t'offrir autre chose que nos afflictions). "Sors de ta Perfection", "Fais le Premier Pas. Nous nous sommes rendus. Prends-nous entre Tes bras éternels. Cesse, enfin, de n'être que la Nuit" (p. 216).  Et même : "Nous T'avons cherché.  À toi de nous trouver" (p. 216).
L'homme qui s'est suicidé, à 54 ans, en se jetant dans la Seine n'a pas eu le courage de vaincre sa propre dévastation, mais il a eu celui de comprendre la Dévastation générale dans et par l'assomption de la sienne propre (comme la dernière partie d'Eschaton, qu'on laissera, s'il vous plaît, découvrir, le montre et l'écrit) :
"La proximité du désastre est ma boule de cristal, le miroir où j'apprends toutes choses - et moi-même, ma propre vie... Ma propre douleur, mes insatisfactions, ma faiblesse, ma honte disparaissent et se volatilisent dans une Faiblesse plus haute - littéralement mondiale. Ma faiblesse particulière est aspirée, transférée par et dans un bouleversement infiniment plus vaste, qui alors l'abolit et en même temps l'assume" (p. 236).
Comme sa dense et claire Présentation (pages 7 à 42) en convaincra le lecteur, l'œuvre de composition ici proposée par Sylvia Massias témoigne d'une humilité et d'une intégrité rares. Il semble bien que la voix de Vincent La Soudière ait enfin trouvé, en ce patient et décisif travail, sa paix et son ordre. Et (mais à nous alors de jouer) son avenir.
Marc Wetzel
Vincent La Soudière, Eschaton, Ici finit le règne de l'homme, texte établi, présenté et annoté par Sylvia Massias, La Coopérative, 2022, 320 pages, 22€
"Mon âme est partie au loin ; et je sais pourquoi. Il n'en reste que la place, la plaque d’arrachement ; qui vibre encore comme une branche qu'un oiseau a quittée." (p. 176)
"J'ouvre le rouleau de papyrus de mes gloires récentes. Et je vois que nous sommes faits pour trahir et nous démettre. L'épidémie d'être quelqu'un s'est étendue depuis la pomme du jardin. Seuls de tous nos ancêtres à avoir subi défaite sur défaite et châtiment sur châtiment. Le malheur s'est installé chez nous à demeure, comme une seconde nature. Nulle science n'est parvenue et ne parviendra jamais à le conjurer. Cancer de l'univers, nous avons inventé le mal. Mais heureusement nous sommes tous mortels, et il subsistera un dernier hominien qui mourra dans les convulsions ou l'esclaffement." (p. 93)
"Je suis contemporain du pèlerinage arrêté. J'adhère au supplice invisible qui déjà fait grimacer l'espace. Sur le sabordage du temps je pose mon regard sabordé. Aux haillons spirituels qui pendent autour de moi, j'ajoute aussi les miens. Je crois voir la lame de fond qui revient sur nous, qui éclabousse déjà nos pensées naissantes. Plus besoin d'élever ma torche, car il fait grand jour dans ce désert – où je n'aperçois plus aucune ombre." (p. 113)
"Voilà, peut-être, la raison cachée – occulte – des antagonismes entre les individus, comme entre les peuples ; chaque homme est le centre d'une planète pas encore née. (...) Au regard de cette hypothétique harmonie de mondes futurs (autant de mondes que d'individus), nos existences présentes (celles de l'Histoire) se trouvent dans un état de chaos primordial ; un second chaos – aussi indistinct, aussi obscur, aussi informe que le premier (la période galaxique de notre monde) –, et où nous figurons les éléments à la fois informes et déchaînés, amorphe limon et combat incessant." (p.147-8)
"Ô hommes et femmes du passé, si vous n'étiez pas encore présents à mon chevet, au chevet de mes contemporains, en effluves invisibles, en chuchotements innombrables, en musiques feutrées, en brouhaha actif, je serais mort depuis longtemps - et mon siècle avec moi. Car ma grande soif va vers vous, dont je sens l'inépuisable générosité qui s'exerce à travers le grincement des moulins et le roulis des galères. Nous, nous sommes bien à la pointe du mât de l'histoire, en vigie - mais en vigie aveugle. Gardiens de rien. Sentinelles postées sur la banquise soufflante, sous les lumières suffocantes du chapiteau fissuré. Alors je me suis calmement assis sur le dépotoir de ce monde. Et les vagues des temps anciens sont venues l'envelopper de fumées." (p. 191)