(Note de lecture) Jean-Pierre Burgart, Peindre, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


(Note de lecture) Jean-Pierre Burgart, Peindre, par Michaël Bishop

L’œuvre peinte de Jean-Pierre Burgart, admirable, originale, sereinement belle, a été commentée avec intelligence et sensibilité dans les trois essais de Daniel Blanchard, Manuel Cajal et Marie Gatard, donnés après le texte de Burgart. Mais, me semble-t-il, elle attendait toujours patiente, modeste et silencieuse dans sa géniale facture, ce beau livre, avec ses splendides illustrations, afin que l’on puisse pénétrer plus profondément dans l’intime espace de sa fabrique, comme de sa conception.
Infiniment diversifiées, idéellement comme dans leur confection, leur façonnement, s’avèrent les grandes œuvres picturales de la modernité. On n’a qu’à penser à Bourgeois, Garouste, Saint Phalle, Raysse, Titus-Carmel, Deblé, Viallat, Pignon-Ernest, pour s’en convaincre. L’art est radicalement subjectif, jaillit d’une psychologie, inimitable, complexe, mouvante, unique, fuyant écoles, ismes, tout ce qui voudrait contraindre ce nœud intérieur, spirituel d’un être donné. Au sein de la démarche de Jean-Pierre Burgart, un besoin inéradicable de « ressemblance », lié à une volonté de beauté. Ressembler : rêver d’une coïncidence de l’art et de l’être; poursuivre les exigences d’un faire, d’un poïein d’où naîtrait, impossible et pourtant intimement frôlé, caressé, ce « torrent de fraîcheur et de transparence inaltérables, indicibles [en harmonie avec] le sentiment de réalité [que la peinture sait] susciter en moi » (8). Ce sera le faire lui-même, l’acte de peindre sur le lieu de la peinture, qui répondra aux questions pratiques qui surgissent incessamment. Le comment-faire domine ici. Ni le pourquoi, instinctuel, inné, spirituel au sens large; ni le quoi, de pertinence très relative. Citant Zhang Zao, dans la traduction de François Cheng, Burgart suggère que le comment se conçoit, précis et superbement zen, ainsi : « Au dehors, prendre modèle sur la création : à l’intérieur, suivre la source de l’âme » (12). Comprendre la figuration du peint, c’est, pour Burgart, poète également, comme on sait – et on oublie facilement à quel point ceci est vrai, quoique sur un mode distinctif qu’il faudrait ailleurs articuler, pour la poésie écrite –, vivre cette « oscillation », cette « vibration », entre l’illusion et une désillusion « [d’où] naît la peinture, sa beauté, sa plénitude » (15, je souligne).
Les objets représentés dans les tableaux, presque toujours sans titre, de Jean-Pierre Burgart ne sont pas choisis pour des raisons sentimentales, pour leur importance intrinsèque, mais plutôt « en fonction de qualités plastiques » (17). « Je peins, ajoute-t-il, les attributs des journées qui passent, de la mémoire et de l’oubli, de la présence et de l’absence » (17). Rien d’anecdotique. Ou, dirais-je, un fragment du récit d’un regard sur notre étance, de la belle et lumineuse étrangeté d’un certain être-au-monde. Ce qui entraîne pour Burgart une fine méditation sur le mode figuratif, ce geste qui peint « le passage de la perception à l’onirisme, [révélant] le rêvé, l’imaginé, dans le perçu » (19). C’est sans doute la matérialisation d’un tel geste qui fait que les tableaux de Burgart gardent indéfiniment, dans la mouvante luminosité où ils émergent et où ils replongent incessamment, une qualité d’ « inépuisabilité » que l’on ne trouve que rarement dans une peinture figurative. Peindre ouvrirait, lit-on, la « question sans fin [de] la relation énigmatique qui relie les signes de toute nature entre eux à l’intérieur des systèmes auxquels ils appartiennent, et à ceux dont ils sont le signe » (23). En cela la peinture serait simultanément figurative et abstraite, sans jamais reproduire la réalité visible extérieure. « On peint, écrit Jean-Pierre Burgart, pour savoir ce qu’on voit, ce qu’il en est du visible » (26), geste également, face à la « dérobade permanente de la réalité », afin de « m’assurer de ma propre existence et de celle du monde » (28). (Impossible ici de ne pas penser à la position de Titus-Carmel.)
Ce qui frappe surtout, et qui résulte de ce sentiment de retrait et de vacillement du réel, c’est la force avec laquelle Burgart insiste sur l’idée qu’il faut « oublier l’objet que je peins’ (32) afin de libérer « les désirs inconscients du peintre », non pas pour les comprendre, les « interpréter », mais pour « les faire accéder à une dimension symbolique » (33). C’est ainsi, écrit-il, que « la réalité que j’avais sous les yeux [n’est jamais conçue] comme un fait accompli », mais comme, plutôt, quelque chose qui « adv[iendrait] dans une image habitée par le temps » (38), un réel à peindre « avec son ignorance [qui] oblige à inventer », souligne Burgart, et, évoquant De Vinci, jamais avec sa technique, les ruses d’un savoir-faire qui risquerait de dominer, ‘condui[re] tout droit [à l’échec] » (44).
Un beau livre, richement concis, qui invitera à savourer un art rare, exceptionnel.

Michaël Bishop
Jean-Pierre Burgart. Peindre, Éditions Sens & Tonka, 2022, 84 pages.
Extrait de Peindre :
Il arrive souvent, presque chaque jour ces temps-ci, que l’actualité du monde nous prenne à la gorge, et le peintre ne peut manquer de s’interroger sur le bien-fondé de sa peinture. Il sait bien que ni la peinture, ni la poésie, ne changeront le monde. Mais sans elles, le monde serait encore pire.
Je serais incapable de dire quel est le ‘sens’ de la mienne, ni même si elle en a un. Il me semble qu’elle en a de moins en moins chaque jour, et que cette perte de sens est précisément ce qui la porte, la fonde, la justifie.